Témoignages "On m'a traitée de meurtrière" : 50 ans après la loi Veil, les femmes souhaitant avorter sont toujours confrontées à de multiples obstacles

Article rédigé par Mathilde Goupil
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
Des femmes défilent pour la défense du droit à l'avortement partout dans le monde, le 28 septembre 2024 à Paris. (SOPA IMAGES / SIPA)
Des femmes défilent pour la défense du droit à l'avortement partout dans le monde, le 28 septembre 2024 à Paris. (SOPA IMAGES / SIPA)

Le 17 janvier 1975, la loi autorisant l'interruption volontaire de grossesse était promulguée en France. Un demi-siècle plus tard, et malgré un arsenal législatif étendu, les femmes souhaitant avorter font toujours face au manque de médecins volontaires, de structures médicales ou à des pressions extérieures.

Salomé* garde un souvenir cuisant de son avortement. En 2021, cette enseignante prend rendez-vous avec une sage-femme pour une interruption volontaire de grossesse (IVG). La quadragénaire est alors très sèchement reçue par la praticienne. "Elle m'a dit qu'elle ne comprenait pas que j'aie pu tomber accidentellement enceinte au vu de mon niveau d'études, et qu'elle n'était pas un distributeur de pilules abortives", se remémore Salomé. En dépit d'une prise en charge médicale souvent culpabilisante au long de son parcours, la Parisienne finit néanmoins par avorter. Mais en conclut qu'il "y a un décalage énorme entre le droit à l'IVG, désormais garanti par la Constitution, et la réalité de ce genre d'humiliation".

Cinq décennies après la promulgation, le 17 janvier 1975, de la loi Veil dépénalisant l'avortement en France, 243 623 IVG ont été réalisées en 2023, soit 8 600 de plus qu'en 2022, note la Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Drees). En cinquante ans, les femmes ont vu le droit à l'IVG s'étendre, de l'allongement de la période de recours (de 10 à 12 semaines de grossesse en 2001, puis jusqu'à 14 semaines en 2022) à la suppression du délai de réflexion de sept jours en 2016. Pourtant, plus de huit femmes sur 10 (82%) ayant avorté rapportent toujours l'existence de freins, selon un baromètre Ifop pour le Planning familial publié fin septembre. Comme Salomé, des dizaines de femmes ont répondu à l'appel à témoignages lancé par franceinfo pour raconter les obstacles qu'elles ont rencontrés ces dernières années.

Peu de soignants pratiquent l'avortement

Après la découverte d'une grossesse non planifiée, la première difficulté décrite par les femmes est de trouver des informations claires sur l'avortement. En dépit de l'extension, en 2017, du délit d'entrave à l'information sur l'IVG aux sites internet, des groupes opposés à l'avortement continuent d'influencer, en ligne, les femmes cherchant des renseignements. "J'étais perdue avant mon IVG, j'avais besoin de parler avec d'autres femmes qui avaient vécu la même situation", relate Nina, trentenaire tombée enceinte en 2023.

"Je suis allée sur un groupe Facebook qui semblait ouvert à la discussion et à l'entraide... Au final, je m'y suis fait traiter de 'meurtrière' après avoir pris la décision de ne pas garder le bébé."

Nina, trentenaire ayant avorté en 2023

à franceinfo

Alors que la loi Veil garantit en théorie une liberté de choix, de nombreuses femmes décrivent des tentatives d'immixtion dans leur décision, en faveur ou en défaveur de l'avortement. D'abord étudiante, puis jeune mère, Aurélie a ainsi subi deux IVG "sous pression" de son père et de son conjoint. De son côté, Lucile* raconte que les "deux premiers médecins" rencontrés en vue d'une IVG ont "carrément tenté de [la] dissuader d'avorter". "Je suis ressortie en pleurs et me sentant coupable, en plus d'avoir perdu un temps précieux", ajoute-t-elle.

Son expérience met en lumière une autre difficulté récurrente : trouver un praticien qui pratique l'IVG, dans le délai légal de 14 semaines de grossesse prévu par la loi. Outre la clause de conscience qui concerne l'ensemble des médecins(Nouvelle fenêtre)l'article L2212-8(Nouvelle fenêtre) du Code de la santé publique dispose qu'"un médecin n'est jamais tenu de pratiquer une interruption volontaire de grossesse". Mais "la principale explication aux difficultés d'accès à l'IVG résulte essentiellement du désintérêt à l'égard d'un acte médical peu valorisé et considéré comme peu valorisant", pointe un rapport parlementaire de 2020.

"La charge du maintien effectif du droit [à l'IVG] repose essentiellement sur une poignée de praticiens militants dont beaucoup se trouveront bientôt à la retraite."

Les députées PS Marie-Noëlle Battistel et LREM Cécile Muschotti

dans un rapport parlementaire en 2020

Alors que l'IVG médicamenteuse peut être réalisée en cabinet de ville depuis 2001, seuls 3 170 professionnels libéraux l'ont pratiquée au moins une fois en 2023, selon la Drees. Soit 14% des sages-femmes, 19% des gynécologues et 1,5% des médecins généralistes. "J'ai contacté huit ou neuf professionnels avant d'appeler le Planning familial, qui m'a fourni une liste de médecins disponibles", se rappelle ainsi Adeline, qui a avorté en 2017.

Des femmes obligées d'avorter loin de chez elles

Ce manque de médecins volontaires s'additionne au manque d'infrastructures. Quelque 130 centres IVG ont été fermés ces 15 dernières années, rapporte le Planning familial. En 2019, le délai moyen pour un premier rendez-vous avec un professionnel de santé en vue d'une IVG était de 7,4 jours, selon le ministère de la Santé, contre cinq jours recommandés par la Haute Autorité de santé (PDF). Selon les régions, ce délai moyen pouvait néanmoins varier de 3 à 11 jours.

Mais le temps de prise en charge peut parfois être bien plus long. En 2017, Anna, qui a appris qu'elle était enceinte "entre une semaine et 15 jours après le début de la grossesse" n'a ainsi pu avorter "qu'à quelques jours du délai légal", faute de rendez-vous disponible plus tôt. Pour respecter ce délai, certaines patientes sont également obligées de se rendre à plusieurs dizaines, voire centaines, de kilomètres de chez elles. En 2018, Julie a ainsi consenti à prendre rendez-vous à 70 km de son village des Hautes-Pyrénées pour avoir accès rapidement à une IVG.

Chaque année, "entre 3 000 et 5 000 femmes" se rendent à l'étranger car elles ont appris leur grossesse trop tardivement ou n'ont pas réussi à trouver un rendez-vous à temps, pointe le rapport parlementaire de 2020. Mais ce voyage a un coût de plusieurs centaines, parfois même milliers d'euros, et présente "de multiples difficultés pratiques" (trouver une solution de garde d'enfants, obtenir un justificatif d'absence pour l'employeur, etc.).

Si le ministère de la Santé reconnaissait en 2019 des "zones de tensions" locales pour accéder à l'IVG, il estimait qu'il n'existait pas de "zones blanches" et que la majorité des difficultés étaient "ponctuelles". En 2023, quelque huit IVG sur dix ont eu lieu au sein du département des femmes concernées, souligne ainsi la Drees. Pour certaines femmes, le retard de prise en charge conduit néanmoins à ne pas pouvoir choisir la méthode utilisée, l'IVG chirurgicale étant obligatoire à partir de la 8e semaine de grossesse.

Des difficultés accrues pour les femmes précaires

"Les inégalités territoriales [d'accès à l'IVG] débouchent inévitablement sur des inégalités sociales, les femmes les plus vulnérables (revenus modestes, mineures, etc.) et a fortiori celles qui se trouvent en situation de précarité (SDF, femmes migrantes, personnes handicapées, victimes de violences conjugales, etc.) rencontrant les plus grandes difficultés", pointent les députées Marie-Noëlle Battistel et Cécile Muschotti dans leur rapport.

Des manifestants anti-IVG défilent à Paris, le 28 février 2024. (MICHEL STOUPAK / NURPHOTO / AFP)
Des manifestants anti-IVG défilent à Paris, le 28 février 2024. (MICHEL STOUPAK / NURPHOTO / AFP)

Parmi les obstacles supplémentaires pour ces populations, Marie Missioux, référente Droits et santé sexuels et reproductifs à Médecins du Monde, cite "le manque d'information adaptée aux personnes précarisées, qui ne savent pas toujours que l'IVG est autorisée en France". Mais aussi leur éloignement géographique des centres urbains, "la barrière de la langue" pour les femmes allophones, des interprètes n'étant pas toujours disponibles dans les établissements de santé, ou un coût financier rédhibitoire. Si l'IVG est en théorie prise en charge à 100% par l'assurance-maladie, sans avance de frais, depuis 2016, les patientes doivent parfois piocher dans leur portefeuille en cas de dépassement d'honoraires dans le privé pour des consultations associées à l'IVG. Ainsi en 2020, Zoé*, alors étudiante, a dû emprunter environ 300 euros à son colocataire dans le cadre de son avortement.

Un "tabou gigantesque" qui persiste

"Cinquante ans après la loi Veil, on constate qu'il existe encore un tabou gigantesque sur l'avortement", rapporte aussi Sarah Durocher, présidente du Planning familial. Parmi les femmes ayant confié l'histoire de leur avortement à franceinfo, nombreuses sont celles qui n'en ont pas parlé à leur entourage. "Je n'ai pas dit à ma belle-mère que j'avais avorté. J'ai senti que c'était inabordable, elle n'aurait pas compris", raconte ainsi Julie, qui a recouru à une IVG en 2018, alors qu'elle avait déjà deux enfants. "Je me suis sentie, et me sens encore, honteuse, renchérit Salomé. Peu de proches sont au courant." "Ce fut une expérience d'extrême solitude", lâche aussi Adeline.

Pour "arrêter de stigmatiser l'avortement par rapport aux autres actes médicaux", le Planning familial réclame, entre autres, "l'abolition de la clause de conscience spécifique sur l'IVG", explique Sarah Durocher. Cette dernière souhaite également l'organisation d'une nouvelle campagne nationale sur l'IVG et la contraception, alors que la dernière date de 2015 (PDF). Et espère que le 50e anniversaire de la promulgation de la loi Veil sera, dans la foulée du mouvement #MeToo, l'occasion de dire "Moi aussi, j'ai avorté".

* Les prénoms ont été modifiés à la demande des personnes interrogées.

__________________________________________________________________________________

Vous avez une question sur l'interruption volontaire de grossesse ? Un numéro national anonyme et gratuit, le 0800 08 11 11, est à votre disposition. Vous pouvez aussi consulter le site officiel ivg.gouv.fr.

Commentaires

Connectez-vous ou créez votre espace franceinfo pour commenter.