Six questions pour comprendre la limitation du chalutage de fond dans les aires marines protégées, au cœur du sommet de l'océan à Nice

Article rédigé par Juliette Fekkar, Camille Adaoust
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 12min
Des pêcheurs à bord d'un chalut de fond, au large de Sète, dans le golfe du Lion, le 18 mars 2021. (MAXIME GRUSS / HANS LUCAS / AFP)
Des pêcheurs à bord d'un chalut de fond, au large de Sète, dans le golfe du Lion, le 18 mars 2021. (MAXIME GRUSS / HANS LUCAS / AFP)

Cette pratique de pêche, critiquée pour les dommages qu'elle engendre sur les habitats marins, est utilisée dans des zones pourtant protégées. Sous la pression des ONG et des scientifiques, le gouvernement français a fait des annonces qui n'ont pas toujours convaincu.

Le moment était attendu. Mardi 10 juin au soir, Emmanuel Macron est revenu sur la limitation du chalutage de fond dans les aires marines protégées (AMP), en plein sommet sur les océans à Nice"Pour interdire de telles pratiques, il faut passer à des protections plus fortes. Avant ce sommet, la France était à 4% de protection forte, elle va passer après à 14%", a-t-il déclaré sur France 2. Un sujet que le président avait déjà évoqué, le 7 juin : "Il y a des endroits où il faut limiter leur activité, qui en raclant le fond, vient perturber la biodiversité et des écosystèmes qu'il faut apprendre à protéger", avait argumenté le chef de l'Etat auprès de plusieurs quotidiens de la presse régionale. Sans toutefois parvenir à convaincre les ONG, qui ont critiqué le "manque d'ambition" de ces annonces. Impacts, ampleur de la pratique actuelle, réelle portée des annonces... Franceinfo revient sur ces enjeux en six questions. 

1C'est quoi le chalutage de fond ?

Le chalutage de fond consiste à traîner un filet sur le fond marin pour attraper des poissons, comme le montre cette visualisation de l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (Ifremer). "Cette technique est largement utilisée en raison de son efficacité pour capturer de grandes quantités de poissons en une seule opération", souligne Olivier Guyader, économiste maritime, dans une note publiée sur le site de l'Ifremer.

L'Ifremer illustre les différentes techniques de pêche, alors que le chalutage de fond a été largement discuté lors de la Conférence des Nations unies sur l'océan, à Nice du 9 au 13 juin 2025. (IFREMER)
L'Ifremer illustre les différentes techniques de pêche, alors que le chalutage de fond a été largement discuté lors de la Conférence des Nations unies sur l'océan, à Nice du 9 au 13 juin 2025. (IFREMER)

Elle est aussi largement critiquée pour son impact carbone, car très gourmande en carburant, et pour les dommages qu'elle engendre sur les habitats marins sensibles. "Un seul passage de chalut peut modifier profondément et durablement des habitats fragiles comme les récifs coralliens, le maërl et les herbiers, ou plus généralement les zones à écosystèmes marins vulnérables profonds", dépeint Lénaïck Menot, chercheur en océanographie biologique, dans la même note.

2Et les aires marines protégées ?

Deuxième élément de l'équation, une aire marine protégée est une zone dans laquelle des mesures sont mises en place pour préserver la biodiversité marine. En réglementant notamment les activités humaines, telles que la pêche, la plongée ou encore la plaisance. Réserves naturelles, parcs nationaux, zones Natura 2000... Sous divers noms, la France en compte 565, couvrant 33% de ses eaux contre moins de 2% en 2012. En 2022, les pays du monde entier se sont engagés à couvrir 30% des mers d'ici 2030.

Mais elles ne sont pas toutes protégées de la même façon, et c'est là tout l'objet des critiques adressées au gouvernement. Plusieurs niveaux existent. En France, les zones de protection dites "fortes" sont reconnues quand "les pressions engendrées par les activités humaines susceptibles de compromettre la conservation des enjeux écologiques sont absentes, évitées, supprimées ou fortement limitées, et ce de manière pérenne", selon un décret d'avril 2022. Ailleurs, la protection est partielle : certaines activités y sont autorisées, de façon régulée.

Mais rien n'indique clairement l'interdiction de la pêche industrielle – et donc du chalutage – dans les textes français, qui préfèrent des réglementations "au cas par cas". "La France a sa propre définition des aires marines protégées. Et aucun statut n'est aligné avec les recommandations scientifiques", déplore Raphaël Seguin, doctorant sur la pêche industrielle à l'université de Montpellier. Contrairement aux définitions de l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), qui dit bel et bien qu'une aire est "intégralement" protégée si "aucune activité extractive ou destructrice (pêche électrique, chalutage de fond, etc.) n'est autorisée", ou de l'Union européenne, qui a recommandé, le 5 juin, de mettre fin à cette pratique de pêche à l'horizon 2030 dans les aires protégées.

Ainsi, une récente étude de chercheurs américains, français et portugais a établi que seul un tiers des aires marines protégées l'étaient efficacement dans le monde. En France, cela ne concerne que 0,1% des aires méditerranéennes et 0,01% de celles situées sur la façade ouest de l'Hexagone.

3Le chalutage de fond est-il vraiment pratiqué dans les aires marines protégées ?

Oui, "une part significative de l'activité de chalutage et de dragage se déroule encore dans les aires marines protégées en France", répond Clara Ulrich, coordinatrice des expertises halieutiques à l'Ifremer. Elle cite des chiffres du Comité scientifique, technique et économique des pêches auprès de la Commission européenne, qu'elle a présidé : "Environ un tiers des jours de mer et un quart de la valeur des débarquements français des arts traînants de fond (bateaux de plus de 12 m) proviennent des aires marines protégées."

A l'échelle européenne, selon une étude de l'ONG Bloom, "le chalutage sévissait dans plus de 60% de la surface des AMP" en 2023. "L'Espagne, la France et l'Italie sont les trois pays comptabilisant le plus grand nombre d'heures de pêche au chalut dans les aires marines protégées européennes", peut-on lire dans le document. Raphaël Seguin, qui a travaillé sur l'étude en question – et signale un "léger biais" du fait de la présence plus ou moins importante d'aires marines protégées dans chaque pays –, cite celle des récifs du talus du golfe de Gascogne, "sans doute la plus chalutée d'Europe". Et le chiffre de 2025 : depuis le début de l'année, selon Bloom, ce sont "43 736 km² de fonds marins" qui ont été chalutés dans les aires marines protégées de France métropolitaine.

"Le chalutage, c'est quasiment dans toutes les aires marines protégées françaises. Et quand ce n'est pas le cas, c'est grâce à des éléments contextuels", décrit Raphaël Seguin. Par exemple, l'interdiction de chaluter à moins de trois milles nautiques (environ 5,5 km) des côtes, ou au-delà de 800 mètres de profondeur.

4Qu'a annoncé la France sur le sujet, lors de l'Unoc ?

Devant les demandes pressantes d'ONG et de scientifiques d'interdire le chalutage de fond dans toutes les AMP, le gouvernement a fait des annonces. D'abord samedi, dans son entretien avec la presse régionale, Emmanuel Macron a déclaré vouloir limiter le chalutage de fond. Dans le prolongement, il a aussi annoncé le renforcement de la protection dans certaines zones des AMP "qui ont fait l'objet d'un consensus", comme les Calanques, la Corse ou Port-Cros. Et ce, avec une mise en œuvre dès janvier 2026.

Des mesures qui permettront de faire passer la part des eaux métropolitaines classées en protection forte à 4% (contre 0,1% actuellement). Dans ces zones, toutes les activités "ayant un impact sensible sur les fonds marins", dont le chalutage de fond, seront interdites, a complété la ministre de la Transition écologique, Agnès Pannier-Runacher, au cours d'un point presse. Sur l'ensemble de l'espace maritime français, ce chiffre doit dépasser l'objectif des 10%, notamment grâce à la création de la plus grande aire marine protégée en Polynésie française.

5La pêche française est-elle si peu "agressive", comme l'affirme Emmanuel Macron ?

Défendant ses annonces, le chef de l'Etat a parlé, mardi soir, d'une pêche française "loin d'être la plus agressive" et qui "s'est peu industrialisée". Avant lui, Agnès Pannier-Runacher avait assuré, le 6 juin, qu'il n'y avait "que 3% des eaux maritimes françaises où il y a du chalut de fond", défendant les efforts accomplis pour réduire cette pression. "En Méditerranée, il y a moins de 45 chaluts de fond français", contre "600 italiens et 400 espagnols", pointait encore la ministre.

Les chaluts (de fond et pélagiques) ne représentaient en effet que 14% des 5 975 navires de pêche en France en 2024, selon les données d'Eurostat. "Ils sont présents principalement sur la façade atlantique, mais également en Méditerranée", précisait une récente étude de l'Institut Agro. Mais leur nombre reste parmi les plus importants en Europe, comme le montre ce graphique, dans lequel on voit toutefois que 39% des navires de pêche des Pays-Bas sont des chalutiers.

Dans sa note, l'Ifremer s'attarde aussi sur le volume pêché. "En France, le chalutage et la drague représentent environ la moitié de la pêche hexagonale en volume et en valeur des débarquements, jouant un rôle crucial dans l'approvisionnement des marchés locaux, nationaux et européens", rapporte Olivier Guyader, économiste maritime. Et Raphaël Seguin d'ajouter une critique sur l'argument d'une faible part des chalutiers parmi les navires français : "Dans l'Atlantique, il y a beaucoup d'Anglais, d'Espagnols, de Néerlandais qui viennent pêcher. Les méga-chalutiers des Pays-Bas qui viennent pêcher dans nos eaux, c'est aussi un enjeu de protection."

6Comment ont réagi ONG et pêcheurs après ces annonces ?

Les annonces d'Emmanuel Macron ont suscité de vives réactions de la part des ONG. Si les associations environnementales saluent le classement de plus de 900 000 km² d'eaux polynésiennes en protection stricte, elles sont beaucoup critiques sur la promesse du gouvernement de porter à 4% la part des eaux métropolitaines classées en protection forte d'ici 2026.

"En regardant la carte fournie par le ministère, on s'est aperçu que, dans la majorité des nouvelles zones proposées à la protection, le chalutage était déjà interdit par des réglementations antérieures."

Claire Nouvian, fondatrice de l’ONG de conservation marine Bloom

lors d'une conférence de presse

Ce "manque d'ambition politique" est également critiqué par le WWF, la Ligue pour la protection des oiseaux et la fondation Tara Océan. "Ces zones ne répondent pas aux critères de protection stricte définis par la Commission européenne et ciblent exclusivement le fond marin en ignorant la colonne d'eau", à savoir l'espace entre la surface et les fonds marins, détaillent-ils dans une déclaration commune. Ne cibler que les chalutiers oublie par exemple les captures accidentelles d'espèces non visées par les filets de pêche. Autre critique : l'absence de plans de gestion et de moyens financiers pour mettre en place ces annonces. "La France doit continuer à assurer le financement de ses institutions (...) pour un suivi et des moyens de contrôle à la hauteur des ambitions affichées", défend la Fondation Tara Océan dans un communiqué.

Les annonces du gouvernement ont aussi provoqué la colère de nombreux pêcheurs, qui dénoncent à l'inverse des "réglementations abusives". Comme en Corse, où une opération de blocage du détroit de Bonifacio a débuté lundi pour défendre les cinq chalutiers de l'île. "Ce sont des petits bateaux de 16 à 18 mètres, il y en a même un de 12 mètres (...) Laissez-les tranquilles", s'est indigné Daniel Defusco, directeur du comité régional des pêches, au micro de France 3 Corse. "Ou alors, si on veut interdire le chalutage, il faut trouver des mesures idéales pour qu'ils puissent se retirer dignement, dans de bonnes conditions, et qu'ils ne soient pas impactés par ces attaques systématiques", réclame-t-il.

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