Témoignages "C'est comme une drogue" : des victimes d'arnaque sentimentale en ligne racontent le piège dans lequel elles sont tombées

Article rédigé par Clara Lainé
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 12min
Plusieurs milliers de Français sont victimes chaque année de ces arnaqueurs aux sentiments, qui profitent de leur confiance et de leur solitude pour leur soutirer un maximum d'argent. (HELOISE KROB / FRANCEINFO)
Plusieurs milliers de Français sont victimes chaque année de ces arnaqueurs aux sentiments, qui profitent de leur confiance et de leur solitude pour leur soutirer un maximum d'argent. (HELOISE KROB / FRANCEINFO)

Les plaintes pour escroquerie sentimentale en ligne se multiplient ces dernières années. Ce fléau, nourri par la solitude et la fracture numérique, s’appuie sur des techniques de manipulation de plus en plus sophistiquées.

"Si mes amis savaient, ils diraient que je suis folle", souffle Madeleine*, la voix tremblante. A 65 ans, elle porte le poids silencieux d'une arnaque sentimentale dont elle peine à se remettre : plus de 240 000 euros envolés, quinze ans de crédit sur le dos, la honte d'y avoir cru et l'espoir tenace, malgré tout, qu'un jour, l'homme qu'elle croit aimer depuis près de huit ans toque à sa porte. Ce personnage, inventé de toutes pièces, est un "brouteur" : un escroc qui piège ses victimes via internet, souvent sur les réseaux sociaux.

De nombreux Français sont victimes chaque année de ces escroqueries aux sentiments. Contactée par franceinfo, la Direction générale de la police nationale évoque "environ 3 400 déclarations" validées en 2024, dont 3 300 pour un préjudice inférieur à 50 000 euros. Le nombre de plaintes déposées est "stable voire en légère augmentation", mais la police précise que ce chiffre "ne comprend pas un nombre très important de victimes qui n'osent pas porter plainte (...) par honte ou parce qu'elles sont encore dans le déni".

Derrière les rares cas médiatisés, à l'instar de celui d'Anne, persuadée d'échanger avec Brad Pitt et délestée de 830 000 euros, ou de Marie-José, partie rejoindre "un brouteur" en Côte d'Ivoire en juin, se cachent ainsi des milliers d'histoires d'amour à sens unique, dévorées par le mensonge et ensevelies sous les dettes.

"J'étais sûre qu'on allait aboutir à quelque chose"

Dans le cas de Madeleine, c'est un simple message sur Facebook qui déclenche tout en septembre 2017. Une invitation d'un certain "Marc", qui affirme être né à Caen, tenir une boutique de pièces détachées à Thionville et avoir deux enfants. Elle vit encore avec son mari, un homme qui ne lui adresse "presque jamais la parole". A rebours de ce "mariage mort", les échanges avec Marc sont profonds et pleins de tendresse. Très vite, elle ne peut plus s'en passer. "Il me disait qu'on irait marcher dans la forêt la main dans la main, que j'apprendrais à sa fille à faire la cuisine pendant qu'il bricolerait, qu'on irait à Disneyland", égrène Madeleine, nostalgique.

“On se parlait tous les soirs, de 21h30 jusqu'à 2 heures du matin, parfois plus.” 

Madeleine*, 65 ans, victime d'un brouteur

à franceinfo

Un mois plus tard, à la veille de leur première rencontre, Marc lui annonce un départ imprévu pour la Côte d'Ivoire. Un voyage de quelques jours, pour régler un héritage familial, dont il ne reviendra jamais. A la place, des demandes d'argent surgissent, toujours plus pressantes. Pour les papiers, un notaire, une opération en urgence, des frais de nourrice, les cadeaux des enfants... Madeleine paie. Une fois. Deux fois. Dix fois. Jusqu'à perdre plus de 200 000 euros, selon ses calculs. "J'ai dû faire un regroupement de crédits, j'en ai pris pour quinze ans... Je me sens coupable de ce que j'ai fait, mais j'étais tellement sûre qu'on allait aboutir à quelque chose...", soupire la secrétaire à la retraite, qui affirme toucher 2 000 euros par mois.

Des extraits de conversation entre Madeleine et Marc, en 2025. (CAPTURES D'ECRAN ANONYMISEES)
Des extraits de conversation entre Madeleine et Marc, en 2025. (CAPTURES D'ECRAN ANONYMISEES)

Aujourd'hui encore, un an après la mort de son mari d'un cancer généralisé – une épreuve qui lui a "ouvert les yeux" –, la sexagénaire continue de recevoir des messages de ce prétendu Marc. Elle l'a bloqué sur plusieurs réseaux sociaux, mais il finit toujours par trouver un moyen de la recontacter, déplore-t-elle.

"C'est le néant absolu autour de moi"

Claude, 57 ans, pensait lui aussi avoir trouvé un lien qui donnerait du sens à sa vie. Depuis plusieurs années, il baigne dans la solitude : pas de famille, pas d'enfant, aucun entourage. "C'est le néant absolu autour de moi, je n'ai aucun proche." C'est dans ce contexte qu'il s'inscrit, en 2023, sur un site de rencontre, où il entame une conversation avec "Béatrice", qui se présente comme vivant au Ghana. Une voix douce, des mots tendres, de belles photos et ce détail, qui lui fait baisser la garde : "Au début, elle me dit quelque chose qui me plaît beaucoup : 'Fais attention sur ce site, il peut y avoir des arnaques'", raconte-t-il, d'un rire amer.

Après des échanges intimes, quelques clichés osés, un premier virement de 150 euros est envoyé à l'occasion de Noël. Puis, les transactions financières se multiplient : projet de mariage, documents à fournir, avocat fictif à payer, billets d'avion... Au bout d'un an, la supercherie bascule dans l'absurde : un message lui apprend que Béatrice a été arrêtée à l'aéroport de Bruxelles, en possession de lingots d'or. Une caution est exigée. Cette fois, il décide de vérifier l'information directement auprès des douanes belges. Claude comprend alors que Béatrice n'existe pas. 

"C'est comme un grand coup de poing dans la gueule à ce moment-là."

Claude*, 57 ans, victime d'un brouteur

à franceinfo

Les faux documents, les incohérences grossières, l'impossibilité constante d'une visio… Tout s'éclaire. "Je me dis : t'es vraiment un con, tu t'es fait avoir comme un bleu." Claude comprend qu'il a perdu plus de 10 000 euros. Il dépose plainte en décembre 2024 sur la plateforme Thésée et auprès de la police du Ghana. Pour l'heure, il n'a eu aucun retour. Le silence de l'administration, en miroir de celui de Béatrice, achève de l'isoler. "Je ne retrouverai pas cet argent-là, je l'avais épargné pour me marier, pour le jour où ce serait la bonne", glisse-t-il, désabusé. 

"Je vis avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête"

Les arnaqueurs en ligne savent créer des futurs désirables, appréhendant leurs proies avec de fausses promesses. Pour Marlène Dulaurans, maîtresse de conférences en cybercriminologie, ces escroqueries prospèrent sur un désir de partage et de tendresse. Ce que vendent les arnaqueurs, c'est "un narratif extraordinairement bien construit" et "très rassurant" pour des personnes vulnérables. Ce discours trouve un écho particulier chez les générations plus âgées, souvent démunies face aux codes du numérique.

"On leur a ouvert la boîte de Pandore, on les a encouragés à y aller, et maintenant qu'il y a des dérives, ils n'ont aucun mode d'emploi pour s'en préserver !"

Marlène Dulaurans, maîtresse de conférences en cybercriminologie

à franceinfo

Un piège dans lequel a sombré le père de Fanny*, victime idéale : veuf, isolé, déboussolé face à internet. "Après la mort de ma mère en 2018, il a découvert cet univers et il a plongé", soupire la quadragénaire. Cela fait cinq ans que son père, 81 ans, est tombé dans les arnaques sentimentales en ligne. Cinq ans qu'elle éteint les incendies à distance et qu'elle vit au rythme des e-mails à surveiller, des relevés bancaires à décoder, et des fausses promesses à débusquer.

"Je regarde tous les jours ses mails, pour voir s'ils essaient de le recontacter."

Fanny*, 47 ans, fille d'une victime

à franceinfo

Son père, ancien cadre supérieur, a perdu plus de 300 000 euros dans des relations fictives avec des femmes qui n'existent pas, raconte-t-elle. "C'est la police qui m'a appelée la première fois. Il était interdit bancaire, soupçonné de blanchiment", explique Fanny. Contrat d'électricité, pièce d'identité, RIB... Il avait envoyé toutes ces pièces en photo à sa prétendue compagne, permettant aux arnaqueurs d'ouvrir plusieurs comptes frauduleux à son nom dans des banques en ligne. Sa fille dépose plainte à l'été 2020 pour usurpation d'identité.

Depuis, elle tente de l'aider en le confrontant. Il nie, esquive, s'énerve et menace de couper les ponts quand elle évoque une curatelle. "Pour moi, c'est horrible. S'il savait que j'ai accès à ses mails, il ne me parlerait plus." Fanny a même envisagé de recréer de toutes pièces une histoire d'amour inoffensive, en proposant à des écrivains de les payer pour qu'ils envoient à son père de faux mails d'amour. Aucun n'a accepté. Alors, elle continue, seule, à tenter d'anticiper la prochaine rechute. "Parfois, je me surprends à penser : pourquoi c'est ma mère qui est morte et pas lui ? Et je m'en veux, murmure-t-elle. C'est sans fin. Je vis avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête, en me demandant quand il va replonger."

"Transformer la honte en lucidité"

Chacune de ces histoires repose sur une mécanique bien huilée. Nathalie Granier, cyberpsychologue et analyste comportementale, cite d'abord "l'effet miroir" : "L'escroc reprend les mots, les valeurs, les idées de la personne en face", décrypte-t-elle. A ce mécanisme s'ajoute celui du love-bombing, une stratégie qui consiste à "noyer la victime sous un flot d'attention, de compliments, d'amour". Une fois que "l'araignée a tissé sa toile", le lien émotionnel "va primer sur les incohérences factuelles", poursuit la spécialiste.

"On est dans un phénomène d'addiction affective. Il y a des pics d'ocytocine, puis un manque. C'est comme une drogue."

Nathalie Granier, cyberpsychologue

à franceinfo

D'après elle, les personnalités "qui fonctionnent à l'intensité émotionnelle" sont plus exposées à ce type d'arnaque. Elle cite notamment "celles qui ont un attachement anxieux, les idéalistes, les impulsifs, les dépendants affectifs et les empathiques". Mais personne n'est à l'abri. "Moi-même, je travaille sur ça 24 h/24 et je peux me faire avoir !" Par ailleurs, "le sevrage peut être long, avec des rechutes", avertit la spécialiste. La victime va radoter, douter, vouloir s'enfermer sur elle-même, jusqu'à "transformer la honte en lucidité" et, à partir de là, "pouvoir reconstruire l'estime d'elle-même".

Une justice qui tâtonne face aux arnaques numériques

Parfois, le chemin de reconstruction passe aussi par le besoin de justice. Mais franchir la porte d'un commissariat peut déjà représenter une épreuve. "Des victimes sortent en larmes des gendarmeries", relate Jocelyn Ziegler, avocat spécialisé dans ces arnaques. "Il arrive qu'on refuse leur plainte, ce qui est illégal. On leur pose parfois des questions déplacées, ce qui renforce la culpabilité', déplore-t-il.

Alors, pour épargner à ses clients une nouvelle violence, le cabinet rédige lui-même les plaintes et les envoie au parquet. Mais même une fois cette étape franchie, la route demeure incertaine. "Le volet pénal, c'est à peine 15 à 20% de chances de succès", prévient l'avocat.

"On récupère rarement l'argent chez les escrocs. Notre principal levier d'action, ce sont les banques."

Jocelyn Ziegler, avocat

à franceinfo

Car lorsqu'un client envoie soudainement de grosses sommes à l'étranger, sa banque est censée le contacter pour lui faire signer une décharge de responsabilité. "Si elle ne le fait pas, on peut l'attaquer pour manquement à son devoir de vigilance", pointe Jocelyn Ziegler.

A l'Office anti-cybercriminalité (Ofac), on avance à petits pas pour tenter de retrouver l'identité des arnaqueurs. "Une fois la plainte déposée, on requiert les messageries, les adresses IP. Mais Twitter ne répond plus à nos réquisitions et les VPN refusent souvent de collaborer", expose l'un des fonctionnaires de cette unité spéciale.

"La priorisation des affaires se fait en fonction du préjudice : plus les pertes sont élevées, plus le dossier remonte dans notre pile."

Un cyberenquêteur au sein de l'Ofac

à franceinfo

Dans ces dossiers, l'argent est un fil conducteur précieux. "On suit les flux financiers, et c'est souvent ce qui est le plus probant. Parfois, ça transite en cryptomonnaie, mais ça reste traçable", confie le spécialiste. Ces enquêtes, qui prennent "des mois", traversent les juridictions et les continents : les brouteurs se nichent là où les autorités sont absentes ou débordées. "En Afrique, les brouteurs ciblent souvent le 'tout-venant'. En Israël, où les cas sont de plus en plus nombreux, ils visent des proies plus riches."

D'autant que les escrocs, eux, continuent d'innover. Leur terrain de jeu évolue, dopé par l'intelligence artificielle (IA). Faux visages, voix synthétiques, identités fictives... L'IA leur offre des armes sur mesure. Face à elle, les victimes, déjà fragilisées, n'ont que leur bon sens pour se défendre. "Il va falloir tout fact-checker. Plus c'est gros, plus ça passe", glisse le cyberenquêteur. Et d'avertir : "Avec les deep-fakes, le phénomène risque de s'aggraver."

* Le prénom a été modifié.

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