"Il y a une volonté d'omerta" : dans un village des Vosges, la préfecture interdit de boire l'eau polluée aux PFAS après des mois de silence

Article rédigé par Robin Prudent
France Télévisions
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A Arrentès-de-Corcieux, l'eau du robinet contient des PFAS au-delà de la limite réglementaire. (FRANCK FIFE / AFP)
A Arrentès-de-Corcieux, l'eau du robinet contient des PFAS au-delà de la limite réglementaire. (FRANCK FIFE / AFP)

A Arrentès-de-Corcieux, la concentration en "polluants éternels" est très supérieure à la limite réglementaire depuis juin. Les habitants n'ont été informés par les autorités que mardi.

Que se passe-t-il dans les canalisations du petit village d'Arrentès-de-Corcieux ? En plein cœur du parc naturel régional des Ballons des Vosges, une partie des 177 habitants des hameaux qui composent la commune sont confrontés à une pollution inquiétante depuis le mois de juin. D'après les données officielles, l'eau du robinet contient des PFAS à un niveau très élevé, largement au-dessus des limites réglementaires. Malgré les alertes de plusieurs associations environnementales, les autorités n'ont informé les habitants que mardi 14 octobre, lors d'une réunion publique. La presse n'a pas eu le droit d'y assister, rapportent Vosges Matin et France 3 Grand Est.

A cette occasion, la préfecture a interdit à la population desservie par le réseau de distribution de la commune "l'usage de l'eau destinée à la consommation humaine". A compter de mercredi, l'eau du robinet "ne doit plus être utilisée pour la boisson ou la préparation des biberons", écrit-elle dans un communiqué. Les habitants peuvent seulement s'en servir pour cuisiner, faire la vaisselle, arroser, se laver ou se brosser les dents. Une distribution d'eau va également être organisée dans la commune, "à raison d'une bouteille par jour et par personne"

"La population alimentée par un réseau d’eau privé n’est pas concernée par cette mesure", précise la préfecture. Il lui est toutefois conseillé de procéder aux contrôles de qualité. 

Une pollution connue depuis juin

Ces mesures d'urgence interviennent plusieurs mois après des analyses alarmantes. Selon le dernier relevé effectué le 2 septembre par l'Agence régionale de santé, la somme des 20 "polluants éternels" contrôlés sur le réseau de distribution d'eau potable de la commune est de 0,86 microgramme par litre (µg/L). Soit près de neuf fois plus que la limite de qualité fixée à 0,1 µg/L par le ministère de la Santé. Une pollution massive qui avait déjà été détectée en août (0,68 µg/L) et en juin (0,77 µg/L). Plus inquiétant encore, lors du dernier test réalisé par les autorités, la somme des quatre PFAS les plus préoccupants – PFOA, PFOS, PFNA et PFHxS – atteint 0,72 µg/L alors que le Haut Conseil pour la santé publique (HCSP) recommande d'appliquer une limite à 0,02 µg/L. Une concentration maximale multipliée par 36 à Arrentès-de-Corcieux.

La grande famille des PFAS – ou substances per-et polyfluoroalkylées – regroupe des molécules synthétiques très persistantes dans l'environnement. A partir d'une certaine dose, les "polluants éternels" peuvent avoir des effets délétères sur la santé, comme l'augmentation du taux de cholestérol, des cancers, des effets sur la fertilité et le développement des fœtus. Face à ce risque, l'eau potable avait déjà été interdite à la consommation dans d'autres communes françaises, comme dans 13 villages des Ardennes, où les concentrations de PFAS oscillaient entre 5 et 27 fois la limite réglementaire.

"Je suis vraiment en colère"

Mais dans les Vosges, aucune communication n'a été réalisée auprès des habitants entre juin et la mi-octobre. Aucune mention n'apparaissait non plus sur le site de l'agence régionale de santé (ARS) du Grand Est jusqu'à mardi, alors que les règles à appliquer en cas de dépassement de la limite de qualité sont écrites noir sur blanc. Dans cette situation, il faut "améliorer la qualité de l'eau dans les meilleurs délais et informer la population". Seul un courrier a été finalement distribué dans les boîtes aux lettres du village pour annoncer la réunion publique de mardi afin de "faire suite à la nouvelle réglementation de l'Etat au sujet des analyses de l'eau", explique France 3 Grand Est. Sans plus de détail.

Un délai de réaction des autorités pointé du doigt par les associations locales. "Je suis vraiment en colère, bien que l'ARS connaisse la situation depuis juin, rien n'a été fait vis-à-vis de la population pendant des mois", réagit Jean-François Fleck, vice-président de Vosges nature environnement. Le responsable associatif assure avoir été, lui aussi, refoulé à l'entrée de la réunion publique organisée par les autorités. "Il y a une volonté d'omerta", lâche-t-il.

L'association Vosges Nature environnement est pourtant mobilisée sur le sujet de la pollution de l'eau depuis des années. Elle a même envoyé deux courriers à la préfecture en juillet et au début du mois d'octobre concernant la situation à Arrentès-de-Corcieux. "Pourquoi, à notre connaissance, aucune information ni restriction de consommation n'ont été données aux habitants concernés ?" s'interrogent-ils dans leur dernière lettre. Aucune réponse ne leur avait été donnée jusqu'au communiqué de la préfecture du 14 octobre.

Une usine dans le viseur

Selon l'association environnementale, la source de cette pollution est identifiée de longue date. Comme dans les Ardennes, les PFAS viendraient de résidus de traitements des eaux usées utilisées sur des terres agricoles. Les regards se tournent notamment vers une station d'épuration qui traite les rejets d'une usine de blanchiment de Gérardmer. Cette entreprise spécialisée dans l'habillement et le linge de maison a fait l'objet d'une inspection en avril. Dans un rapport consulté par franceinfo, la Direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (Dreal) affirme que l'entreprise utilise encore des PFAS, "mais de manière très ponctuelle".

Cependant, "lors de la visite du site, l'inspection a identifié une source d'émission des PFAS vers l'environnement", est-il écrit. Au cours des traitements des tissus, ceux-ci sont plongés dans une solution contenant des "polluants éternels". Or, "lors du changement de traitement, le fond de bain PFAS est envoyé par une vanne vers la station d'épuration dont la conception ne permet pas d'abattre ce paramètre". Malgré cela, quelque 2 500 m3 de ces boues d'épuration sont ensuite épandues sur des terres agricoles dans les communes environnantes, selon un autre rapport de la Dreal que franceinfo a pu consulter.

Un "plan d'actions " annoncé

Dans ces conditions, une pollution de l'eau était prévisible. "Il paraissait évident que l'épandage de ces boues ne garantissait pas l'absence de polluants dans le sol et dans l'eau, c'était prendre un risque inutile", juge Jean-François Fleck. "On se retrouve dans la même situation que les Ardennes", renchérit-il. Là-bas, la préfecture a d'ailleurs annoncé mi-septembre la suspension de l'épandage de ces résidus industriels sur l'intégralité des aires de captage en eau potable afin de lutter contre la pollution aux PFAS. Une mesure réclamée depuis plusieurs mois par l'association vosgienne. Dans son communiqué publié mardi, la préfecture des Vosges évoque simplement "un plan d'actions pour rétablir la conformité de l'eau aux normes en vigueur", sans plus de détails. "La population sera tenue informée de l’évolution de la situation par des points réguliers", assure la préfecture.

"Quand on sait qu'il y a un risque potentiel, et que, malgré tout, on le prend au détriment de l'environnement et de la santé, c'est inacceptable."

Jean-François Fleck, vice-président de Vosges nature environnement

à franceinfo

L'ampleur et la durée de la pollution dans les Vosges restent toujours à déterminer. "Aujourd'hui, on est devant le fait accompli et on ne sait pas comment on va dépolluer", souffle Jean-François Fleck. A quelques kilomètres d'Arrentès-de-Corcieux, l'eau du robinet de Tendon présente également une concentration aux "polluants éternels" supérieure à la limite réglementaire depuis cet été. Un peu plus loin, à Champdray, quatre PFAS dépassent aussi la limite recommandée par le Haut Conseil de la santé publique. Et aucune communication publique n'a pour le moment été réalisée par les autorités dans ces communes.

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