Enquête #ChinaTargets : à l'ONU, Pékin tente d’imposer ses ONG et la "vision chinoise" des droits de l’homme

Article rédigé par Géraldine Hallot, Maxime Tellier, Cellule investigation de Radio France - ICIJ (Consortium international des journalistes d’investigation)
Radio France
Publié
Temps de lecture : 10min
La Chine déploie des efforts constants pour imposer son récit à l'ONU, lieu symbole du multilatéralisme et de la paix (ICIJ)
La Chine déploie des efforts constants pour imposer son récit à l'ONU, lieu symbole du multilatéralisme et de la paix (ICIJ)

En partenariat avec le Consortium international des journalistes d’investigation, Radio France révèle l'emprise grandissante de la Chine à l'ONU sur la question des droits de l’homme au détriment des voix critiques et de la société civile. C’est le deuxième volet de notre enquête China Targets.

Le siège européen de l'ONU est un lieu sans pareil pour les défenseurs des droits humains dans le monde. Juché sur les hauteurs du lac Léman à Genève, le Palais des nations accueille les organes essentiels de l’institution : le Conseil des droits de l'homme, chargé de protéger et promouvoir les droits fondamentaux dans les pays membres et le Haut-Commissariat aux droits de l'homme, qui coordonne l’action de l'ONU en la matière. Dans cette vénérable enceinte, qui fut autrefois le siège de la Société des nations, des milliers de réunions se tiennent chaque année où la société civile et les ONG peuvent plaider leur cause face aux experts de l'ONU et aux diplomates.

Mais depuis quelques années, ce mécanisme est de plus en plus grippé par l’action d’un puissant pays : la Chine, membre permanent du Conseil de sécurité et deuxième financeur de l'ONU (20% du budget prévu pour 2025, contre 22% pour les Etats-Unis, qui ont annoncé en février leur retrait du Conseil des droits de l'homme). L'enquête menée depuis dix mois par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) en partenariat avec 43 médias, dont Radio France, montre les efforts constants déployés par Pékin pour faire taire les voix critiques et imposer un récit conforme aux consignes du Parti communiste chinois dans ce lieu symbole du multilatéralisme et de la paix.

L’entrée du bâtiment des Nations unies à Genève (Suisse) (JOHN GUIDI / ROBERT HARDING HERITAGE / AFP)
L’entrée du bâtiment des Nations unies à Genève (Suisse) (JOHN GUIDI / ROBERT HARDING HERITAGE / AFP)

La cellule investigation de Radio France a pu assister à un épisode éclairant le 13 mars 2025, lors de la 58e session du Conseil des droits de l'homme. C’est l’un des moments-clés à l’agenda de l’institution : on compte trois sessions chaque année qui s’étendent sur près d’un mois. Ce jour-là, l'une des conférences est organisée par une association chinoise, le China network for international exchanges (CNIE, "Réseau chinois pour les échanges internationaux" en français). La réunion porte sur un sujet précis, "Faire progresser les droits des femmes pour un avenir équitable et durable", et suit une autre conférence sur les violations des droits de l'homme en Iran, où les témoignages ont été sans concession envers le pouvoir iranien.

Mais cette fois, l’ambiance est tout autre. Huit orateurs se succèdent au micro et se félicitent successivement de toutes les initiatives positives de la Chine pour promouvoir les droits des femmes. Les éventuelles critiques n'ont pas leur place ici. Au pied de la tribune, l'assemblée est clairsemée : l'Allemagne, la Belgique et la Norvège ont chacune dépêché un diplomate aux côtés de quelques ONG et journalistes. Seule la Chine est venue en masse : une importante délégation officielle chinoise occupe tous les premiers rangs. Au bout d'une heure, la conférence s'achève sans que la salle ne puisse poser de questions. La cellule investigation de Radio France tente alors d’interroger la vice-secrétaire générale de cette ONG, Xiao Ningning, qui descend de l’estrade.

Une association "Gongo"

Nos questions portent sur le statut et l’indépendance de son association car le CNIE est considéré comme une "Gongo" par de nombreux diplomates et ONG que nous avons rencontrés à Genève. Le terme est issu d’un acronyme anglais et désigne des ONG téléguidées, voire contrôlées par des gouvernements ("Government organised non-governmental organisation"). Interrogée sur le statut réel de son association, Xiao Ningning est subitement rejointe par une assistante, qui ne se présente pas et nous répond en anglais : "Je pense que c'est une sorte de stéréotype que racontent les gens d'ici [à l’ONU, ndlr]. Nous sommes en réalité une organisation purement civile. Et vous avez vu notre événement, on a parlé des droits des femmes, de développement durable, on se concentre vraiment sur ces sujets." Puis l’assistante s’en va, invoquant un appel urgent.

Avant elle aussi de s’éclipser, Xiao Ningning nous explique que son association héberge environ 300 ONG chinoises qui souhaitent davantage travailler à l’international mais elle réfute les critiques la visant : "Je ne pense pas que notre organisation soit critiquée comme vous le dites. – Vous êtes donc indépendants ? – Oui. Vous pouvez juger par vous-mêmes."

Cette association est-elle réellement une Gongo ? Oui, répond Raphaël Viana, l'un des porte-parole de l’ISHR (International service for Human rights, une ONG basée à Genève et New York, qui publie lundi 28 avril un rapport consacré aux Gongos chinoises). "C'est une organisation qui cherche à donner la 'vraie voix' de la société civile chinoise mais évidemment en faisant fi des organisations tibétaines, ouïghoures ou chinoises et hongkongaises en exil". D’après lui, cette organisation contribue à relayer le narratif officiel de Pékin, en redéfinissant le concept même de droits de l'homme, c’est-à-dire en les adaptant "aux caractéristiques chinoises". "Pour la Chine, la souveraineté nationale importe plus que les droits humains, développe Raphaël Viana. Vu de Pékin, aucun État ne devrait être critiqué pour ce qu’il fait chez lui."

Raphaël Viana dans les bureaux de l’ONG International Service for Human Rights à Genève (Suisse) (LAURENT GUIRAUD / TAMEDIA)
Raphaël Viana dans les bureaux de l’ONG International Service for Human Rights à Genève (Suisse) (LAURENT GUIRAUD / TAMEDIA)

Sur son site internet, le CNIE affiche clairement son allégeance au pouvoir dans l'article 4 de sa constitution : "L'association adhère à la direction générale du Parti communiste chinois et établit une section du PCC au sein de l'association". Le CNIE a par ailleurs été en pointe lors d'un événement qui a marqué l'ONU à Genève : il était l'auteur principal d'une tribune signée par près d’un millier d'ONG exigeant la non-publication d'un rapport très attendu des Nations unies sur le sort de la minorité ouïghoure au Xinjiang. Cette pétition a été publiée en juillet 2022 dans le China Daily, très proche du pouvoir chinois, et dénonçait "un rapport plein de mensonges."

Le 31 août 2022, quelques minutes avant la fin de son mandat, Michelle Bachelet, Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l'homme, a finalement publié ce rapport, qui concluait que les violations des droits humains commises contre les Ouïghours et d’autres minorités musulmanes pourraient constituer des crimes contre l'humanité.

Prendre illégalement des activistes en photo

Mais ces fausses ONG ne se limitent pas à écrire des tribunes qui épousent les vues de Pékin. "Leur but est aussi de réduire l'espace de la société civile indépendante, explique Raphaël Viana. À l'ONU, où un nombre limité d’organisations peuvent prendre la parole, ces structures prennent la place des ONG véritablement indépendantes". Le porte-parole de l’ISHR affirme aussi que les Gongos sont utilisées par le gouvernement chinois pour surveiller des personnes. "Nous avons des cas de Gongos qui prennent des activistes en photo de façon illégale au sein des Nations unies. Le but est évidemment de les intimider et de leur montrer qu’ils sont surveillés."

Et le problème ne ferait que s’amplifier. Selon l'ICIJ, le nombre d'ONG chinoises enregistrées auprès des Nations unies a presque doublé depuis 2018 et parmi elles, beaucoup remplissent les critères pour être considérées comme des Gongos. Aujourd'hui, sur 106 ONG chinoises accréditées, le Consortium international des journalistes d’investigation révèle que 46 sont dirigées par des personnes occupant des fonctions au sein du gouvernement ou du Parti Communiste chinois. Dix acceptent plus de 50 % de leur financement de l’État chinois. "La Chine semble être le pays qui compte le plus grand nombre de Gongos à l’ONU", confie un diplomate d’un pays occidental en poste à Genève. "Les Gongos constituent clairement un problème, mais il n’existe pas de solution facile pour les exclure." De son côté, le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'homme a répondu à l'ICIJ dans un communiqué qu'il s'efforçait de préserver un espace sécurisé pour les organisations indépendantes, mais qu'il "ne peut pas commencer à faire la distinction entre des ONG 'authentiques' et 'non authentiques'. Il n'existe aucune base qui nous permettrait d'opérer une telle distinction de manière viable, [qui] pourrait être facilement détournée par les États qui cherchent à réduire l'espace dont disposent ceux [qui voudraient] les critiquer."

En attendant, le Palais des nations de l'ONU n'est plus considéré comme un lieu sûr par de nombreux activistes, qui dénoncent l’emprise de la Chine et des pays qui la soutiennent : "C'est devenu l’un des endroits où ces gouvernements exercent leur répression", juge Zumretay Arkin, vice-présidente du Congrès mondial ouïghour auprès de l'ICIJ, qui s’est rendue plusieurs fois à Genève.

L’ambassade de Chine en France n’a pas répondu aux nombreuses questions que nous lui avons posées. Dans un message écrit, elle fait savoir qu’elle "s'oppose à cette prétendue enquête et à la diffusion de celle-ci".


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