Procès de Joël Le Scouarnec : une affaire "entrée par effraction" dans la vie de nombreuses victimes, sans souvenirs d'actes subis sous anesthésie

Article rédigé par Catherine Fournier
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 12min
Une grande partie des 299 victimes recensées étaient sous anesthésie générale ou en phase de réveil lors des agressions sexuelles et viols décrits par Joël Le Scouarnec dans ses carnets. (PAULINE LE NOURS / FRANCEINFO)
Une grande partie des 299 victimes recensées étaient sous anesthésie générale ou en phase de réveil lors des agressions sexuelles et viols décrits par Joël Le Scouarnec dans ses carnets. (PAULINE LE NOURS / FRANCEINFO)

L'ancien chirurgien de 74 ans est jugé pour des viols ou agressions sexuelles sur 299 patients, mineurs pour la plupart. Les parties civiles commencent à témoigner à partir de jeudi.

Sandrine* est en congé maternité, en ce début du mois de juillet 2019, quand la sonnerie de son téléphone la tire de sa lecture. La trentenaire, dont le bébé dort "juste à côté", entend un gendarme se présenter à l'autre bout du fil. Sans préambule, il lui annonce qu'elle a été "victime d'un viol" par le chirurgien Joël Le Scouarnec, lors de son opération de l'appendicite en février 1995 à Vannes (Morbihan). Sandrine avait alors 10 ans. Après avoir cru à une "blague de mauvais goût", cette mère de famille se sent submergée par "un tsunami émotionnel". Elle ignorait tout de ce viol dont elle n'a aucun souvenir.

Près de six ans plus tard, Sandrine s'apprête à raconter ce moment de bascule dans sa vie devant la cour criminelle du Morbihan, au procès de Joël Le Scouarnec. Une semaine et demie après son ouverture, les parties civiles commencent à être entendues à la barre à partir du jeudi 6 mars. La majorité des 299 victimes recensées avaient moins de 15 ans au moment des agressions sexuelles et des viols dont le médecin est accusé, décrits minutieusement dans des carnets pendant plus de 25 ans. Un grand nombre était sous anesthésie générale ou en phase de réveil.

L'explication de troubles jusque-là incompris

Pour beaucoup, la révélation des faits a agi comme un coup de tonnerre dans un ciel plus ou moins sans nuages. Parmi ces victimes endormies ou dont la conscience était encore altérée par les substances administrées pour l'intervention, l'avocate Louise Aubret-Lebas, qui représente 14 parties civiles, distingue deux catégories. Certaines ont "compris rétrospectivement beaucoup de choses de leur parcours de vie" après avoir appris qu'elles figuraient dans les carnets de Joël Le Scouarnec. Elles présentaient notamment "des difficultés dans leur vie sexuelle", un mal-être, sans en comprendre l'origine. C'est le cas de Guillaume*, opéré à l'âge de 12 ans par le chirurgien à l'hôpital de Quimperlé et contacté par les enquêteurs quand il en avait 25. "Je préfère savoir parce que je pense qu'à 30 ans, je me serai tiré une balle dans la tête, avait-il confié à franceinfo peu de temps après l'éclatement de l'affaire. J'avais l'impression que ce mal-être était inhérent à moi-même, que ça allait tout le temps rester comme ça. Heureusement, la solution est arrivée à point nommé."

D'autres, poursuit Louise Aubret-Lebas, "n'ont pas eu de troubles pendant l'enfance ou l'adolescence" après avoir croisé la route de Joël Le Scouarnec. Ils ont continué à construire leur vie jusqu'à "l'annonce" des gendarmes. C'est le cas de sa cliente Sandrine. Quand elle est allée porter plainte, quelques semaines après avoir reçu le terrible coup de fil de la gendarmerie, "on m'a lu la ligne qui me concernait dans les carnets. Il y avait très peu de choses, ce qui m'arrange", raconte-t-elle.

"Les faits en eux-mêmes, je n'en ai aucun souvenir, je n'en ai toujours pas et je ne souhaite pas en avoir."

Sandrine, partie civile au procès de Joël Le Scouarnec

à franceinfo

Cette absence de souvenirs après une agression sexuelle ou un viol n'est pas sans évoquer l'affaire des viols de Mazan, dont le procès s'est tenu fin 2024 et qui a mis en lumière la problématique de la soumission chimique. La victime, Gisèle Pelicot, a été droguée par son mari et violée par des dizaines d'hommes pendant plusieurs années. Comme Joël Le Scouarnec, son mari Dominique Pelicot avait conservé et collectionné les preuves de ses agissements, sous forme de vidéos cette fois-ci. "La victime est rattrapée par les éléments de preuve. Elle sait qu'elle a été agressée, elle ne peut pas le contourner psychiquement", observe Anne Martinat Sainte-Beuve, médecin expert auprès de la cour d'appel de Versailles, qui a réalisé l'examen gynécologique de Gisèle Pelicot. "Savoir que notre corps a servi d'objet sexuel est traumatisant. Madame Pelicot a essayé de s'y soustraire, elle m'a dit 'Je ne voulais pas y croire'. Elle a bien été obligée d'y faire face."

Un état de "vulnérabilité chimique"

Dans le dossier Le Scouarnec, les victimes étaient davantage dans une situation de "vulnérabilité chimique", dans la mesure où le chirurgien est accusé d'avoir profité de l'état de sommeil ou de semi-conscience de ses patients pour passer à l'acte, explique Leïla Chaouachi, fondatrice du Centre de référence sur les agressions facilitées par les substances (Crafs). Comme la soumission chimique, le fait d'abuser de cet état de vulnérabilité, quand bien même l'administration de substances – alcool, drogue, médicaments – est consentie, constitue "un facteur aggravant au regard de la loi", rappelle la spécialiste. "On a tendance à considérer que l'agresseur agit par opportunité, mais cela ne signifie pas pour autant l'absence de préméditation", relève Leïla Chaouachi. Dans ses carnets, Joël Le Scouarnec explique avoir agi au bloc opératoire ou en salle de réveil pour les patients les plus âgés, sachant qu'il aurait été plus difficile de "les toucher" sans qu'ils "se posent trop de questions". Il a par ailleurs concédé lors de son interrogatoire mardi, avoir eu recours à la  soumission chimique sur l'une de ses victimes féminines. 

Preuve que le sujet s'impose de plus en plus dans le débat public, le procès du chirurgien sera abordé lors d'une audition sur la soumission chimique au Parlement européen le 9 avril. "On veut couvrir le problème sous toutes ses formes, y compris dans le milieu médical", explique une source parlementaire à franceinfo. Qu'il s'agisse de soumission ou de vulnérabilité chimique, ces victimes sans souvenir partagent souvent une même "culpabilité", reprend Leïla Chaouachi.

"Cela complexifie la prise de parole, la conscientisation du statut de victime et le recours au dépôt de plainte. Les victimes nous disent : 'Je ne connais pas moi-même mon histoire, comment voulez-vous que je l'explique aux enquêteurs ?'"

Leïla Chaouachi, spécialiste des agressions facilitées par les substances

à franceinfo

Sandrine témoigne de ce sentiment d'"illégitimité" lié à l'effet "trou noir" : "Je ne ressens pas le fait d'être victime dans mon corps, ni dans ma chair." Pourtant, après le "choc" de l'annonce, elle a souffert pendant six mois "d'anxiété, de troubles du sommeil et d'un blocage dans l'intimité. Je voulais que personne ne m'approche ou ne me touche". La psychologue qui l'a examinée a diagnostiqué un trouble de stress post-traumatique consécutif à "la révélation des faits". Au point que Sandrine et ses proches se sont un temps demandés pourquoi la justice était "venue la chercher" alors que "tout allait bien dans sa vie".

"Des images mentales se sont créées"

Cet argument pourrait être repris par la défense de Joël Le Scouarnec pendant le procès. Lors de son interrogatoire sur les faits concernant Sandrine, l'accusé avait ainsi déclaré aux enquêteurs : "Ce n'est pas pour me défiler ou me dédouaner, mais un certain nombre de traumatismes sont liés non pas aux faits eux-mêmes, mais à leur révélation plusieurs années après par l'enquête judiciaire." 

De quoi faire bondir Céline Astolfe, avocate de l'association Fondation pour l'enfance, qui s'est portée partie civile : "Cette affaire est entrée par effraction dans la vie de nombreuses victimes. On imagine la déflagration que cela peut représenter et les conséquences collatérales pour la famille." Si elle reconnaît que "certaines victimes auraient peut-être fait le choix de ne pas savoir qu'elles l'étaient", la pénaliste insiste sur "la singularité" de cette affaire. "On arrive aux victimes par l'auteur, ce qui n'est pas le quotidien d'un enquêteur, pointe-t-elle. Cela n'a pas été un travail facile de remonter jusqu'à elles et de le leur annoncer."

"On ne peut pas priver ces victimes de ce passé-là au prétexte qu'elles étaient sous anesthésie ou dans une incapacité de se souvenir", abonde Christophe Michaud, avocat de Jérémie*, 37 ans. Son client a été opéré par Joël Le Scouarnec en 2003, à Vannes, alors qu'il avait 14 ans. Dans ses carnets, le chirurgien décrit une agression sexuelle commise au bloc opératoire. La lecture de cet extrait "assez développé, avec des détails crus" a "eu un certain impact" sur la vie de Jérémie, souligne son avocat. "Des images mentales se sont créées. C'est une histoire qui paraît avoir été écrite sans lui, mais dont il est un personnage, une victime."

"C'est une douleur sans souvenirs, mais elle n'en est pas moins réelle."

Christophe Michaud, avocat de Jérémie

à franceinfo

Alors qu'il venait d'être papa, Jérémie a développé des craintes par rapport à son enfant, "avec une difficulté à faire confiance à des praticiens et une angoisse à le confier", développe son conseil. Même s'il a choisi de porter plainte et d'être représenté, le trentenaire ne viendra pas déposer à l'audience, dans un souci de mettre de "la distance" avec l'affaire et le procès.

Un statut de victime à se réapproprier

Sandrine, elle, ira finalement raconter son histoire à la barre. Après avoir "rejeté" son statut de victime, de peur qu'il prenne trop de "place dans sa vie", elle se l'est réapproprié. "Aujourd'hui, je ne regrette pas que la justice soit venue me chercher", glisse-t-elle, assurant ne "plus appréhender" de voir Joël Le Scouarnec dans le box. "Il y a cinq ans, il avait une espèce de stature d'ogre mythologique. Maintenant, je le vois pour ce qu'il est, quelqu'un d'éduqué qui a choisi de laisser ses plus bas instincts le dominer et a abusé de son pouvoir jusqu'au bout", estime-t-elle.

Elle portera aussi un message pour les aides-soignantes et les infirmières, qui "ne doivent pas s'en vouloir, car l'hôpital est organisé d'une telle manière qu'il est impossible pour elles d'aller dénoncer un chirurgien". Mais Sandrine s'adressera aussi à la petite fille de 10 ans qu'elle était : "J'ai envie de la prendre dans mes bras et de lui dire : 'Ça t'est arrivé, mais ça ne va pas détruire ta vie pour toujours.'"

* Les prénoms ont été modifiés


Si vous êtes un enfant en danger ou un adulte témoin d'une situation où un enfant est victime de violences sexuelles, physiques ou psychologiques, ou si vous souhaitez demander conseil, il existe un numéro national d’accueil téléphonique, confidentiel et gratuit : le 119 (ouvert 24h/24, 7j/7, numéro non visible sur les factures de téléphone, possibilité d'envoyer un message écrit au 119 via le formulaire à remplir en ligne ou d'entrer en relation via un tchat en ligne : allo119.gouv.fr). Pour les personnes sourdes et malentendantes, un dispositif spécifique est disponible sur le site allo 119.
Si vous êtes victime de violences sexistes et sexuelles, vous pouvez appeler le 3919. Le numéro est gratuit, anonyme, ouvert 24h/24 et 7j/7, accessible aux personnes sourdes et malentendantes.

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