: Enquête #ChinaTargets : quand la Chine utilise Interpol pour mettre au pas ses hommes d’affaires
Radio France et son partenaire l’ICIJ révèlent comment la Chine utilise Interpol pour rapatrier sur son sol l’élite économique chinoise qui n’a pas fait allégeance au parti communiste. C’est le troisième et dernier volet de l’enquête China Targets.
Le soleil est couché depuis deux heures en ce lundi 22 mars 2021 quand un Bombardier Global 6000 se pose sur le tarmac de l'aéroport de Bordeaux Mérignac. L'avion, loué à une compagnie de jets privés, revient d'Islande et le vol s'est déroulé sans encombre. Mais une fois au sol, l'appareil et son riche occupant chinois sont attendus par un drôle de comité d'accueil : des policiers français qui brandissent un mandat d'arrêt international émis par la Chine. L'homme ne résiste pas, il descend de l'avion et suit les agents jusqu'aux bureaux de la PAF, la Police aux frontières, où la pendule affiche bientôt 22 heures. L'atterrissage est rude pour ce milliardaire qui ne parle ni français ni anglais. Il va passer les deux nuits suivantes en rétention dans l'attente qu'un juge se prononce sur son sort. Le confort dont il jouit d'ordinaire n'est pas au rendez-vous : lit d'appoint et eau du robinet pour se désaltérer, ce qui le fait grimacer.
L'ex-mari de l'actrice Zhao Wei
Cet homme, on l'appellera Monsieur H., ses avocats ayant demandé à la cellule investigation de Radio France de ne pas révéler son identité complète pour des questions de sécurité. Dans son pays, Monsieur H. est connu : âgé de 48 ans, il est proche de Jack Ma – le fondateur du géant du commerce en ligne Alibaba – et il était aussi le mari d'une des femmes les plus connues de Chine, l'actrice Zhao Wei, jusqu'à leur divorce annoncé en 2024. Mais Monsieur H. est aussi un homme d'affaires accompli : il est devenu milliardaire après avoir fait fortune dans l'immobilier et a beaucoup investi à l'étranger. Devenu citoyen de Singapour, dont il détient un passeport, il s'est installé dans le vignoble bordelais avec Zhao Wei en rachetant plusieurs propriétés, dont le Château Monlot, classé Grand cru Saint-Emilion.
Qu'a-t-il fait pour mériter cette arrestation ? Il est accusé par Pékin d'avoir trempé dans un scandale financier ayant ruiné des milliers de petits épargnants qui avaient placé leur argent dans une société dénommée Tuandai, basée à Dongguan. C'est d'ailleurs de cette ville voisine de Hong Kong qu'émane le mandat d'arrêt international le visant, émis en juillet 2020 par le bureau de la sécurité publique local. Monsieur H. y est accusé de blanchiment, car il aurait reçu, selon Pékin, 632 millions de yuans (environ 80 millions d'euros) de la part d'un des fondateurs de Tuandai : une somme qu'il aurait ensuite dissimulée en transférant ces fonds à l'étranger via des banques clandestines.
"Tu n'as pas le choix, tu dois rentrer"
Ces accusations, que Monsieur H. conteste, sont reprises telles quelles dans la notice rouge publiée par Interpol à la demande de la Chine. Et c'est donc sur cette base qu'il est arrêté à la descente de son avion. Présenté à un juge de la cour d'appel de Bordeaux, il est placé sous contrôle judiciaire et Pékin est averti de l'arrestation. Quelques semaines plus tard, le 14 mai 2021, l'ambassade de Chine à Paris transmet une demande formelle d'extradition au ministère des Affaires étrangères français.
En apparence, la Chine suit donc la voie légale classique mais en coulisses, Monsieur H. est ciblé par les autorités de manière tout à fait illégale cette fois, pour le forcer à rentrer en Chine. Dès le 23 mars, soit le lendemain de son arrestation et alors qu'il est toujours en rétention à l'aéroport, il reçoit un premier appel d'un numéro chinois inconnu, qu'il prend l'initiative d'enregistrer. L'appelant est Wei Fujie, enquêteur au Comité central de discipline du Parti communiste chinois. "Tu n'as pas le choix, tu dois rentrer", lui dit-il, en précisant que sa femme, Zhao Wei, se trouve à ses côtés. Puis, de manière limpide, il fait comprendre à Monsieur H. que l'affaire pour laquelle il est poursuivi n'en est pas vraiment une, à tout le moins qu'elle est instrumentalisée par les autorités chinoises. "Ton affaire de Dongguan, si on la considère comme une affaire, ce sera une affaire, sinon on pourrait considérer que ce n'est pas une affaire. Et maintenant, je te dis : si tu rentres, ce n'est pas une affaire. Tu as compris ?", lui lance l'enquêteur Wei Fujie dans une réplique digne d'un film noir.
Un règlement de comptes politique
D'autres appels suivront, huit au total, entre le 23 mars et le 18 avril 2021. Tous ont été enregistrés par Monsieur H., retranscrits puis traduits en français par un interprète assermenté auprès de la Cour d'appel de Bordeaux sous contrôle d'huissier. La cellule investigation de Radio France a eu accès à ces retranscriptions. On y apprend que le véritable objectif de Pékin est d'obliger Monsieur H. à rentrer pour témoigner à charge dans un procès contre un ancien vice-ministre de la sécurité publique tombé en disgrâce, prénommé Sun Lijun. Une affaire politique donc. "Le plus important c'est de clarifier les choses concernant Sun [Lijun], c'est de témoigner", lui intime ainsi un certain Li Jiangzhou, directeur adjoint du bureau de la sécurité nationale à Hong-Kong, lors d'un appel reçu le 27 mars.
La veille, Yu Guoxiang, une connaissance de Monsieur H, propriétaire d'un hôtel Hilton à Shanghai, l'avait appelé pour lui faire passer un message sans équivoque : "Je te dis une chose. Ils [les enquêteurs] m'ont dit que toute ta famille sera arrêtée sous trois jours". Ces menaces sont mises à exécution. Le 1er avril 2021, Yu Guoxiang rappelle Monsieur H. pour le prévenir que sa sœur a été arrêtée et qu'il doit absolument rentrer : "Si tu continues comme cela, cet appareil d'Etat, il emploiera des méthodes encore plus puissantes, tu me crois, tu ne discutes pas, ta vie appartient à l'Etat, ne dis plus rien mon ami". Rarement les méthodes de Pékin pour faire plier ses ressortissants ne sont apparues aussi clairement.
L'appel de Jack Ma, le fondateur d'Alibaba
Monsieur H. est ébranlé. Il envisage de céder aux autorités et de retourner en Chine. Présent à ses côtés, l'un de ses avocats, Maître Pierre-Olivier Sur, se souvient : "On l'a vu craquer quand l'un des membres de sa famille a été arrêté et conduit en prison. Je me souviendrai toujours de ce moment où il me dit : 'Qu'est-ce que vous voulez que je fasse ? Je suis obligé de rentrer'. Et je lui ai répondu : 'Non, il ne faut pas rentrer'".
Le dernier appel reçu par Monsieur H. pour le persuader de revenir en Chine intervient le 18 avril 2021. Au bout du fil, son ami Jack Ma, le fondateur du site Alibaba. À cette époque, Jack Ma a disparu des radars après avoir tenu, quelques mois plus tôt, des propos critiques sur le système financier chinois, qui avaient fortement déplu en haut lieu. Auprès de Monsieur H., le magnat en disgrâce se fait le relais docile des autorités chinoises : "Ils font tout cela pour Sun [Lijun], pas pour toi. (...) Ta responsabilité est de coopérer. (...) Si tu ne coopères pas, ils vont te créer de graves problèmes. (...) Tu n'as pas d'autres solutions. (...) L'étau va de plus en plus se resserrer".
Cet appel passé par Jack Ma est lourd de sens. En ce printemps 2021, son empire est en train d'être démantelé en Chine. Après avoir annulé l'introduction en bourse de Ant, la filiale financière d'Alibaba, les autorités chinoises lui infligent une amende record de 2,3 milliards d'euros pour abus de position dominante. Jack Ma disparaît alors de l'espace public.
Les autorités chinoises ont-elles fait pression sur lui pour qu'il convainque son ami de rentrer en Chine ? Contacté via son service de presse, Jack Ma n'a pas souhaité nous répondre. Cette concordance est en tout cas troublante pour Maître Clara Gérard-Rodriguez, qui défend également Monsieur H. : "La disparition de Jack Ma pendant plusieurs mois a précédé de peu notre affaire. On a vu cet homme qu'on pensait intouchable, extrêmement puissant et connecté dans l'ensemble des pays du monde, disparaître totalement pendant plusieurs mois et puis réapparaître en faisant allégeance au Parti communiste chinois", explique l'avocate. "C'était la même chose que l'on attendait de notre client".
Une extradition finalement refusée
Le 15 juillet 2021, la chambre de l'instruction de la Cour d'appel de Bordeaux a finalement rejeté la demande d'extradition des autorités chinoises, en grande partie grâce à la retranscription des appels reçus par Monsieur H. Dans sa décision que Radio France a pu consulter, la Cour écrit : "Ces communications téléphoniques tendent à démontrer que le fondement de la demande d'extradition n'est pas une infraction pénale qui serait personnellement reprochée à [Monsieur H.], mais la volonté d'obtenir des témoignages à charge pour compromettre l'ancien vice-ministre Sun Lijun". Les magistrats estiment que la demande d'extradition obéit à "des considérations politiques", ce qui est interdit par la convention d'extradition franco-chinoise signée en 2007 et ratifiée en 2015.
"Les appels de menace reçus par notre client montrent clairement que la Chine contourne les règles de la coopération judiciaire", commente Clara Gérard-Rodriguez. D'autant que dans ce dossier, d'après les informations de la cellule investigation de Radio France, l'agent de liaison de l'ambassade de Chine en France a contacté à trois reprises le parquet général de Bordeaux pour savoir comment avançait la demande d'extradition. "Du jamais vu" nous dit une source judiciaire.
Mettre au pas les hommes d'affaires
Pour les avocats de Monsieur H., la tentative de rapatriement de leur client s'inscrit dans une volonté plus large des autorités chinoises de mettre au pas les hommes d'affaires. "Le Parti communiste chinois ne supporte pas qu'on puisse présenter un autre modèle de succès en Chine qui ne passe pas par une allégeance au parti", estime ainsi Clara Gérard-Rodriguez. "Aujourd'hui, l'ambition première de la Chine, c'est de faire rentrer dans le rang ces personnes pour qu'elles montrent leur loyauté envers la Chine et le parti".
Peu de temps après le refus de la France d'extrader Monsieur H., ses avocats ont également obtenu l'annulation de la notice rouge le visant. La décision confidentielle a été rendue le 26 janvier 2022 par la Commission de contrôle des fichiers (CCF) d'Interpol. L'ICIJ et la cellule investigation de Radio France ont pu en prendre connaissance. Elle reprend à son compte les conclusions de la justice française et précise que la notice rouge émise par la Chine ne respectait pas l'article 3 du statut d'Interpol, qui interdit l'utilisation des notices rouges à des fins politiques.
Libéré de ce poids mais loin d'être tranquille pour autant, Monsieur H. est aujourd'hui décrit comme étant criblé de dettes par les médias chinois. Il n'a pas souhaité répondre à nos questions. Sa célèbre épouse n'a pas non plus été épargnée : Pékin a ordonné le retrait de tous ses films et séries télévisées des sites de streaming et des réseaux sociaux en Chine. Le couple a discrètement divorcé et Zhao Wei s'est volatilisé pendant trois ans. Réapparue en décembre sur Weibo, le réseau social où elle compte 83 millions d'abonnés, elle a déclaré ne plus vouloir être associée à son ex-mari.
Une autre extradition refusée à Aix-en-Provence
La fin de non-recevoir de la justice française n'a pas empêché Pékin de tenter de rapatrier, toujours via Interpol, un autre de ses hommes d'affaires. L'histoire est récente et concerne le milliardaire Tang Hao. Inconnu du grand public, c'est l'un des actionnaires de la société américaine AppLovin, spécialisée dans les technologies publicitaires et les jeux mobiles. AppLovin a récemment fait une offre pour acquérir les activités de TikTok aux Etats-Unis. Tang Hao, ressortissant chinois également détenteur d'un passeport chypriote, est visé depuis 2022 par une notice rouge émise à la demande de Pékin, officiellement pour des faits d'"ouverture de casinos" et de "pratiques commerciales illégales".
À l'été 2024, il arrive dans le sud-est de la France pour quelques semaines de vacances en famille. Ayant été averti de l'existence de cette notice rouge, il décide de signaler de lui-même sa présence sur le sol français aux autorités. La Cour d'appel d'Aix-en-Provence le place sous contrôle judiciaire le 27 septembre 2024, en attendant qu'un juge statue sur la demande d'extradition. Là encore, l'extradition est finalement refusée dans une décision rendue le 29 janvier 2025 que Radio France a pu consulter : la Cour souligne que "le droit au procès équitable (...) n'est pas garanti" en Chine et estime que les pièces fournies par Pékin ne sont pas conformes (absence de signatures, sceaux irréguliers, dates incohérentes).
"Les qualifications pénales utilisées par la Chine pour faire rentrer de gré ou de force ces hommes d'affaires sur son territoire ont évolué", analyse Maître Clara Gérard-Rodriguez, qui est également l'avocate de Tang Hao. "Au départ, c'étaient essentiellement des accusations de blanchiment ou de corruption. Aujourd'hui, Pékin lance des poursuites pour 'jeux en ligne' ou 'casinos illégaux' pour justifier ces retours forcés". En l'espèce, selon Tang Hao cité dans la décision de la Cour d'appel d'Aix-en-Provence, les accusations le visant auraient été montées de toutes pièces car il aurait refusé de verser une part de ses bénéfices au directeur de la sécurité publique de la province de Shanxi (nord-est de la Chine).
Des notices rouges utilisées "comme une épingle sur un papillon"
"On peut constater que la justice française fait œuvre de résistance face à la Chine", réagit pour sa part Maître Pierre-Olivier Sur. "Que ce soit à Bordeaux ou à Aix-en-Provence, elle donne presque une leçon à notre corps diplomatique", qui serait lui plus conciliant avec Pékin, estime l'avocat.
Ailleurs dans le monde, le Consortium international des journalistes d'investigation (ICIJ) et ses partenaires ont pu documenter près de 50 cas de personnes visées par des notices rouges chinoises visiblement dévoyées. Dans ce tableau, on trouve pêle-mêle de riches hommes d'affaires ayant osé critiquer le gouvernement, des défenseurs des Ouïghours accusés de terrorisme après avoir dénoncé l'oppression de cette minorité, un homme politique d'une petite ville qui avait protesté contre la corruption du Parti communiste ou encore des adeptes du mouvement religieux Falun Gong, interdit en Chine.
Interpol est devenu un élément central de la campagne de répression transnationale menée par la Chine, juge Ted Bromund, qui dirige l'ONG The Pursuit. Selon lui, la Chine utilise les notices rouges "comme une épingle sur un papillon qui maintient les personnes en place et les immobilise afin qu'elles ne puissent pas s'échapper".
Contacté afin de commenter les pratiques de Pékin, Interpol n'a répondu que par des considérations générales. "Les notices rouges sont des outils puissants (...) et Interpol est pleinement conscient de leur impact sur les personnes concernées. C'est pourquoi nous avons mis en place des processus rigoureux et mis à jour en permanence, afin d'en garantir une utilisation appropriée".
L'ambassade de Chine en France n'a pas souhaité répondre aux questions de Radio France. Dans un message écrit, elle fait savoir qu'elle "s'oppose à cette prétendue enquête et à la diffusion de celle-ci".
Quoi qu'il en soit, après avoir mis au pas les hommes d'affaires, les autorités chinoises semblent aujourd'hui les "réhabiliter". En témoigne cette grande réunion organisée à Pékin en février dernier, au cours de laquelle le président chinois Xi Jinping a souligné l'importance du secteur privé dans l'économie chinoise. Jack Ma était là et s'est même vu gratifier d'une poignée de main chaleureuse. Il faut dire qu'en pleine guerre commerciale avec les Etats-Unis, Pékin a besoin de l'appui de ses grands patrons.
Retrouvez l'ensemble des articles de l'ICIJ sur China Targets en cliquant ici.
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