: Témoignages "Je vais devoir financer son enfermement ? C'est insensé" : les familles de détenus redoutent le retour des frais d'incarcération
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Le ministre de la Justice souhaite faire "contribuer" les détenus au coût de leur détention. Alors que la proposition de loi se profile, les familles perçoivent ce fardeau financier supplémentaire comme une "double peine".
"C'est nous qui allons payer, ce ne sont pas les détenus. Et je pense qu'on paye déjà assez." Sandra*, 53 ans, peine à contenir sa colère face à l'idée de devoir contribuer aux frais d'incarcération de son fils, emprisonné depuis plus de quatre ans. Parce qu'elle sait déjà qui, en réalité, réglera l'addition. Cela fait "trop longtemps" qu'elle tient seule, depuis sa friterie, les comptes et la cadence : près de la moitié de ce qu'elle gagne file chaque mois derrière les murs. Café, lessive, pâtes, tabac… Elle prend en charge tout ce que l'administration pénitentiaire ne fournit pas. "Je préfère me priver moi que priver mon fils", lâche-t-elle dans un soupir. Dans ce contexte, la perspective d'une nouvelle ponction, même indirecte, la laisse amère.
Ce scénario redouté par Sandra se profile pourtant. Dans une lettre adressée au député LR Eric Pauget (Alpes-Maritimes) le 20 juin, le ministre de la Justice a acté son soutien à une future proposition de loi visant à rétablir les "frais d'incarcération", supprimés il y a plus de vingt ans. Si de 1975 à 2002, les frais d'entretien existaient déjà, ils ne concernaient que les détenus travailleurs, ponctionnés dans la limite de 30% de leur salaire. Cette fois, ce sont toutes les personnes incarcérées, y compris celles aidées par leurs proches, qui risquent d'être visées.
Un "principe de justice contributive"
Le courrier de Gérald Darmanin, que franceinfo a pu consulter, évoque un prélèvement progressif sur les ressources des détenus. Les mineurs, les indigents, les prévenus et les non-condamnés en seraient exclus. Soutenue par l'exécutif, cette proposition de loi va être inscrite "le plus rapidement possible" à l'ordre du jour du calendrier parlementaire, assure le ministre. "Cette démarche doit permettre de construire un dispositif (...) constitutionnellement sécurisé, qui réponde à une attente forte de la société", ajoute-t-il.
Le garde des Sceaux y défend “un principe de justice contributive”, tout en assurant qu'il ne s'agira pas de “fragiliser la dignité des personnes incarcérées ni leur parcours de réinsertion”. Un argumentaire contesté jusque dans les rangs judiciaires. Magistrats, associations et anciens ministres fustigent une réforme inégalitaire et déconnectée de la réalité du terrain. Dans des prisons surpeuplées où la majorité des détenus ne travaillent pas, les familles redoutent d'être une fois de plus les variables d'ajustement d'un système carcéral à bout de souffle.
Des prix "du double au triple" en détention
Car entre les murs, la vie coûte déjà cher. "A leur arrivée, les détenus reçoivent le minimum vital", explique Victorine Desprez, avocate en droit pénitentiaire. Un lit "s'il en reste", un matelas, de la literie "quand ils ont de la chance", "parfois" une brosse à dents et un tube de dentifrice. Deux repas par jour, trois douches par semaine. Pour se procurer les produits du quotidien, ils doivent "cantiner", c'est-à-dire passer commande sur le catalogue fourni par la prison. "Tout ce qu'ils veulent en plus passe par ce dispositif, y compris les produits d'hygiène comme du savon", précise l'avocate.
La note grimpe vite. Fixés par les prestataires partenaires de l'administration, les tarifs sont sans commune mesure avec ceux en vigueur hors des murs. "Ça peut varier du double au triple. J'ai eu un client qui s'est marié en prison, il a cantiné tout ce qu'il pouvait. Le petit paquet de M&M's était à 10 euros…", évoque-t-elle. Encore faut-il que les produits soient disponibles : les ruptures de stocks sont fréquentes, les quantités limitées et les disparités fortes d'un établissement à l'autre.
"Je suis admirative de la force des familles, qui se saignent pour que les détenus puissent s'acheter un savon à la vanille et aient une odeur familière sous la douche."
Victorine Desprez, avocateà franceinfo
Certaines prestations sociales sont suspendues en détention, rappelle l'Observatoire international des prisons. Par exemple, les allocations chômage s'interrompent au-delà de quinze jours et le versement du RSA après deux mois. Face à cette situation, ce sont les proches qui portent à bout de bras l'économie de la cellule. "J'ai un client afghan, sans famille, incarcéré en France, confie Victorine Desprez. En quatre mois, il a fondu. Il a perdu 20 kilos. Voilà la réalité de ceux qui n'ont pas de proches présents", assène l'avocate.
"Je calcule au centime près"
Charline*, 39 ans, aide-soignante, en sait quelque chose. Son conjoint purge une peine de dix-neuf mois. Elle travaille à plein temps, élève trois enfants, et consacre chaque mois 250 euros à son compagnon incarcéré. "Je dois me serrer la ceinture. Je calcule le moindre frais, au centime près", soupire-t-elle. Les sorties du week-end ont disparu, remplacées par trois allers-retours hebdomadaires au parloir, à une heure de route. Pendant ce temps, les factures d'électricité grimpent. "Si je dois dépenser encore plus demain, je ne sais pas comment je vais faire", souffle-t-elle.
"Il faut payer 10 euros de cabine téléphonique pour pouvoir se parler trente minutes, c'est pas tenable !"
Charline, conjointe de détenuà franceinfo
En Haute-Savoie, Sylvie Corfdir, présidente de la maison d'accueil des familles de la maison d'arrêt de Bonneville, échange chaque jour avec des proches en attente d'un parloir. Ils arrivent en avance, comme le règlement l'impose, souvent les traits fatigués, les bras chargés et la tête ailleurs. Aux détours d'une conversation, certains craquent. "Une dame m'a dit : 'J'en ai marre de dire non aux enfants, de leur refuser le cinéma, tout, c'est épuisant.'" D'autres poussent le sacrifice à l'extrême. La bénévole cite cette mère, trois boulots à la chaîne : usine de décolletage à l'aube, caisse de supermarché l'après-midi, ménages le week-end. "Elle ne se reposait jamais pour que son fils puisse cantiner."
D'après Sylvie Corfdir, cette charge financière s'accroît en l'absence de revenu côté détenus. "Ce qui use les familles, c'est qu'il n'y a pas de travail en prison. Du coup, elles se sentent obligées de compenser", interprète-t-elle.
Travailler en détention, un privilège
A 29 ans, Dimitri* ne supportait plus de tendre la main vers sa mère pour acheter du papier toilette, des sacs-poubelle ou un paquet de cigarettes. "Il s'en voulait, il était mal à l'aise", relate sa mère Nathalie*, commerçante, qui a dû accepter des heures supplémentaires le dimanche pour couvrir les frais du quotidien carcéral. Condamné à dix-huit mois de prison pour "harcèlement" en mai, il a décroché un emploi en détention au bout de quelques semaines : plier des cartons pour 3 euros de l'heure. Depuis qu'il travaille, la pression retombe un peu.
"Il m'a dit : 'Maman, ça va te soulager'. Ça l'occupe et il peut prendre une douche tous les jours."
Nathalie, mère de détenuà franceinfo
Lexie*, 43 ans, assistante administrative, parcourt chaque week-end une centaine de kilomètres pour rendre visite à son compagnon, condamné à trente-deux mois de prison pour "ivresse au volant" et "délit de fuite" dans un contexte de récidive. Au début de sa peine, il travaillait "dans un atelier de mosaïques", ce qui lui permettait de cantiner et d'être autonome. Mais depuis son transfert, il attend un nouveau poste. "Si tout le monde pouvait travailler, il n'y aurait pas de problèmes pour payer, mais c'est loin d'être le cas", déplore Lexie, qui dénonce une "double peine" : l'enfermement pour l'un, l'épuisement pour l'autre.
Dans un système où accéder à un emploi relève du parcours du combattant, travailler reste un privilège. Les postes sont rares, l'attente parfois très longue et les critères d'attribution particulièrement stricts. Seuls 31% des détenus parviennent à obtenir un emploi, selon le ministère de la Justice. Pour les autres, le quotidien repose sur la solidarité des proches. Et ces aides familiales sont elles-mêmes encadrées par un système de prélèvements. En dessous de 200 euros mensuels reçus, rien n'est ponctionné. Au-delà, un pourcentage est prélevé pour indemniser les parties civiles, puis 10% sont affectés au pécule de libération, destiné à faciliter sa réinsertion à la sortie.
Des conditions de détention "épouvantables"
Depuis que son fils a été condamné à vingt mois de prison pour "trafic de stupéfiants", le quotidien de Karen* est rythmé par ces calculs : combien envoyer pour qu'il ne manque de rien ? "On ne peut pas survivre sans argent en prison", plaide cette directrice d'études de 64 ans. Alors, elle vire, elle compte, elle compense. L'équation est aussi financière que psychique : son fils n'a "aucune empathie", la sollicite sans relâche et la "culpabilise". "Tu me laisses en galère, je n'ai pas de gel douche à cause de toi, tu dois payer mes cigarettes si tu ne veux pas que je devienne fou." Autant de phrases qui la hantent, quand elle rentre d'un parloir. Elle préfère toutefois encaisser ce "chantage permanent" plutôt que l'abandonner.
Elle sait pourtant que ses virements ne le sauveront pas. Diplômé en droit, "immature et instable", son fils semble incapable de se remettre en question. "Quand je lui dis : 'Tu sais que je t'envoie 40% de ce que je gagne', il me répond : 'Je m'en fiche, paie, c'est normal.'" Alors, quand Karen entend parler du rétablissement des frais d'incarcération, sa colère explose. "Mon fils a déjà 5 000 euros d'amende, que je rembourse. Et maintenant, je vais en plus devoir financer son enfermement ? Là où son état se dégrade ? Non. C'est insensé", tranche la sexagénaire.
Karen n'est pas la seule à crier à l'absurdité, dans un contexte de surpopulation carcérale qui atteint 135% au 1er juin 2025, selon le ministère de la Justice. Avocat pénaliste, Camille Radot ne comprend pas non plus qu'on "impose aux gens de participer à des frais d'incarcération pour être détenus dans des conditions épouvantables". "Celui qui vit au milieu des rats, dort par terre, ne peut pas se doucher, n'a pas de toilettes, n'a pas d'accès aux soins… On va lui demander de payer pour ça ?"
*Les prénoms ont été modifiés.
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