"Un raté monumental" : à l'heure du verdict au procès de Joël Le Scouarnec, l'ombre des victimes qui n'ont pas été identifiées par les enquêteurs
Alors que le verdict du plus important procès de pédocriminalité en France doit être rendu mercredi, une nouvelle enquête préliminaire est déjà lancée, afin d'identifier d'autres victimes potentielles de l'ex-chirurgien.
Sur la liste vertigineuse des patients agressés par Joël Le Scouarnec, certains appartiennent à la même famille. On dénombre plusieurs fratries. Mais aussi, cas unique à ce stade des investigations, un père, David, et son fils, Gabriel. Aujourd'hui âgé de 34 ans, l'enfant a été violé par l'ex-chirurgien digestif à l'âge de 5 ans en 1996. Il fait partie des 299 victimes de ce procès-fleuve, pour lesquelles Joël Le Scouarnec a reconnu l'intégralité des faits reprochés. Les enquêteurs n'ont en revanche jamais convoqué le père pour lui annoncer qu'il figurait dans les carnets noirs du pédocriminel.
L'homme de 57 ans l'a appris de manière fortuite, en mai 2022, soit à la fin de l'enquête colossale débutée en 2018, visant à identifier l'ensemble des victimes du prédateur en blouse blanche. Le choc a été immense. "Ça avait l'air irréel. J'ai cru à une blague", confie-t-il aujourd'hui. Mais il n'a alors qu'une obsession : protéger son fils, ne pas le perturber. Il refuse donc de déposer plainte à un stade aussi avancé de la procédure, au risque de la retarder davantage. "J'ai mis tout ça de côté", glisse-t-il, ému.
Cet agent d'entretien, qui travaille de nuit pour une entreprise d'agroalimentaire, a été opéré à la clinique du Sacré-Cœur de Vannes en juin 2000, quatre ans après son fils. C'est dans cet établissement que l'accusé a fait le plus de victimes. Des mineurs, pour l'immense majorité, mais aussi des adultes, comme David, sur qui Joël Le Scouarnec décrit dans ses journaux intimes des faits d'agression sexuelle, commis au bloc opératoire, alors qu'il était sous anesthésie.
Son nom apparaît noir sur blanc dans les écrits du septuagénaire. Mais les gendarmes de la section de recherches de Poitiers, qui ont mené l'enquête, affirment ne pas avoir réussi à le contacter. "Victime non identifiée", écrivent-ils dans leur procès-verbal, transcrit par Hugo Lemonier dans son livre Piégés : dans le "journal intime" du docteur Le Scouarnec. "Un raté monumental", souligne le journaliste. Et combien d'autres ?
La gêne des gendarmes
Tout au long du procès de Joël Le Scouarnec qui s'est ouvert le 24 février pour viols aggravés et agressions sexuelles aggravées sur 299 patients, commis entre 1989 et 2014, plusieurs dizaines d'autres victimes oubliées se sont manifestées. Ce décompte a été établi par des avocats de parties civiles contactés par franceinfo. Alors que le verdict de treize semaines de procès est attendu mercredi 28 mai, le parquet de Lorient, chargé des investigations, a d'ores et déjà annoncé l'ouverture d'une nouvelle enquête préliminaire "concernant des victimes éventuellement non identifiées ou nouvellement déclarées".
Comment expliquer que tant de victimes aient été laissées pour compte ? Au début du procès, les enquêteurs ont été interrogés sur de possibles manquements. Assailli de questions – et de critiques – l'un des cinq gendarmes ayant participé aux investigations a concédé, très mal à l'aise, "quelques loupés" et "des maladresses". Le lendemain, le directeur d'enquête est passé sur le gril, pendant pas moins de huit heures d'audition. "Etes-vous en mesure d'affirmer qu'aucune victime n'a été oubliée ?", lui a demandé la présidente de la cour criminelle du Morbihan, Aude Buresi. "Je pense qu'on a recensé la majorité des victimes", s'est défendu l'adjudant-chef, d'une voix hésitante.
"Cela ne me paraît pas exhaustif", a regretté la magistrate, quelque peu gênée, énumérant de nombreux "ratés" de l'enquête : des victimes confondues avec leur homonyme, des erreurs sur les noms, des confusions entre deux personnes... Certaines ont été mal recherchées. Voire mises de côté. En décembre 2022, soit un an et demi avant la clôture de l'enquête, la cour d'appel de Rennes avait pointé ces manquements dans un arrêt, consulté par franceinfo. Saisie par Joël Le Scouarnec qui demandait la prescription de certains faits, elle mentionnait des extraits des journaux intimes du médecin, avec les noms, prénoms et âges de plusieurs patients, ainsi que la mention "aucune investigation n'a été réalisée concernant cette victime". A la barre, le directeur d'enquête a affirmé n'avoir jamais reçu ce document. Et n'a donc entrepris aucune recherche supplémentaire concernant ces victimes négligées.
Des victimes oubliées
Au-delà de ces oublis, il y a tous les patients pour lesquels l'ancien médecin pourrait avoir minoré les faits. Si Amélie Lévêque ne s'était pas manifestée d'elle-même, en découvrant les accusations contre Joël Le Scouarnec dans la presse au début de l'enquête en 2019, cette femme de 43 ans aurait sans doute, elle aussi, été mise de côté. Son nom apparaissait bien dans les carnets du pédocriminel, mais sans qu'aucun geste de nature sexuelle n'y soit consigné.
Joël Le Scouarnec raconte avoir "contemplé" ses parties intimes. Mais après plusieurs séances d'EMDR – une thérapie par mouvements oculaires qui cible les mémoires traumatiques des individus – Amélie Lévêque a retrouvé ses souvenirs d'enfant, enfouis depuis 1991. "Les images de la salle de réveil sont revenues très vite. Moi à 9 ans, le froid, la couleur de sa blouse et de sa charlotte. (...) Une main se pose sur le bas de mon ventre, puis une douleur rapide dans l'entrejambe", raconte-t-elle à la barre début mars. A l'audience ce jour-là, l'accusé de 74 ans reconnaît l'avoir violée.
"Il y a 57 autres victimes dans les carnets que Joël Le Scouarnec dit avoir seulement 'contemplées', comme Amélie Lévêque", relève Francesca Satta, l'avocate de la quadragénaire. "Il y a donc 57 autres victimes potentielles du même type d'actes, qu'il faudrait investiguer pour chacune", souligne-t-elle, précisant avoir été contactée depuis le début du procès par plus d'une vingtaine de nouvelles victimes potentielles.
"Certaines étaient dans les carnets, mais n'ont pas été appelées. D'autres avaient déposé plainte, mais sont passées à l'as, notamment parce qu'elles n'avaient pas engagé d'avocat pour suivre le dossier."
Francesca Satta, avocateà franceinfo
D'autres encore ne figurent pas dans les écrits pédocriminels de l'ex-chirurgien. Mais leurs descriptions ne mentent pas, observe l'avocate. "Certaines ont développé des phobies juste après leur opération. On retrouve exactement les mêmes problématiques que chez tant d'autres victimes : anorexie, boulimie, dépression, peur des hôpitaux, des blouses blanches", énumère Francesca Satta.
Les erreurs des enquêteurs
Pour plusieurs avocats de parties civiles, les gendarmes ont réduit le champ des recherches en s'en tenant aux seuls carnets de Joël Le Scouarnec. "C'est comme si l'accusé lui-même avait fixé le périmètre de l'enquête", regrette Céline Astolfe, avocate de l'association La Fondation pour l'enfance. "Submergés et aveuglés par ses écrits", ils en ont oublié "les réflexes évidents, basiques d'une investigation", tance-t-elle.
Comme plusieurs de ses consœurs et confrères, elle ne comprend pas pourquoi les enquêteurs n'ont pas commencé par contacter la Sécurité sociale. "Ils auraient dû demander aux caisses primaires d'assurance-maladie de ressortir les dossiers de Joël Le Scouarnec en qualité de prescripteur", pointe Jean-Christophe Boyer, qui représente L'Enfant bleu, une association dédiée aux victimes de maltraitances infantiles.
Selon lui, l'enquête aurait dû s'appuyer sur "l'identification de l'intégralité des actes pratiqués au bloc" par l'ancien chirurgien, en collectant "les numéros de cotation de l'ensemble de ses patients". Certains patients se sont d'ailleurs rendus d'eux-mêmes à la gendarmerie. Mais ne figurant pas dans les carnets de l'ex-médecin, ils ont immédiatement été écartés de l'enquête, déplore l'avocat.
"Toute personne qui dit avoir été violée ne vient pourtant pas dans un commissariat avec les preuves du viol qu'elle a subi."
Jean-Christophe Boyer, avocat de l'association L'Enfant bleuà franceinfo
Marie est dans ce cas de figure. Cette Montpelliéraine de 46 ans se souvient de son passage à la clinique de la Fontaine à Loches (Indre-et-Loire) pour un soupçon d'appendicite au début des années 1990. Elle a encore en tête les visites de Joël Le Scouarnec "le soir" alors qu'elle était "seule dans sa chambre" et les viols qu'elle dit avoir subis. En 2019, lorsque le nom du pédocriminel apparaît dans les médias, Marie se signale aux gendarmes, mais se heurte à un mur : elle ne figure pas dans les carnets. Son histoire a peut-être été consignée dans ceux que l'accusé a détruits, de fin 1994 à début 1996. Le septuagénaire a expliqué avoir fait disparaître une partie de ses écrits à cette période, après que son épouse est tombée dessus.
Une infinité de faits
Interrogé à l'audience sur la possibilité que l'ensemble de ces victimes puissent ne pas figurer dans ses journaux intimes, le septuagénaire n'a pas démenti. "Je ne peux pas dire : 'je ne l'ai pas écrit, je ne l'ai pas fait'", a-t-il concédé le 31 mars, dans l'une de ses habituelles formules alambiquées, rapportée par Ouest-France.
"Lorsque Joël le Scouarnec n'exclut pas un fait, c'est qu'il est fort possible que cet acte ait eu lieu."
Céline Astolfe, avocate de l'association La Voix de l'enfanceà franceinfo
Au-delà de la problématique des carnets comme seule base d'enquête, l'avocate s'indigne du fait que les gendarmes aient décidé d'eux-mêmes du caractère prescrit de tel ou tel cas en début d'enquête, comme ils l'ont expliqué à plusieurs victimes figurant dans les carnets. Et ce, "sans avoir d'éléments factuels précis" sur le contexte de certains viols ou agressions sexuelles qui leur ont été dénoncés. Or le droit en matière de prescription est particulièrement complexe : le fait, par exemple, d'avoir agressé sous soumission chimique permet de retarder le délai de prescription. Plusieurs victimes ont ainsi été exclues de la procédure sans tenir compte de ces subtilités juridiques.
L'audience a montré combien l'enquête s'était révélée titanesque. Trois puis cinq gendarmes ont été mobilisés de 2018 à 2024 pour identifier les si nombreuses victimes de l'ancien médecin. Il a fallu ensuite coordonner les investigations de centaines de brigades dans toute la France pour les auditionner. L'exploitation des milliers d'écrits de l'ex-chirurgien ont été laissés à une seule enquêtrice, aujourd'hui en dépression. Elle ne s'est jamais remise des atrocités qu'elle y a lues. "Un humain ne peut pas résister physiquement et psychiquement à la lecture de l'intégralité des carnets", analyse Céline Astolfe.
L'avocate considère que les enquêteurs ont fait ce qu'ils ont pu, "au regard des moyens à leur disposition et du caractère infini des faits". La nouvelle enquête annoncée – la troisième ouverte depuis l'arrestation de Joël Le Scouarnec en 2017 – ne rattrapera pas les manquements de la précédente. Mais d'autres victimes, en mal de reconnaissance de l'institution judiciaire, pourront raconter leur histoire, leurs angoisses et leurs traumas, dans la perspective d'un nouveau procès, déjà dans toutes les têtes. A l'image de David, le père de Gabriel, qui attend avec impatience d'être contacté, comme son fils l'a été il y a sept ans. "Cette fois, ils savent où me trouver", lâche-t-il en riant nerveusement.
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