Reportage "On ne vire pas qu'une personne, on casse des familles" : à Calais, la vie après un plan social des ex-salariés de l'usine Prysmian

Article rédigé par Paolo Philippe - Envoyé spécial à Calais
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10min
Alain, Grégory, Franck et David, ex-salariés de l'usine Prysmian, le 8 janvier 2025 à Calais (Pas-de-Calais). (PAOLO PHILIPPE / FRANCEINFO)
Alain, Grégory, Franck et David, ex-salariés de l'usine Prysmian, le 8 janvier 2025 à Calais (Pas-de-Calais). (PAOLO PHILIPPE / FRANCEINFO)

Alors que les plans sociaux se multiplient, franceinfo est allé à la rencontre d'ouvriers d'une usine de câbles à fibre optique dans le Pas-de-Calais.

Il y a des dates qu'on n'oublie jamais, encore moins quand elles font basculer votre vie. Le 20 novembre 2023, celles de François-Xavier, Alain, David, Romain et des salariés de l'usine Prysmian de Calais (Pas-de-Calais) ont explosé en quelques secondes. Un SMS à l'aube, quelques mots : le site va fermer, les 80 employés seront licenciés. A l'atelier comme dans les étages, l'annonce a eu l'effet d'une bombe. "On s'est sentis trahis et sacrifiés sur l'autel de la stratégie du groupe", se remémore Alain, ancien responsable du laboratoire de recherche et développement, rencontré comme plusieurs ex-salariés à Calais début janvier, au moment où les plans sociaux se multiplient en France.

Le groupe italien, spécialisé dans la production de câbles d'énergie et de télécommunications comme la fibre optique, et qui possède plus de 100 sites dans 50 pays, a décidé de réorganiser sa production en France et à l'étranger. Les salariés de Calais y voient une décision cynique alors que l'entreprise réalisait des bénéfices selon eux.

"Aujourd'hui, on ferme des usines pour garder des marges et préserver les dividendes des actionnaires, souffle Grégory Agneray, 48 ans, ancien ouvrier à la production des câbles et délégué syndical de l'usine. Arrivé à la fin des années 1990, à l'époque où l'usine comptait 250 salariés, il a vu comme les autres la détérioration de ses conditions de travail, les réductions d'effectifs et la concurrence des pays de l'Europe de l'Est, où les coûts et les salaires sont plus bas.

"J'étais un cadavre à l'usine"

"Quand je suis rentré en 1997, on me disait déjà qu'on allait fermer et à chaque fois, on s'adaptait. Mais le jour où ça vous arrive…", grince Grégory Agneray, qui a été chargé de négocier le plan de sauvegarde de l'emploi avec la direction de Prysmian. Une fois la nouvelle de la fermeture officialisée, les salariés imaginent la mise en place d'un piquet de grève classique, avec les pneus brûlés, les barricades et les banderoles. Mais l'un des leurs tente de se suicider au bout de quelques jours. Tout le monde comprend que les mois qui vont suivre vont être durs. "On se demandait quel collègue serait le suivant", se souvient le syndicaliste. Les salariés, les Prysmian comme ils se surnomment, décident alors de continuer à pointer à l'usine, sans faire fonctionner la production.

Des salariés de l'usine Prysmian lors d'une marche après l'annonce du plan social, le 25 novembre 2023 à Calais (Pas-de-Calais). (SEBASTIEN JARRY / LA VOIX DU NORD / MAXPPP)
Des salariés de l'usine Prysmian lors d'une marche après l'annonce du plan social, le 25 novembre 2023 à Calais (Pas-de-Calais). (SEBASTIEN JARRY / LA VOIX DU NORD / MAXPPP)

"Il valait mieux être ensemble que se morfondre chacun chez soi et avoir des idées noires", dit Alain, en se remémorant les mois d'incertitude et de négociations, entre novembre et mars. Plusieurs salariés font des dépressions. François-Xavier, un grand gaillard de 52 ans dont trente passés dans la boîte, a eu des idées noires. "J'étais un cadavre à l'usine, je me prenais pour une merde", confie-t-il. David était lui dans "le déni" : il errait, n'avait plus de projets et se voyait comme un "bon à rien", sans avenir à 54 ans. "J'ai mis plusieurs mois à franchir la porte du psychologue du travail et ça m'a fait du bien. J'ai dit des choses que je ne disais pas à mon épouse", reconnaît le quinquagénaire.

Son aventure, comme celle de 80 salariés, s'est terminée fin avril, le jour où le plan de sauvegarde de l'emploi a été signé avec la direction. A la clé, un congé de reclassement leur permettant de toucher 75% de leur salaire pendant 12 à 30 mois, selon leur ancienneté. De quoi voir venir, au moment de tourner la page de Prysmian et de commencer une nouvelle vie, souvent à plus de 50 ans et après de nombreuses années dans la boîte.

"L'après, c'est le début des questions : qu'est-ce qu'on va faire ? Combien on va gagner ? Où va-t-on travailler ?"

David, ex-salarié de l'usine Prysmian

à franceinfo

David s'était fait une promesse : ne plus jamais travailler dans l'industrie, un secteur qui l'a "dégoûté", comme beaucoup de ses collègues. Sur les 80 salariés, environ 25 ont pu bénéficier d'une préretraite. Pour les autres, il a fallu entamer une nouvelle formation, retrouver un nouveau travail, parfois changer de vie. Certains ont même passé le bac.

"On n'a jamais appris à se vendre"

Franck et Romain ont fait leur CV, participé à des job dating et se sont vite confrontés à la réalité du marché du travail. "On ne regarde que l'âge et le diplôme sur votre CV, et quand vous avez 50 ans et que vous n'avez pas le bac, c'est plus que compliqué", expliquent en chœur les deux hommes. Le premier a retrouvé un CDI dans l'industrie à Dunkerque, à 40 km de Calais, le deuxième s'apprête à entamer une nouvelle formation, après avoir tenu deux mois dans son précédent travail. "Au début de nos carrières, il y avait du boulot et on était pris directement. Maintenant, il faut réussir à se vendre, ce qu'on n'a jamais appris à faire, et puis le boulot ne court plus les rues", explique Grégory Agneray.

Des ex-salariés de l'usine Prysmian prennent la pose, le 8 janvier 2025 à Calais (Pas-de-Calais). (PAOLO PHILIPPE / FRANCEINFO)
Des ex-salariés de l'usine Prysmian prennent la pose, le 8 janvier 2025 à Calais (Pas-de-Calais). (PAOLO PHILIPPE / FRANCEINFO)

Le syndicaliste est un Calaisien pur jus. Il vit à quelques minutes de l'ancien site de Prysmian, qui a fermé comme de nombreuses usines dans la ville ces dernières années (Meccano, Synthexim), tandis que d'autres, comme Catensys, ont réduit la voilure. A Calais, où les naufrages de migrants dans la Manche font la triste une des journaux chaque semaine ou presque, la désindustrialisation de la ville de 67 000 habitants s'est accélérée. Le taux de chômage atteint 23,8% selon l'Insee (contre 7,4% dans l'ensemble de la France), et le centre-ville se vide, concurrencé par le grand centre commercial de la cité de l'Europe, en périphérie, et le voisin Dunkerque, dont la politique de réindustrialisation attire les industries et les habitants.

Sur les 14 anciens salariés de Prysmian qui ont retrouvé un CDI, seuls deux sont restés dans le secteur de Calais. Malgré son âge, 54 ans, et le fait qu'après "trente ans dans la même boîte, [il ne savait] rien faire d'autre", François-Xavier a rebondi dans sa ville. Il a commencé par se reconvertir dans le social pour livrer des repas pour les personnes âgées : il a "chialé de tristesse au bout de deux jours" face aux situations de solitude, avant de vite changer.

Depuis septembre, il a trouvé un poste dans la livraison de restaurants. Il s'épanouit, a retrouvé le goût du travail après des années "à aller au boulot la boule au ventre" mais il gagne à peine 1 000 euros, bien moins que les 2 400 euros qui tombaient chaque mois lorsqu'il assemblait et gainait des câbles optiques chez Prysmian. "Il me reste douze années à travailler, alors il ne faudrait pas que je reste trop longtemps à moins de 1 000 euros", dit François-Xavier, dont les deux enfants font des études. Il ajoute : "Les gens ne s'imaginent pas qu'un plan social détruit des vies. On ne vire pas un salarié, on casse des familles."

Dans son malheur, François-Xavier a trouvé du réconfort auprès de ses copains de galère. Grégory, Franck, David et les autres étaient ses copains de Prysmian, avec qui il aimait jouer à la belote à la pause. Ils sont devenus sa deuxième famille : ils se retrouvent régulièrement autour d'un repas organisé chez les uns ou les autres, ce qui était rare avant leur licenciement. Ils discutent, prennent des nouvelles des gamins et surtout, se soutiennent dans leurs nouveaux projets.

Des factures qui tombent, des projets en suspens

Leurs conjointes se trouvent à leur côté. Depuis le 20 novembre 2023, elles se sont réunies autour d'un collectif pour soutenir leurs compagnons et partager leurs difficultés de victimes collatérales de ces licenciements. Claudie et Sophie Agneray figurent parmi les plus actives. La première se souvient encore de la réaction de sa fille à l'annonce de la fermeture du site – "Elle m'a dit : 'Maman, on vend la maison'". Elle a aussi vu son mari souffrir en silence. "Il avait ses repères, sa famille, il a donné toute sa vie pour cette boîte et du jour au lendemain, tout s'arrête", explique-t-elle.

De son côté, Sophie Agneray a mis tous ses projets en pause : la rénovation de la cuisine comme l'achat d'une nouvelle voiture. Elle a aussi annulé un séjour à Malte, un autre à Disneyland, et s'inquiète des factures qui s'accumulent en attendant que son mari, délégué syndical qui n'a pas encore signé sa fin de contrat, touche ses primes de licenciement. "A la fin, c'est notre fille qui en paie les conséquences, et ça, ce n'est pas juste", dit-elle.

Les femmes des ex-salariés de Prysmian.(PAOLO PHILIPPE / FRANCEINFO) Unes de presse du combat social prysmian. Le 8 janvier 2025 à Calais (Pas-de-Calais). (PAOLO PHILIPPE / FRANCEINFO)

Les femmes des salariés de Prysmian ont écrit à Emmanuel Macron au début de leur lutte et participé à un documentaire. Elles aimeraient désormais porter à l'Assemblée nationale une proposition de loi sur l'instauration d'un congé pour licenciement pour les partenaires des salariés licenciés. Ce qui ne suffira sûrement pas à effacer les plaies encore béantes du licenciement.

Les ex-salariés de Prysmian, dont la moitié reste encore sans emploi, ont longtemps perdu espoir. Ils ont aussi été déçus par les politiques. Xavier Bertrand, président des Hauts-de-France, François Ruffin, député LFI, ou encore Fabien Roussel, ex-député du Nord, sont venus les rencontrer pendant leur lutte. "On s'est aperçus qu'ils n'ont plus de pouvoir et qu'au final, ce sont les patrons qui décident, regrette Grégory Agneray. Et vous, vous n'êtes bon qu'à bosser et à fermer votre gueule."

Commentaires

Connectez-vous ou créez votre espace franceinfo pour commenter.