: Interview "Tout ce que je sais dans la vie, je l'ai appris dans les salles de cinéma" : avec "Spectateurs !", Arnaud Desplechin déclare son amour au 7e art
Le dernier film du réalisateur se penche sur ce qui se passe pour nous, spectateurs et spectatrices, dans les salles obscures, devant le spectacle du monde projeté sur un écran.
Arnaud Desplechin signe avec Spectateurs ! un film hommage au cinéma en forme de docu-fiction. Le réalisateur de Trois souvenirs de ma jeunesse concentre son propos sur le spectateur, sur ce qu'il ressent dans la salle, et il s'interroge avec le philosophe américain Stanley Cavell sur ce qui arrive à la réalité quand elle est projetée. Présenté dans la sélection officielle en séance spéciale au Festival de Cannes 2024, Spectateurs ! sort dans les salles mercredi 15 janvier.
C'est dans une salle obscure, le Saint-Germain-des-Près, cinéma historique de Paris, qui rouvre ses portes au public en janvier, qu'Arnaud Desplechin confie à franceinfo Culture la genèse de sa déclaration d'amour cinématographique au 7e art.
Franceinfo Culture : comment est née l'idée de ce film ?
Arnaud Desplechin : c'est une commande qui m'a été faite par le producteur Charles Gillibert. Il m'a demandé de faire un documentaire sur les salles de cinéma et sur un obscur philosophe américain Stanley Cavell, donc il savait que j'avais été l'ami. Au départ, j'ai refusé parce qu'un documentaire, je ne sais pas faire. Et puis, ça m'a trotté dans la tête et finalement, je lui ai proposé un film dans une forme hybride. Donc, c'est un projet de commande, mais en le voyant aujourd'hui, je me rends compte que c'est un film outrageusement personnel. C'est un paradoxe.
Quelle place le cinéma occupe-t-il dans votre vie ?
Comme j'ai fait une école du cinéma, mais que je n'ai pas fait d'études proprement dites, j'ai l'impression que tout ce que je sais dans la vie, je l'ai appris dans les salles de cinéma. C'est ça qui m'a nourri. Et donc j'avais envie de faire l'éloge du cinéma.
Pourquoi vous êtes-vous concentré sur le point de vue du spectateur ?
Il y avait déjà les merveilleux films de Scorsese sur le cinéma italien, et aussi des films qui parlent des grands réalisateurs, des grands artistes, et aussi Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard que j'ai vu quatre fois et qui est indépassable. Donc, en suivant le point de vue de Cavell, j'avais envie de parler de ce qui se passe dans les salles pour nous, spectateurs et spectatrices. J'avais envie de regarder le cinéma et les films avec un autre angle, qui soit beaucoup plus humble. On dit aujourd'hui, "Ah, il faut être acteur de sa vie", mais moi, je pense que c'est aussi important d'être spectateur de sa vie.
C'est un film de cinéphile ?
Il y a des cinéastes qui sont extrêmement importants, et qui ne sont pas cinéphiles. Moi, je fais partie des cinéastes qui font des films parce qu'ils en voient. C'est pour ça que je fais des films, parce que je vois les films des autres et que ça, ça me met en joie. Si plus personne ne faisait des films, je crois que j'en ferais plus. J'ai besoin de faire partie de ce flot de films qui existent.
Vous avez été plutôt dans la peau du spectateur que du réalisateur pour fabriquer ce film ?
À un moment, on est un petit peu obligé d'être réalisateur quand même (sourire). Je tenais à ce que le film ne soit pas chronologique. On suit le personnage de Paul Dedalus, mais on ne le suit pas de l'enfance jusqu'à la maturité. Il y a des sauts dans le temps. Le film est un peu comme un labyrinthe, mais je n'avais pas envie que les spectateurs soient trop perdus dans la salle. Donc on a cherché une technique pour transformer ce labyrinthe en une maison un peu plus habitable. L'héroïne ou le héros de chaque pièce de cette maison se présente à vous dans des plans qu'on appelait les plans "à la Wes Anderson". Ce personnage se présente et vous invite à rentrer dans une pièce de la maison. C'est un peu un truc de réalisateur pour que vous puissiez habiter chaque pièce de la maison. Certaines pièces vous sont familières, d'autres vous le sont moins, mais vous pouvez rentrer puis ressortir et visiter la pièce suivante.
C'est un film très riche, avec des séquences plus longues, comme celle consacrée au film de Claude Lanzmann, et d'autres plus courtes. Comment avez-vous construit tout ça ?
Tout ça se fait au montage, et c'est un processus assez long parce qu'il fallait trouver la balance exacte. Je savais en commençant qu'il y aurait ce chapitre plus long sur Shoah, qui est le cœur du film. Peut-être parce que même si j'ai de grandes expériences de cinéma, que j'en ai mille, Shoah reste l'expérience de cinéma la plus radicale que j'ai pu connaître. Et en parlant de Shoah, j'ai aussi eu l'impression de parler d'autres expériences radicales connues par d'autres que moi. D'autres générations que la mienne auront pu avoir, avec La Zone d'intérêt de Jonathan Glazer par exemple, la même expérience radicale que moi.
Vous l'expliquez dans le film, mais pourquoi Shoah ?
C'est le film qui m'a vraiment placé dans mon siège de spectateur et qui m'a appris à quel point c'est précieux d'être un spectateur. Donc je savais que ce cœur du film serait un peu plus long. C'est pour cette raison qu'on a essayé de rendre audible et pas ennuyeux cette partie du film pour le spectateur, en voyageant de Paris à Tel Aviv, en variant les points de vue.
C'est aussi un film truffé d'extraits de films...
Une cascade !
Oui, une cascade très hétéroclite. Comment avez-vous choisi les films qui sont dans le film ?
Très vite, je me suis dit qu'il y aurait une cascade d'extraits, donc que ce serait compliqué à financer. Mais le producteur m'a rassuré en me disant, "ça, c'est mon travail", alors je l'ai laissé faire son travail (rire).
"Très vite, je me suis dit aussi qu'il ne fallait pas y mettre mes films fétiches, pas y mettre mes films à moi."
Arnaud Desplechinà franceinfo Culture
Il y a des films extrêmement importants pour moi, comme L'Aurore de Murnau, ou bien des chefs-d'œuvre du cinéma japonais, dont je suis fan, qui n'y sont pas. J'y ai mis des films très populaires, et d'autres qui sont très peu connus mais avec des images frappantes, comme le film belge Déjà la fleur maigre, un film obscur. Mais il y a toujours une raison pour laquelle j'ai choisi tel ou tel film. Pour celui-là, il y a l'image de ces enfants qui jouent à la luge sur un terril. J'avais envie de parler de l'enfance et je sais que cette image-là, elle provoque une association d'idées très forte. Donc, il y a des citations comme ça, qui sont très obscures et d'autres comme Die Hard, que j'adore, où King Kong que je n'adore pas, mais qui sont des films que nous avons en commun, que l'on peut se partager. Et surtout, ce qui m'importait dans ce processus, c'est le fait qu'il n'y ait pas d'échelle de valeur.
Pas de jugement ?
Si, on peut avoir un jugement sur les films, mais il n'y a pas un cinéma noble et un autre qui ne le serait pas, un cinéma d'auteur et un cinéma d'industrie... Pour moi, ce sont des séparations qui n'ont pas lieu d'être dans le cinéma. On doit pouvoir montrer à égalité un film d'Orson Wells, et montrer dans la scène d'après un film de sabre chinois. Ce sont des œuvres d'art à égalité.
C'est un film sur le cinéma, mais dans lequel vous parlez beaucoup de vous-même, un film intime non ?
En vrai, ma vie est beaucoup plus ennuyeuse que ce qu'on voit à l'écran ! Je me déguise en moi, vous savez (rire). Mon métier, c'est de mentir, quand même ! Mais non, oui, en effet, il y a une part autobiographique dans ce film, par exemple la première fois que le petit garçon va au cinéma avec sa grand-mère et qu'il ne voit pas le film jusqu'au bout, ça, ça m'est arrivé, avec ce film-là (Fantomas). Et d'autres choses, qui sont des imaginations. Et puis, je me déguise dans les acteurs. Mathieu Amalric dit tout le temps "je me déguise en toi", et je lui réponds, "non, c'est moi qui me déguise en toi". Et finalement, on ne sait plus bien lequel des deux on est. Mais ce n'est pas important. Ce qui est important, c'est de jouer, c'est de proposer des masques. J'aimais beaucoup l'idée qu'on voie le héros à des âges différents, incarné par des comédiens différents, que je puisse être une fille, un garçon... C'est toujours un spectateur lambda. Ce spectateur lambda, c'est moi, mais incarné par différents comédiens, à différents âges
Même s'il y a beaucoup de joie dans ce film, il est aussi empreint d'une certaine nostalgie et de mélancolie, pourquoi ?
Je fais ce film à l'âge que j'ai. Nécessairement, un regard en arrière provoque une mélancolie. Le film parle des films d'hier, de ce que nous avons vécu, nous, ensemble dans les salles. Mais l'avenir reste à dessiner, bien sûr. Cette mélancolie vient sans doute aussi du fait que ce film a pris racine dans la crise du Covid. Un moment de confinement. Ce film, il vient de là, il vient de ce moment où on s'est dit : on a eu un trésor qui va peut-être disparaître. Il faut lui rendre hommage. Mais finalement, aujourd'hui, le cinéma est d'une telle vitalité.
"Je vois des films qui m'enthousiasment, je vois des films qui me laissent pantois. Je trouve qu'il y a une énergie incroyable aujourd'hui au cinéma, le public est là, les spectateurs sont là ! Autant pour des films grand public, que pour voir des films plus pointus."
Arnaud Desplechinà franceinfo Culture
Je continue à voir des films américains formidables, même si le cinéma américain est moins bien. Mais finalement, c'est pas mal parce que je vois plus de films européens et donc ça fait la balance. C'est une situation d'une vitalité incroyable !
Quel film vous a marqué récemment ?
L'Histoire de Souleymane de Boris Lojkine. C'est fascinant, parce que tout à coup, vous faites l'expérience d'une vie qui n'est pas la vôtre. Moi, je n'ai pas vécu cette vie-là de réfugié, de sans-papiers. Et je vais dans une salle de cinéma, il y a de la magie très simple d'un vélo qui roule dans les rues de Paris. Le vélo, c'est très cinématographique, il y en avait déjà dans les films des frères Lumière. Et par la puissance du cinéma, vous rentrez dans la tête de ce type qui mène une vie qui est à mille lieues de la vie que vous connaissez. Tout à coup, vous pouvez faire une expérience de vie insensée. C'est la puissance du cinéma. C'est absolument merveilleux. Un film auquel j'ai aussi été particulièrement sensible, c'est Titane de Julia Ducournau. Il transmet une leçon de liberté, une énergie, une provocation, une telle vitalité du cinéma.
Qu'est-ce que vous aimeriez que les gens ressentent en allant voir votre film ?
Si les gens pouvaient sortir du film en se sentant fiers d'être des spectateurs, je serais très heureux. La thèse du film, c'est que quand vous projetez une image sur un écran, vous vous rendez compte que l'ennui, c'est une illusion, que le spectacle, c'est la vérité, et que le monde est passionnant. Le monde est absolument passionnant, et merveilleux, mais on est obligé d'aller au cinéma pour s'en souvenir. Grâce au cinéma, on se souvient du monde, et c'est ça que j'essaye de partager avec ce film.
Il n'y a que le cinéma qui a ce pouvoir-là ?
Non, il y a d'autres trucs bien sûr... Il y a le roman, qui vous permet de mener d'autres vies que la vôtre, mais avec la littérature, il n'y a pas ce lien avec le monde réel. Au cinéma, c'est le vrai monde, c'est le réel qui est projeté sur l'écran. C'est très troublant quand même. Si on revient à Souleymane, on le voit sur ce vélo, sa dextérité. Dans la vie, vous ne regardez pas ça, il faut que vous rentriez dans une salle de cinéma pour vous souvenir à quel point ce qu'il y a dehors, à quel point le réel, c'est absolument fascinant. Voilà, c'est ça que j'aimerais que les gens ressentent.
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