"On imaginait que le dossier serait pris en charge..." : au procès de Joël Le Scouarnec, l'Ordre des médecins sur le banc des accusés

Article rédigé par Juliette Campion
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
Une manifestante lors d'un rassemblement de victimes de Joël Le Scouarnec, devant le tribunal de Vannes (Morbihan), le 19 mai 2025. (DAMIEN MEYER / AFP)
Une manifestante lors d'un rassemblement de victimes de Joël Le Scouarnec, devant le tribunal de Vannes (Morbihan), le 19 mai 2025. (DAMIEN MEYER / AFP)

Deux représentants départementaux ont été martelés de questions lundi. A l'époque des faits, les alertes concernant Joël Le Scouarnec ont été nombreuses.

Comment Joël Le Scouarnec, condamné dès 2005 pour infraction pédocriminelle, a-t-il pu continuer à exercer jusqu'en 2017, date de son arrestation ? C'est à cette question lancinante que la cour criminelle du Morbihan tente de répondre depuis le début du procès de l'ex-chirurgien digestif, le 24 février. Lundi 19 mai, les débats sont entrés dans leur dernière ligne droite : pas moins de sept responsables d'institutions médicales ont été pressés de questions pendant près de onze heures d'audience, chacun cherchant à se renvoyer la balle quant à sa responsabilité dans ce fiasco collectif.

Parmi eux, les représentants du Conseil départemental de l'ordre des médecins (CDOM) du Finistère et de Charente-Maritime étaient particulièrement attendus, puisqu'il s'agit des départements où Joël Le Scouarnec a exercé après sa condamnation en 2005. "Ça va durer un petit moment", a prévenu la présidente, Aude Buresi, lorsque l'ancien président du CDOM du Finistère, François Simon, est arrivé à la barre en fin de journée. Le matin même, le médecin retraité a produit un certificat médical, censé lui éviter de venir déposer... Sous la menace d'un mandat d'amener, il a manifestement fini par se décider à affronter les questions de la cour.

"Soigne-t-il des enfants ?" 

Du haut de ses 81 ans, l'homme chauve, lunettes rectangulaires et costume sombre, semble en forme et s'exprime parfaitement. Il se souvient très bien de l'alerte qu'il a reçue le 14 juin 2006. Il échange ce jour-là avec le chef des urgences de l'hôpital de Quimperlé qui s'inquiète de la récente condamnation de son confrère chirurgien, Joël Le Scouarnec, à quatre mois de prison avec sursis, pour téléchargement et détention de fichiers pédopornographiques. L'affaire suscite "un malaise" chez les quelques collègues qui en ont été informés.

"Soigne-t-il des enfants ?" lui demande alors François Simon au bout du fil. "Quelques fois, mais pas très fréquemment. Et dans ce cas-là, on s'arrange pour qu'il ne soit pas tout seul", assure l'urgentiste. "J'ai dit que ce n'était pas la bonne façon de faire et que ça n'assurait pas la sécurité des enfants", relate le retraité à la barre. Il semble alors, selon son récit, mesurer la gravité de la situation. D'autant qu'un autre lanceur d'alerte lui fait part lui aussi de son inquiétude : un psychiatre, collègue de Joël Le Scouarnec, lui envoie en juillet 2006 la copie d'un courrier qu'il a fait parvenir au directeur de l'hôpital de Quimperlé dans lequel il se pose ouvertement la question de la capacité du chirurgien à prendre en charge des enfants.

Aucune mesure d'urgence n'est pourtant prise. François Simon contacte tout de même le parquet de Vannes pour consulter le jugement de Joël Le Scouarnec, qu'il ne reçoit qu'en novembre 2006. Il fait parvenir le document à la Direction départementale des affaires sanitaires et sociales (DDASS), qui a "le pouvoir d'enquêter", souligne-t-il. Mais omet, sans qu'il puisse aujourd'hui l'expliquer, d'y joindre le courrier alarmant du psychiatre. "Qu'attendiez-vous de la DDASS ?" l'interroge la présidente. "On imaginait que le dossier serait pris en charge..." bredouille l'octogénaire, qui ne cherche pas à s'enquérir des suites de l'affaire. On sait aujourd'hui que la DDASS n'a pas agi.

"Toutes les personnes à la barre disent que c'était aux autres de faire"

François Simon avait pourtant d'autres cartes en main, puisqu'il a convoqué Joël Le Scouarnec le 22 novembre 2006, après avoir reçu le jugement le concernant. Aux côtés du secrétaire général et du trésorier du Conseil départemental de l'ordre des médecins du Finistère, ils font face à un homme dépressif, qui reconnaît avoir eu des problèmes d'alcool, tout en jurant que cette période est derrière lui. "C'est à cette période qu'il a consulté accidentellement des sites pornographiques", relate le médecin retraité à la barre.

"Pornographiques ou pédopornographiques ?" coupe la présidente. "Je ne sais pas, je n'ai pas retenu la nuance", lâche le témoin, suscitant la consternation de la magistrate. Aude Buresi reprend le procès-verbal de l'entretien, rédigé par le trésorier, sur lequel il est précisé noir sur blanc : "sites pornos adultes +++" et "sites pornos enfants +++""Vous pouvez expliquer ce que signifie '+++' dans le langage des médecins ?" lui demande Jean-Christophe Boyer, avocat de la partie civile pour l'association L'Enfant bleu.

"Je ne peux pas vous répondre : c'est à l'appréciation de celui qui a écrit la note."

François Simon, ancien président du CDOM du Finistère

devant la cour criminelle du Morbihan

L'avocat s'étonne que François Simon n'ait jamais pris contact avec le directeur de l'hôpital de Quimperlé, malgré ces multiples informations déterminantes en sa possession. "Mon interlocuteur n'était pas le directeur de l'hôpital, c'était la DDASS, l'autorité de tutelle", assure l'octogénaire. "Toutes les personnes qui passent à la barre aujourd'hui disent que c'était aux autres de faire", lance, irrité, l'avocat de la partie civile.

"Nous ne pouvons avoir que des regrets"

Ce n'est pas un autre témoin clé de la journée, âgé de 81 ans lui aussi, qui lui a prouvé le contraire. Joël Belloc, l'ex-président du Conseil départemental de l'ordre des médecins de Charente-Maritime, raconte comment il a hérité, à son tour, de l'épineux dossier Le Scouarnec fin 2008. Le chirurgien digestif cherche alors à changer de département pour être titularisé dans le petit hôpital de Jonzac. Sa condamnation est jointe à sa candidature, que le Conseil départemental doit valider en assemblée plénière. 

Interrogé par visioconférence, le gynécologue retraité concède : "Ça méritait au moins interdiction de contact avec les enfants." Mais lorsque la présidente, Aude Buresi, lui demande s'il a voté contre son inscription au tableau de l'ordre départemental en 2008, il ne se "souvient pas". "Ça a été débattu ?" insiste la magistrate. "Oh oui, c'était un dossier très particulier, on prenait le temps nécessaire au débat", affirme Joël Belloc. Comment explique-t-il la mansuétude du Conseil départemental de l'ordre des médecins à son égard ?

"Il a peut-être réussi à le convaincre de son niveau de moralité."

Joël Belloc, ancien président du CDOM de Charente-Maritime

devant la cour criminelle du Morbihan

Negar Haeri, l'avocate du Conseil national de l'ordre des médecins (CNOM), demande à l'intéressé ce qu'il pense de la constitution de partie civile de l'institution. "C'est plutôt inadéquat : le Conseil national aurait pu porter plainte quand nous lui avons transmis la validation de l'inscription de Joël Le Scouarnec", estime le retraité. "Vous êtes en train de vous déresponsabiliser sur le Conseil national ?" interroge-t-elle, en haussant le ton. Et de rappeler qu'une lettre datée du 10 juillet 2008, signée par le secrétaire général adjoint du CNOM, a alerté son homologue de Charente-Maritime sur les antécédents judiciaires du chirurgien.

Aujourd'hui, l'instance nationale, qui s'est constituée partie civile, tient à présenter "ses excuses" pour ses manquements, souligne Negar Haeri. Joël Belloc n'est pas allé jusque-là. "Nous ne pouvons avoir que des regrets et de la compassion envers toutes les victimes connues, pas connues et qui seront peut-être connues ultérieurement", commente-t-il sobrement. Sur l'écran face à lui, les parties civiles, qui suivent les débats depuis l'amphithéâtre qui leur est dédié, affichent un visage blasé. Certaines soupirent ou lèvent les yeux au ciel, face à cette incapacité collective à véritablement se remettre en question.

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