Enquête Dominique Pelicot accusé de viol et de meurtre : dans les coulisses de l’enquête du pôle "cold cases"

Radio France
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Dominique Pelicot dans son box au tribunal, au côté de son avocate Béatrice Zavarro. (NICOLAS DEWIT / CELLULE INVESTIGATION DE RADIO FRANCE)
Dominique Pelicot dans son box au tribunal, au côté de son avocate Béatrice Zavarro. (NICOLAS DEWIT / CELLULE INVESTIGATION DE RADIO FRANCE)

Dominique Pelicot a été extrait de sa cellule jeudi pour répondre aux questions de la juge Nathalie Turquey, à Nanterre. Le "violeur de Mazan" est aussi accusé de tentative de viol et de viol suivi de meurtre sur deux jeunes agentes immobilières dans les années 1990.

Voilà plus d’un an qu’ils ne s’étaient plus retrouvés dans un même bureau, face à face. Jeudi 30 janvier, Dominique Pelicot a été extrait de sa cellule et escorté jusqu’à Nanterre pour être entendu par la juge Nathalie Turquey, du pôle "cold cases". Décrite par des enquêteurs comme “discrète”, “méthodique” et “tenace”, cette spécialiste des crimes non élucidés a interrogé durant près de cinq heures le "violeur de Mazan”. “Monsieur Pelicot a répondu à toutes les questions qui lui étaient posées, en coopérant, comme il l’a toujours fait” a assuré son avocate, Béatrice Zavarro, à l’issue de son audition.

Dominique Pelicot, condamné à 20 ans de prison pour avoir drogué, violé et fait violer sa femme Gisèle par des dizaines d’hommes inconnus, est au cœur d’une nouvelle enquête. Depuis la fin 2022, il est mis en examen pour le viol et le meurtre de Sophie Narme, en 1991, à Paris. Un cold case que tente de résoudre la brigade criminelle depuis 34 ans.

Le meurtre de Sophie Narme, une scène d’épouvante

Le 4 décembre 1991, Sophie Narme, 23 ans, débute dans l’immobilier. Elle rentre des États-Unis où elle était jeune fille au pair. Vêtue d’une jupe bleu marine et d’escarpins assortis, elle prend sa voiture pour se rendre au 22, rue Manin, à Paris. C’est là, dans le 19e arrondissement, qu’elle a rendez-vous avec un homme pour lui faire visiter un appartement, au 6e étage. “Sa collègue, Martine, m’avait dit qu’elle était ravie, parce qu’elle avait à ses côtés à l‘agence cette jeune femme charmante qui démarrait dans le métier, et qu’elle formait peu à peu”, raconte Joëlle, qui travaillait alors dans une agence concurrente. Ce jour-là, son amie Martine l’appelle : “Elle me dit que Sophie est partie en rendez-vous, qu’elle aurait dû être revenue et qu’elle s’inquiète un peu”. Après plusieurs appels téléphoniques ce jour-là, Joëlle reçoit un dernier coup de fil : “Je me souviens de ses mots. Martine me dit : ‘C’est le pire’”.

Reproduction de l’annonce pour l’appartement dans lequel Sophie Narme a été violée puis tuée. (NICOLAS DEWIT / CELLULE INVESTIGATION DE RADIO FRANCE)
Reproduction de l’annonce pour l’appartement dans lequel Sophie Narme a été violée puis tuée. (NICOLAS DEWIT / CELLULE INVESTIGATION DE RADIO FRANCE)

Sophie Narme a été violée, étranglée et tuée. C’est son patron qui découvre son corps en fin de journée, dans l’appartement qu’elle devait faire visiter. “Il est surpris que la porte ne soit pas verrouillée”, raconte l’avocate de la famille Narme, Florence Rault. "L’appartement est dans le noir, il est tard, et on est en hiver. Il va chercher la lumière, à tâtons. Il s’inquiète parce qu’il y a une très forte odeur d’éther dans l’appartement. Quand il éclaire, il tombe sur une scène d’épouvante tellement c’est sauvage et violent.”

Sophie Narme, 23 ans, a été violée et tuée dans un appartement qu’elle faisait visiter à Paris. (DR)
Sophie Narme, 23 ans, a été violée et tuée dans un appartement qu’elle faisait visiter à Paris. (DR)

“Je me souviens d’un corps sans vie, au milieu d’une pièce vide”, témoigne un ancien policier de la brigade criminelle. “Le patron de Sophie Narme a été un temps soupçonné parce qu’il avait découvert le corps mais ne nous avait pas appelés tout de suite". "Une fausse piste”, précise-t-il. “Dans cette affaire, on a joué de malchance.”

Un ADN perdu et de multiples suspects

Malchance, parce qu’un ADN précieux est perdu dans les quinze jours qui suivent la mort de Sophie Narme. Lors de l’autopsie, du sperme est prélevé. Au microscope, des “spermatozoïdes mobiles témoignant d’un rapport récent” sont observés. Mais quand un autre expert se penche sur les échantillons quelques jours plus tard, plus de spermatozoïdes. “Est-ce que ça a mal été étiqueté ? Est-ce que les prélèvements ont été intervertis ? Je ne sais pas, mais finalement, la preuve a été perdue”, s’indigne l’avocate Florence Rault, qui a fait condamner l’État pour dysfonctionnement en 2010.

Sans ADN et faute de preuves irréfutables, les policiers explorent au fil des années de nombreuses pistes. Dominique Pelicot est loin d’être le premier suspect. Il y a eu le patron de l’agence immobilière donc, mais pas seulement. Sur le carnet de Sophie Narme était noté le nom de “Duboste”. Alors les policiers de la brigade criminelle cherchent. Ils finissent par trouver Jean-Marc Dubost, 45 ans. Un homme qui travaille à l’époque pour une entreprise de produits chimiques et qui a accepté pour la première fois de raconter son histoire à la cellule investigation de Radio France. "Je suis à mon bureau quand je reçois un appel d’un inspecteur de police. Il me dit : ‘On aimerait vous rencontrer et vous avez intérêt à venir parce que sinon je viendrai vous chercher’”.

Jean-Marc Dubost se présente donc au 36, quai des Orfèvres, le long de la Seine, à Paris. Les policiers lui montrent une série de photos de la scène de crime : “Je leur demande ce que j’ai à voir avec ça. Ils me répondent que j'habite à Bailly, à 12 kilomètres de la maison des parents de la jeune fille qui a été tuée. On m’explique également que le père de la jeune fille est un industriel des bâtiments publics et achète des produits chez Dow Chimical, ma société. Avec mon nom sur le carnet, ça faisait beaucoup d’indices”. Heureusement pour lui, Jean-Marc Dubost a un alibi. Le jour de la mort de Sophie Narme, il était en déplacement professionnel et il a des documents pour le prouver.

Depuis 34 ans, la piste de tueurs en série a aussi été explorée. Le meurtrier Patrice Allègre et surtout celui qui a été surnommé “le Grêlé” : François Vérove. Ancien gendarme devenu policier, il tuait et violait dans ces années-là. Mais les éléments de preuves manquent.

Dominique Pelicot identifié par la police

La nouvelle piste Dominique Pelicot se dessine à partir de 2020, quand il est arrêté dans un supermarché de Carpentras en train de filmer sous les jupes de plusieurs femmes. Ses téléphones et son matériel informatique sont étudiés par la police. C'est là que les enquêteurs découvrent des photos et des vidéos de Gisèle Pelicot, inconsciente, en train d’être violée. Et c’est dans le cadre de cette enquête aussi que l’ADN de Dominique Pelicot est prélevé et enregistré dans le Fnaeg, le Fichier national automatisé des empreintes génétiques. “Dans ce type de procédures, on fait un prélèvement buccal, on racle l'intérieur de la bouche et ensuite on va rentrer l'ADN dans la base, décrit le docteur Olivier Pascal, expert en empreintes génétiques. Ça permet de rapprocher des dossiers qui au départ n’avaient pas été liés par la police.”

C’est exactement ce qui se passe pour Dominique Pelicot. Son ADN “matche” avec un ADN masculin jusqu’ici inconnu, retrouvé sur une scène de crime qui ressemble beaucoup à celle de Sophie Narme.

En 1999, un homme tente de violer une employée d’agence immobilière en Seine-et-Marne. L’ADN de Dominique Pelicot est retrouvé dans l’appartement. (NICOLAS DEWIT / CELLULE INVESTIGATION DE RADIO FRANCE)
En 1999, un homme tente de violer une employée d’agence immobilière en Seine-et-Marne. L’ADN de Dominique Pelicot est retrouvé dans l’appartement. (NICOLAS DEWIT / CELLULE INVESTIGATION DE RADIO FRANCE)

"Marion" : une tentative de viol avec de l’éther

Le 11 mai 1999, Marion*, 19 ans, débute, comme Sophie Narme. Elle travaille dans une agence immobilière de Mitry-Mory, en Seine-et-Marne. Et comme Sophie Narme, elle se fait agresser par un homme pendant une visite d’appartement.

“Il me menaçait avec son arme et m’a dit de ne pas crier, de ne pas paniquer, qu’il voulait juste de l’argent”, raconte-t-elle aux policiers qui l’entendent au lendemain de son agression. “Il m’a forcée à m’allonger sur le ventre. Il m’a pris les bras et a réussi à les lier derrière mon dos”. Elle explique à la police qu’il pose alors sur sa bouche un mouchoir imbibé d’un liquide qui sentait très fort. “De l’éther”, précise son avocate, Florence Rault.

Dans l’appartement, l’agresseur de Marion la force à s’allonger sur le ventre, la ligote et pose un mouchoir imbibé d’éther devant sa bouche pour l’endormir. (NICOLAS DEWIT / CELLULE INVESTIGATION DE RADIO FRANCE)
Dans l’appartement, l’agresseur de Marion la force à s’allonger sur le ventre, la ligote et pose un mouchoir imbibé d’éther devant sa bouche pour l’endormir. (NICOLAS DEWIT / CELLULE INVESTIGATION DE RADIO FRANCE)

Autre point commun : les chaussures des victimes. Dans les deux cas, malgré la violence des agressions, l’agresseur les a soigneusement rangées près des corps. “Marion le voit enlever son pantalon, le plier méticuleusement, poursuit Florence Rault, elle est capable de dire qu’il est très posé, qu’il ne s’énerve pas. Il fait les choses en prenant son temps”. Marion retient sa respiration, finit par réussir à le repousser** et se barricade dans une sorte de placard pendant de longues heures. Cet homme qu’elle décrit, c’est donc bien Dominique Pelicot.

"C’est un mur, il ne lâche rien"

Mais si son ADN a été retrouvé sur les lieux, lui ne reconnaît que partiellement les faits. “C’est un mur, commente une source proche du dossier, il y a des profils comme ça, qui disent : ‘Ben dites-moi ce que vous avez et puis je verrai ce que j’ai à vous dire’. On a visiblement affaire à ça. Il ne lâche que s’il y a des éléments matériels”.

Son premier réflexe, c’est d’ailleurs de nier totalement. En 2022, en garde à vue, les policiers lui présentent des photos de Marion. “Je ne la connais pas, répond-il, je ne me souviens absolument pas de cela”. Au fil des auditions, il va reconnaître certains points. Comme le fait d’avoir eu avec lui de l’éther et une cordelette : “Je suis allé chercher ce matériel dans la voiture”. Il reconnaît également avoir agressé Marion : “La pulsion s’est produite au moment où je l’ai aperçue”. Mais lorsque la juge d’instruction le questionne, en octobre 2023, il nie la tentative de viol.

Dominique Pelicot assure qu’il voulait seulement la regarder et se masturber. “J’étais parti sur un viol visuel, et non pas physique (...). Je conçois que cela a pu être traumatisant bien sûr”, dit-il. Une position qu’il a tenue encore lors de sa récente audition, selon les informations recueillies par la cellule Investigation. Dominique Pelicot dément aussi avoir donné des coups de poing à la jeune femme. Marion décrit “une grande lutte”. Dominique Pelicot estime, lui, qu’ils étaient “en train de se chamailler”. L'examen médical de Marion liste des hématomes, des ecchymoses au front, à l’arcade sourcilière. Lui explique que “comme elle essayait de se relever", ils se sont “cogné la tête plusieurs fois”.

Dominique Pelicot a reconnu avoir de l’éther et une cordelette sur lui quand il a agressé Marion. (NICOLAS DEWIT / CELLULE INVESTIGATION DE RADIO FRANCE)
Dominique Pelicot a reconnu avoir de l’éther et une cordelette sur lui quand il a agressé Marion. (NICOLAS DEWIT / CELLULE INVESTIGATION DE RADIO FRANCE)

Dominique Pelicot "jure qu’il n’a rien fait"

Si les agressions de Marion et de Sophie Narme se ressemblent, “cela ne suffit pas pour accuser mon client de meurtre”, insiste l'avocate Béatrice Zavarro, qui a à plusieurs reprises interrogé Dominique Pelicot au sujet de la mort de Sophie Narme. “Il me jure qu’il n’a rien fait et j’ai tendance à le croire. C’est peut-être un peu naïf, vous allez penser que je vis dans le monde des bisounours. Mais je commence à connaître cet homme et à savoir quand il dit vrai ou faux". L’avocate se dit persuadée que Dominique Pelicot est un violeur, sans aucun doute, “mais pas un meurtrier”.

Il n’empêche que cette nouvelle piste, après tant d’années de recherches, a relancé l’enquête sur la mort de Sophie Narme. "Il faut savoir que les cold cases, c’est extrêmement frustrant, analyse une source proche du dossier, vous travaillez pendant des années et vous avez peu de chances de trouver. Quand il y a un élément nouveau, c’est une excitation très forte”. “Il faut éviter deux choses maintenant, résume Frédéric Péchenard, ancien patron de la brigade criminelle de Paris, éviter de passer à côté de l’assassin mais aussi éviter de coller cet assassinat sur le dos de la mauvaise personne”.

“Comme pour d’autres dossiers, on continue de creuser, explique un policier qui a été confronté au cas de Sophie Narme. On cherche dans la vie de Pelicot s’il y a des éléments qui matchent avec sa vie : des déplacements, des témoins. Mais avec les années, les souvenirs s’effacent. Et ça, on ne peut pas lutter contre”.

"Des similitudes importantes" avec une autre tentative de viol

Les policiers de la brigade criminelle de Paris vérifient également d’autres pistes, dont l’agression d’une femme, en 2004, à Chelles, en Seine-et-Marne. Une information révélée par la cellule investigation de Radio France.

Âgée alors de 60 ans, elle se trouve dans son agence immobilière quand un homme, qui se renseignait sur un appartement, l’agresse avec un couteau et lui place un tissu devant la bouche, en lui demandant de respirer. Ce jour-là, elle est secourue par un passant. “Des similitudes importantes” avec la tentative de viol de Marion sont relevées dès 2005, grâce à un logiciel de la police, le Salvac (Système d’analyse des liens de la violence associés aux crimes).

“Le Salvac peut permettre des élucidations”, précise, d'une manière générale, Franck Dannerolle, le patron de l’Office central pour la répression des violences aux personnes (OCRVP). “Mais attention, un rapport de rapprochement, ça ne résout pas une enquête, ajoute-t-il. C’est juste une orientation”. À ses, côtés, dans les locaux de l’OCRVP à Nanterre, le Major Stéphane Faivre-Courtot connaît parfaitement cet outil informatique qu’il utilise au quotidien : “Que faisait la victime au moment de l’agression ? Quel acte lui a imposé l’agresseur ? Qu’est-ce qu’il lui a dit ? Quelle est sa façon de parler ? Ce sont des éléments qui vont nous aider à faire des rapprochements”.

Face aux soupçons contre son ex-mari, Gisèle Pelicot "dans l’angoisse"

Quels liens le Salvac a-t-il détectés, en 2005, entre l’agression de Chelles et la tentative de viol de Marion ? Un métier commun (agent immobilier), l’utilisation d’une arme blanche ou encore la présence d’un tissu placé devant la bouche. Le rapport et toutes ses conclusions ont été récupérés par la brigade criminelle. Il convient cependant de rester prudent : la femme agressée en 2004 a fait à l’époque une description physique de son agresseur qui ne correspond pas vraiment à Dominique Pelicot. Et un nouveau rapport policier du Salvac, en 2023, s’est montré beaucoup moins affirmatif.

Autre piste en cours de vérification, l’agression à l’éther d’une enfant de 12 ans, en 1995 à Paris, par un homme se présentant comme un électricien***. Une information révélée par M6. Aujourd’hui adulte, cette femme affirme avoir reconnu le visage de Dominique Pelicot à la télévision lors de son procès à Avignon. Lui nie, une nouvelle fois, comme il dément également d’ailleurs être lié à l’agression de Chelles.

Gisèle Pelicot s'entretient avec son avocat Antoine Camus à leur arrivée au palais de justice d'Avignon (Vaucluse), le 10 décembre 2024. (CHRISTOPHE SIMON / AFP)
Gisèle Pelicot s'entretient avec son avocat Antoine Camus à leur arrivée au palais de justice d'Avignon (Vaucluse), le 10 décembre 2024. (CHRISTOPHE SIMON / AFP)

“Gisèle Pelicot ignore évidemment tout de ces dossiers qu’elle découvre comme tout un chacun, en lisant la presse, précise Antoine Camus, l’avocat de l’ex-épouse de Dominique Pelicot. Elle s’attend à tout. Elle n’exclut rien. Elle vit dans l’angoisse. Ce qu’elle redoute, c’est d’apprendre demain qu’elle ne serait que la face émergée d’un iceberg beaucoup plus profond”.


* Cette femme ne souhaitant pas être identifiée, son nom a été modifié.

** Marion explique aux enquêteurs avoir saisi très fort l’un des testicules de l’agresseur.

*** Selon nos informations, devant les policiers, Dominique Pelicot a par le passé expliqué détenir un CAP d’électricien et avoir exercé entre 1973 et 1984.


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