Sortie du nouvel "Astérix" : la bande dessinée est-elle devenue Ordeprix ?
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"Astérix en Lusitanie", le nouvel album du célèbre Gaulois, débarque jeudi en librairie au prix d'appel de 10,90 euros, dans un marché où les BD frisent de plus en plus souvent les 30 euros. Presque un produit de luxe pour les lecteurs.
Il résiste encore et toujours à l'envahisseur, mais pas à la hausse des prix. Astérix en Lusitanie, 41e album du Gaulois moustachu, paraît en librairie jeudi 23 octobre au tarif de 10,90 euros. Longtemps, le prix d'un Astérix est resté sous la barre psychologique des 10 euros, un luxe que pouvait se permettre une série qui écoule plusieurs millions d'exemplaires à chaque sortie.
Mais l'inflation, la hausse de la tonne de papier, de l'énergie et un effet de rattrapage par rapport aux autres biens culturels ont fini par pousser l'éditeur à une hausse graduelle : Astérix et le Griffon était encore à 9,90 euros en 2021, L'Iris blanc à 10,50 euros en 2023. Une tendance lourde dans le marché de la BD qui inquiète lecteurs, éditeurs et libraires.
Trouver une BD à moins de dix euros dans les rayonnages de votre libraire, même au rayon jeunesse, relève désormais de la gageure. "On a résisté le plus longtemps possible, commente Anne-France Hubau, directrice générale des éditions Delcourt, un des poids lourds du secteur. Comme pour les autres prix psychologiques, comme la baguette à un euro, ce n'est plus possible." C'est même une autre barrière tarifaire, à la hausse celle-là, qui a été enfoncée.
Les beaux livres-objets, ça cartonne
"L'origine du mal, c'est la sortie des Indes Fourbes en 2019", pointe Florent Salvador, libraire au Comptoir de la BD, à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine). Une star au dessin : Juanjo Guarnido (Blacksad). Une star au scénario : Alain Ayroles (De Capes et de crocs). Une fabrication luxueuse, un grand format et un prix XXL aussi : 34,90 euros. "Ça devait être en deux volumes au départ, glisse Anne-France Hubau. On a finalement choisi un façonnage exceptionnel. C'était un album cadeau. Le prix, concerté avec les auteurs, n'a jamais été un frein." Du jamais-vu à l'époque.
"J'en ai commandé trente, histoire de voir, se souvient Thomas Belhassen, de la librairie BD16 à Paris. Au final, j'en ai vendu 600." Les tribulations du héros Don Pablos de Ségovie se sont écoulées à 300 000 exemplaires à ce jour, un carton.
"Une fois la barre psychologique des 30 euros enfoncée, les autres éditeurs se sont engouffrés dans la brèche."
Florent Salvador, libraire au Comptoir de la BDà franceinfo
Deux des deux plus gros succès de l'année 2024 ? Ulysse et Cyrano, à 34,90 euros, et La Route, à 29,95 euros. Le diptyque le plus classieux de 2023-24 ? 1629, deux tomes de 120 pages à 35 euros pièce. L'essai le plus vendu depuis 2020, tous supports confondus ? Le phénoménal Monde sans fin (27 euros à sa sortie en 2021, 31 euros aujourd'hui) signé Christophe Blain et Jean-Marc Jancovici, 24 réimpressions, et un million d'exemplaires vendus (sans compter les vingt versions étrangères).
"Ces livres nous permettent de toucher un nouveau public, qui ne lisait pas de bande dessinée."
Anne-Laure Hubau, directrice générale des éditions Delcourtà franceinfo
Les chiffres sont indéniables : en 2015, la BD représentait 9% du chiffre d'affaires global de l'édition. Neuf ans plus tard, c'est 16%. Mais libraires et auteurs crient à la gentrification. "Ce genre de tarif ne devrait être réservé qu'à des livres évènements, s'inquiète Lloyd Chéry, rédacteur en chef de Métal Hurlant, par ailleurs scénariste de BD de science fiction comme Vertigéo. Je réfléchis à faire inscrire une clause dans mon prochain contrat pour empêcher que le prix s'envole. A ce tarif-là, on va perdre définitivement le public populaire."
La BD classique n'est plus à la page
Un changement de public qui se traduit aussi par la répartition des points de vente. "Pour Goldorak [un hommage d'auteurs français au célèbre personnage japonais, sorti en 2021 et vendu à plus de 350 000 exemplaires], on a fait le gros des ventes sur les librairies et les espaces culturels Leclerc, illustre l'auteur Denis Bajram sur Twitch. Mais j'étais choqué qu'on n'ait pas des piles à l'hypermarché du coin. On m'a expliqué que le bouquin était trop cher, alors que les romans de Musso eux aussi à 25 euros y avaient avaient droit."
Dans ces rayonnages, on trouve quand même quelques albums, comme ceux d'Olivier Sulpice, PDG des éditions Bamboo, s'est fait une spécialité de proposer des BD à prix serrés avec des séries en "48CC", le format historique de la bande dessinée franco-belge, comme Les Petits Mythos ou Les Sisters. Pas de recette miracle derrière tout ça : "On n'utilise que quelques formats d'albums, on ne publie pas de gros pavés... énumère-t-il. On essaye d'être au max à 19,90 euros, quitte à ce que je demande à mes auteurs de comprimer leurs histoires. Souvent, je leur montre qu'ils peuvent couper 10 pages sur 80." Une formule qui marche en poussant au maximum les canons de la BD à l'ancienne, à rebours de la mode consistant à lâcher formats et pagination pour proposer des livres-objets toujours plus beaux.
D'où des prix d'appel entre 11 et 12 euros, qui demeurent compétitifs. Chez Delcourt, on concède une hausse de 6 à 7% pour les albums jeunesse en 15 ans, largement en dessous de l'inflation, quand le coût de fabrication des albums a grimpé de 20% rien que depuis la crise du Covid-19. "L'acheteur de BD a indéniablement gagné du pouvoir d'achat depuis vingt ans, appuie Louis Wiart, co-auteur d'Economie du livre. Ça s'explique par la stratégie des éditeurs qui ont intégré la concurrence d'autres loisirs, comme les nouveaux médias ou les jeux vidéos." La preuve, avec le prix d'un album de Tintin, qui n'a quasiment pas augmenté en euros constants, entre 1952 (480 anciens francs de l'époque, soit 12,33 euros d'aujourd'hui) et 2025 (12,50 euros).
Pour sa série jeunesse Révolutionnaires, Xavier Fourquemin a veillé à ce que le prix de son album soit le plus abordable possible (cinq tomes à 12,95 euros). "Ça fait partie de mon histoire personnelle. Quand j'ai commencé à acheter des albums, je prenais les Lucky Luke avec couverture souple de chez Dupuis, qui étaient à 17 francs, quand les cartonnés de chez Dargaud en coûtaient 33. Moi j'ai grandi avec la BD populaire. Je me déplace souvent en festival, où je rencontre des familles. Je mesure le coût que représente l'achat d'un album à chaque enfant."
Les lecteurs passent à la caisse
Pourtant, l'image d'Epinal d'une BD populaire ne résiste pas à l'épreuve des faits. Le spécialiste du marché Xavier Guilbert a exhumé la plus ancienne étude du Centre national du livre sur les lecteurs, datant de 1995, qui brossait un portrait robot du mordu de BD, "très impliqué culturellement, un gros lecteur". Un gros lecteur dont le porte-monnaie n'est pas extensible.
"Mon panier moyen n'a pas bougé, il est toujours à 35 euros. Mais quand un client prenait trois albums à ce prix là, aujourd'hui il n'en a que deux, au mieux."
Thomas Belhassen, libraire chez BD16à franceinfo
A ce moment précis, Julien, un fidèle de la librairie dépose sur la caisse l'intégrale du comics The Weather Man, petit format, couverture souple, et certes 584 pages. "Ça fera 36 euros." "36 ? J'aurais dit plutôt 25-27... Je le prends quand même, mais je pense que d'autres le reposeront !" Confirmation auprès de Benoît Pollet, patron des éditions Glénat : "Le prix moyen de l'objet vendu chez nous est passé de 14 euros en 2020 à 16,4 euros en 2024."
La parution d'un nouvel Astérix ou d'un gros titre attendu n'a plus l'effet de locomotive qu'il avait par le passé, met en garde Florent Salvador, le libraire de Boulogne-Billancourt. "Toutes les grosses sorties ont lieu en même temps, au dernier trimestre [le mois de décembre concentre à lui seul 25% des ventes d'albums, selon les chiffres de l'institut GFK]. Le client prend un Astérix, un Largo Winch, le Blake et Mortimer et il a atteint son budget. On ne peut pas lui faire découvrir autre chose."
"On a besoin d'une offre ample"
Aucun retour en arrière n'est possible, même si les choses se calment sur le marché du papier. "Un éditeur ne baisse jamais ses prix, reconnaît Olivier Sulpice de chez Bamboo. A moins qu'un nouvel entrant débarque avec une politique agressive." Le journaliste et scénariste Lloyd Chéry l'appelle de ses vœux :
"Il faudrait un Xavier Niel de la bande dessinée."
Lloyd Chéry, rédacteur en chef de "Métal Hurlant"à franceinfo
La politique agressive du milliardaire a permis à la France d'avoir les offres box+télé les moins chères d'Europe via ses offres à prix cassé. "Mais où faudrait-il encore rogner sur la chaîne de livre ? Peut-être produire moins de bouquins, mais mieux, réfléchit à voix haute Lloyd Chéry. Que la promesse soit à la hauteur des attentes du lecteur." Ou encore de s'inspirer de ce qui se fait du côté de la littérature générale, avec la coexistence de deux offres, les grands formats et les poches.
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Le poche en BD, ce n'est pas nouveau. Des tentatives sporadiques ont eu lieu depuis les années 1960, sans grand succès et sont désormais limitées à la période estivale. "On a besoin d'une offre ample, conséquente et permanente pour toucher ce lectorat", appuie Benoît Pollet, qui a sorti une douzaine de titres à dix euros pièce avec des résultats encourageants. Pour lui, les deux formats peuvent coexister, comme en littérature. "L'examen des relevés de ventes des poches montre que ça ne cannibalise pas les ventes du grand format, même pour un titre qui s'est très bien vendu comme Ces jours qui disparaissent, de Thimothée Le Boucher."
Un livre de poche a grosso modo la même dimension qu'un manga... locomotive du marché ces dernières années. Son lectorat a de quoi redonner espoir aux décideurs de la bande dessinée franco-belge en quête de relais de croissance : le lecteur de manga dépense désormais en moyenne plus que celui de BD classique (46 euros annuels contre 42) alors que les mangas sont nettement moins chers. Cerise sur le gâteau, les études sociologiques montrent que ce format touche nettement plus les CSP- et les jeunes, selon les chiffres du Centre national du livre (CNL).
"C'est la preuve qu'il y a un marché pour la BD en poche."
Benoît Pollet, directeur général des éditions Glénatà franceinfo
Reste que la bande dessinée franco-belge ne fera pas l'économie d'une introspection sur la direction qu'elle a prise il y a deux ou trois décennies. "La gentrification de la BD, elle vient aussi des auteurs, remarque Denis Bajram. On a voulu devenir adulte, contre les titres qui nous avaient amenés à faire ce métier." Des titres plus intellos pour des lecteurs plus intellos ? "J'ai le sentiment qu'à partir des années 1980, on a laissé tomber le public jeunesse, les ados, les histoires d'aventure au premier degré, regrette Xavier Fourquemin. Les mangas ont pris notre place." Outre le fait que les chiffres des éditeurs montrent un vortex où disparaissent les lecteurs entre 16 et 25 ans, les études du CNL montrent que les gens ne lisent pas de BD boudent le neuvième art plus par manque d'intérêt qu'en raison du prix des ouvrages. Conclusion fataliste de Denis Bajram : "On était la télévision, on est en train de devenir le théâtre subventionné... sans les subventions."
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