Enquête Xavier Niel, dans les coulisses de l’empire du milliardaire des télécoms

Radio France
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Xavier Niel est à la tête d’un empire mêlant, entre autres, télécoms, immobilier, tech, start-up. (NICOLAS DEWIT / CELLULE INVESTIGATION / RADIO FRANCE)
Xavier Niel est à la tête d’un empire mêlant, entre autres, télécoms, immobilier, tech, start-up. (NICOLAS DEWIT / CELLULE INVESTIGATION / RADIO FRANCE)

Du Minitel rose à Free, Xavier Niel a bâti un empire tentaculaire. Télécoms, médias, immobilier, start-ups : derrière l’image du “Robin des bois” des consommateurs, se cachent zones grises et stratégies d’influence.

C’est le volet le plus méconnu de l’empire Niel mais qui est devenu l’un des piliers de son patrimoine : l’immobilier. Propriétaire d’un bien à la villa Montmorency dans le 16e arrondissement de Paris, où il a pu côtoyer Vincent Bolloré, Arnaud Lagardère ou Nicolas Sarkozy, il vit aujourd’hui dans un autre hôtel particulier, non loin de là, quartier de La Muette : le Palais Rose (acheté 11 millions d’euros en 2005) avec sa compagne Delphine Arnault, patronne de Dior et fille du PDG de LVMH, Bernard Arnault, l’un des hommes les plus riches du monde. En 2021, le couple achète aussi une propriété à la pointe du Cap Ferret.

Xavier Niel et Delphine Arnault se rendent à un dîner officiel à l'Élysée, le 31 mars 2025 à Paris. (ANTOINE GYORI / CORBIS via GETTY)
Xavier Niel et Delphine Arnault se rendent à un dîner officiel à l'Élysée, le 31 mars 2025 à Paris. (ANTOINE GYORI / CORBIS via GETTY)

Amateur de belles pierres et promoteur insatiable

Mais le patron de Free ne se contente pas de ses résidences privées. Depuis plus de quinze ans, il accumule les biens d’exception à Paris. En 2022, il met la main sur l’hôtel Lambert, joyau architectural du XVIIe siècle sur l’île Saint-Louis, pour 200 millions d’euros. Il complète ainsi sa collection impressionnante d’hôtels particuliers : l’hôtel de Bauffremont, rue de Grenelle, acheté en 2018 pour 80 millions d’euros, l’hôtel Coulanges, place des Vosges (33 millions d’euros en 2016) ou encore l’hôtel Gulbenkian, avenue d’Iéna (45 millions d’euros en 2015).

Il ne fait pas qu’acheter pour conserver un patrimoine. Xavier Niel agit aussi à la manière d’un promoteur. "En 2010, il a racheté trois immeubles haussmanniens, avenue Foch, pour 84 millions d’euros, avant de les revendre 'à la découpe', transformés en appartements de luxe valorisés entre 12 000 et 15 000 euros le mètre carré", explique Alix Coutures, journaliste à Challenges, qui a enquêté sur l’empire Niel. Dans les Alpes, le milliardaire possède également l’hôtel cinq étoiles L’Apogée, à Courchevel, sa station de ski préférée, un projet à 100 millions d’euros, financé à moitié par Xavier Niel en 2013. Pour une nuit, il faut tout de même compter entre 1 500 et 27 000 euros, petit-déjeuner compris. "L'exploitation de l'hôtel lui permet un revenu récurrent. Et ensuite, il y a la plus-value s’il revend", précise Alix Coutures, dont le magazine, Challenges, vient de promouvoir Xavier Niel à la 7e place des plus grandes fortunes françaises avec un patrimoine estimé à 27 milliards d’euros

Une partie des propriétés de Xavier Niel dans la capitale. (RAPHAËL CANNESANT / RADIO FRANCE)
Une partie des propriétés de Xavier Niel dans la capitale. (RAPHAËL CANNESANT / RADIO FRANCE)

Dans l’immobilier, le patron de Free détient aussi près de 25% d’Unibail‑Rodamco‑Westfield, géant français des centres commerciaux haut de gamme, présent dans toute l’Europe et aux États-Unis. À Paris, le groupe exploite le Carrousel du Louvre ou le Forum des Halles et finance la future Tour Triangle, dernier né des gratte-ciel parisiens. Xavier Niel siège au conseil de surveillance d’Unibail et ses actions valent au cours actuel plus de deux milliards d’euros.

Les années Minitel : "3615 Gagner des millions"

Cette immense fortune, Xavier Niel en a construit les fondations dans les années 80 à la grande époque du Minitel. Né en 1967 d'un père juriste et d’une mère comptable, il grandit à Créteil et développe deux passions : l’informatique et les catacombes. C’est dans les sous-sols de Paris qu’il rencontre son premier employeur, Étienne Bayle, qui le recrute à 19 ans pour développer des logiciels d’appels téléphoniques automatisés (le turbophone) dans une entreprise qu’il dirige avec son frère Marc. Mais rapidement, il se met à son compte et flaire très tôt le filon du Minitel rose en lançant ses propres services de messagerie érotique (3615 Free, notamment).

Archive du 9 octobre 1988 du "Journal de l’Ain". Au milieu sur la photo, Xavier Niel, alors âgé de 21 ans. (LE PROGRES)
Archive du 9 octobre 1988 du "Journal de l’Ain". Au milieu sur la photo, Xavier Niel, alors âgé de 21 ans. (LE PROGRES)

Louis Roncin, pionnier du secteur avec son célèbre 3615 Ulla, se rappelle toutefois les méthodes peu orthodoxes de ce jeune mais redoutable concurrent : "On regardait les messages échangés [sur notre site], on voyait un pseudo intéressant : 'Virginie, 27 ans, seule ce soir'. Elle disait à tout le monde : 'Viens sur 3615 XYZ, c'est beaucoup mieux. J'y suis en permanence, Tu pourras me retrouver’. Elle balançait ça à tous les types qui étaient en ligne. Effectivement, un certain nombre décrochait [de notre site] et partait vers un service qui appartenait à Xavier Niel." Estimation des pertes : plus d’un million de francs. "Ce sont les premiers millions qui sont difficiles à gagner, il faut se débrouiller pour les trouver. La méthode de Xavier Niel, a été de s’y prendre comme ça", commente aujourd’hui, goguenard, Louis Roncin. À l’époque, il avait toute de même porté plainte avec plusieurs concurrents et Xavier Niel avait été condamné.

Arnaque, vols de données et services secrets

Autre procédé très limite : dans les années 90, Xavier Niel conçoit un programme qui force les clients de ses services minitel à rester connectés. Le commissaire ayant enquêté sur l’affaire se souvient encore de l’une des perquisitions dans une ferme de Courtenay, dans le Loiret : "On a trouvé quelques minitels qui appartenaient à Xavier Niel et qui pirataient les lignes des clients en les obligeant à rester connectés." "À cette époque, les clients payaient en fonction de la durée de connexion et les minitels restaient parfois connectés toute la nuit... La facture était astronomique", raconte l’ancien policier aujourd’hui à la retraite et qui n’a pas souhaité voir son nom apparaître. Interpellé et placé en garde à vue, Xavier Niel échappe à une condamnation.

Peu scrupuleux mais talentueux, l'entrepreneur est repéré par la DST (Direction de la surveillance du territoire, ancêtre de l’actuelle DGSI) après avoir hacké et tenté de revendre sous le manteau des décodeurs Canal+. Face à la menace soviétique, les services de renseignement recrutent alors des hackeurs. En 1987, Xavier Niel est cité dans Le Monde pour avoir volé les numéros de téléphone des voitures ministérielles et de François Mitterrand. La DST avait voulu montrer au pouvoir l’étendue des failles informatiques et l’urgent besoin d’agir. Un exploit dont Marc Bayle a été le témoin en croisant Xavier Niel un soir au bureau : "Il avait toute la liste des téléphones de voitures des ministres. C'était la fierté d'un développeur qui arrive à percer des mystères et à trouver la faille de sécurité."

Marc Bayle montre une photo de son frère Etienne dans les catacombes avec le jeune Xavier Niel. (MAXIME TELLIER / CELLULE INVESTIGATION / RADIO FRANCE)
Marc Bayle montre une photo de son frère Etienne dans les catacombes avec le jeune Xavier Niel. (MAXIME TELLIER / CELLULE INVESTIGATION / RADIO FRANCE)

En 1996, Niel lance 3617 Annu, un annuaire inversé par Minitel. Louis Roncin dit avoir eu l’idée le premier mais il attendait l’accord de France Télécom : "Xavier Niel a copié les fichiers sans demander les droits et il a fait un piratage des fichiers de France Télécom". Ce dernier a raconté lui-même l’épisode dans son livre Une sacrée envie de foutre le bordel (Flammarion, 2024) : 3617 Annu lui rapporte 70 millions de francs de marge par an et "finance le lancement de Free". Attaqué par France Telecom, il finira par trouver un accord avec l’opérateur.

Argent liquide et sexshops

Tout cet argent, Xavier Niel l’investit également dans les sexshops : le meilleur endroit pour faire la pub de ses messageries roses. C’est un secteur où la comptabilité se fait en liquide et Niel en use et en abuse : "Au New Sex Paradise [l’un de ses sexshops, rue de la Gaîté à Paris], il tirait 15 000 euros par mois en espèces, parce que c'était une industrie non déclarée où tout se paye en cash", raconte le journaliste de Libération Renaud Lecadre, qui connaît bien le parcours du milliardaire.

Son ascension connaît un coup d’arrêt le 25 mai 2004. Interpellé à son domicile et placé en garde à vue, il est mis en examen pour recel d'abus de biens sociaux et proxénétisme aggravé, en raison d’activités de prostitution dans l’un de ses établissements. Détenu pendant un mois à la prison de la Santé, Xavier Niel bénéficiera d’un non‑lieu pour les faits de proxénétisme, mais sera condamné en 2006 pour abus de biens sociaux à deux ans de prison avec sursis et 250 000 euros d’amende. Lors de l’une des auditions dans le bureau du juge d’instruction Renaud Van Ruymbeke, il reconnaît un rapport particulier à l’argent liquide : "Cela rapportait de l’argent facile. Ces espèces utilisables instantanément ne donnent pas la même sensation de gain que l’argent que je gagne de façon orthodoxe comme opérateur de télécommunications." Il confiera plus tard que cette réponse lui avait été soufflée par son avocate.

Son incarcération : un déclic pour investir dans les médias

Marqué par le traitement médiatique lors de son incarcération, Xavier Niel comprend que les médias sont stratégiques. Surtout, il ne digère pas que le journal de 20 heures de TF1 ait consacré un reportage à sa mise en examen. La chaîne de télévision est la propriété de Bouygues, son concurrent dans les télécoms... "Ça a été le début de ma réflexion sur la liberté de la presse, sur le rôle que je pouvais jouer pour aider à la création ou au maintien de médias libres", écrit-il dans son livre.

En 2008, il finance ainsi plusieurs nouveaux médias en ligne : Mediapart (dont il est sorti depuis) et Bakchich, site d’investigation satirique, dirigé à l’époque par Nicolas Beau : "Je reçois un mail de Xavier Niel et on se voit deux jours après. Il me demande notre situation financière et je lui dis qu’on est à moins 300 000 euros. Il me répond : pas de problème, je couvre." Xavier Niel versera près de 600 000 euros à Bakchich, qui finira par disparaître. Encore aujourd’hui, Nicolas Beau tient à saluer un actionnaire exemplaire mais dont l’investissement n’était pas complètement désintéressé, estime-t-il aussi. 2008 est un moment stratégique pour Xavier Niel, sous la présidence Sarkozy, un an tout juste avant d’obtenir le feu vert des autorités pour se lancer dans le mobile... "Il avait compris le déplacement de l’information dans le monde numérique. Il voyait bien que s’il y avait une bagarre avec le gouvernement Fillon et avec Sarkozy, fatalement toute cette sphère internet était celle qui pouvait mobiliser une opinion publique favorable à la concurrence dans les télécoms. Ça ne lui a pas échappé."

S’acheter une honorabilité

En 2010, Xavier Niel met la main sur un monument de la presse française en rachetant Le Monde avec Matthieu Pigasse et Pierre Bergé : ensemble, ils investissent 110 millions d’euros pour sauver le quotidien alors en crise profonde. Quinze ans plus tard, le pari est réussi, les ventes ont doublé et le nombre de journalistes aussi. Louis Dreyfus, président du directoire du quotidien, salue l’action de Xavier Niel, désormais seul aux commandes (Pierre Bergé est mort et Matthieu Pigasse a revendu quasiment toutes ses parts) : "Il ne se comporte pas en propriétaire, qui considère que parce que vous êtes salarié de son média, vous devez couvrir un sujet qui l’intéresse ou défendre une position qui correspond à ses opinions politiques ou à ses intérêts particuliers." Louis Dreyfus compare Le Monde à un "appartement témoin" dans le portefeuille d’investissements de Xavier Niel : comme la vitrine du milliardaire.

En novembre 2010, Pierre Bergé, Matthieu Pigasse et Xavier Niel se sont associés pour racheter le Groupe Le Monde. (THOMAS SAMSON / AFP)
En novembre 2010, Pierre Bergé, Matthieu Pigasse et Xavier Niel se sont associés pour racheter le Groupe Le Monde. (THOMAS SAMSON / AFP)

Le quotidien du soir est un atout dans la manche du grand patron. "En devenant propriétaire, il s’est acheté une honorabilité", juge aujourd’hui Gilles Van Kote, journaliste au Monde et président de la société des rédacteurs au moment du rachat en 2010. Et il ajoute : "Quelques mois plus tard, il nous a raconté qu'avant d'acheter le groupe Le Monde, on le faisait attendre deux ou trois mois pour un rendez-vous dans les ministères. Après le rachat, il n’attendait plus que 24 ou 48 heures. Ça lui a ouvert des portes."

À travers le groupe Le Monde, Xavier Niel contrôle aussi Le Nouvel Obs, Télérama, Courrier International et La Vie. Il compte aussi Le Monde Diplomatique, Le Huff Post, Nice Matin, France Antilles et même Paris Turf dans son portefeuille et a investi dans Les Jours, L’Informé ou Causeur... À la télévision, il est aussi présent dans Mediawan, qui produit de nombreuses émissions pour la télévision publique. "Le simple fait qu’il possède tous ces médias lui donne l'oreille du pouvoir", estime l’historien de la presse Alexis Lévrier. "Ce n’est jamais fait de manière désintéressée. Ces grands patrons ne rachètent pas des médias uniquement parce qu'ils sont attachés à la liberté de la presse."

Au sein du groupe Le Monde, les journalistes ont toutefois exigé et obtenu des garanties d’indépendance. En 2024, Xavier Niel a transféré ses actions à un fonds de dotation, où siègent notamment les représentants de la rédaction. Ce fonds ne peut pas revendre le groupe Le Monde ou Le Nouvel Obs sans l’accord des journalistes. Dans une tribune publiée en 2021 sur le site Arrêt sur Images, l’économiste Julia Cagé et l’avocat Benoît Huet alertaient toutefois sur des zones d’ombre. "Xavier Niel désigne la majeure partie des membres du conseil d'administration et reste indirectement décisionnaire sur toutes les décisions importantes", estime encore aujourd’hui Benoît Huet. Le spécialiste en droit de la presse évoque également un risque de "logique dynastique" : "Les statuts du fonds prévoient qu'en cas de décès, l'ensemble des droits de Xavier Niel serait transmis à ses héritiers, qui pour deux d'entre eux sont également les enfants de la famille Arnault, aux intérêts économiques très substantiels en France, y compris dans la presse."

Quand Niel attaquait les journalistes

Si Xavier Niel a réussi à se construire une image positive de bienfaiteur des médias, cela n’a pas toujours été le cas. Sa relation avec les journalistes fut, à une époque, loin d’être idyllique. Quand il est rattrapé par la justice pour ses investissements dans les sexshops, Niel multiplie les actions en diffamation. Le journaliste de Libération Renaud Lecadre, qui a suivi son procès en 2006, a essuyé cinq plaintes – toutes soldées par sa relaxe, et par une condamnation de Xavier Niel pour procédure abusive. "Il y a même eu une plainte en diffamation sur le commentaire d'un internaute sur la version en ligne d'un de mes articles. Il ne supportait pas qu'on revienne là-dessus."

En 2008, après une nouvelle plainte de Xavier Niel, Vittorio de Filippis, alors directeur de la publication de Libération, est interpellé, menotté et fouillé au corps. En 2013, le milliardaire attaque aussi l’économiste Bruno Deffains, auteur d’une tribune critique sur Free. Il l’accuse d’avoir été payé par des concurrents pour le dénigrer et obtient d’un juge de fouiller l’ordinateur de l’universitaire.

Aux Échos, le journaliste Emmanuel Paquette (aujourd’hui à L’Informé, dont Xavier Niel est actionnaire minoritaire) se souvient d’un article potentiellement gênant pour Free en 2006 et d’une tentative d’étouffement préalable : "Il a essayé de bloquer le papier en me disant que tout ce que j'écrivais était faux et m'a menacé d'un procès avant même que l'article ne soit publié. Et il m’a insulté. […] Je pense que j'ai eu droit à ‘nazi et pédophile’." L’article paraîtra tout de même et ne donnera pas lieu à une plainte. Dans son livre Une sacrée envie de foutre le bordel, Xavier Niel admet avoir été trop loin et assure avoir changé. Emmanuel Paquette estime, lui, que Xavier Niel "a eu cette attitude jusqu'à ce que Free atteigne une taille suffisamment importante pour ne plus être déstabilisé […]. Maintenant qu’il est bien inscrit dans le paysage, je pense qu'il a moins besoin de s'attaquer aux journalistes."

"Pourquoi vous ne m’admirez pas ?"

Une formule, devenue proverbiale, résume bien l’ambiguïté de sa relation aux médias : "Quand les journalistes m’emmerdent, je prends une participation dans leur canard et ensuite, ils me foutent la paix." Révélée en 2011 par la journaliste Odile Benyahia-Kouider dans son livre Un si petit Monde (Fayard), cette phrase aurait été prononcée par Xavier Niel au moment du rachat du Monde. Interrogé sous serment au Sénat en 2022, celui-ci Niel a démenti l’avoir prononcée. Mais il est contredit par Emmanuel Paquette. Coauteur d’une biographie sur Xavier Niel (La voie du pirate, Éditions First, 2016), avec sa consœur des Échos Solveig Godeluck, le journaliste avait posé la question au milliardaire : "Il nous avait dit qu'il avait lâché cette phrase mais que c'était pour faire de la provocation […]. C’est devenu son sparadrap du capitaine Haddock. Je pense qu'il a bien prononcé cette phrase, que maintenant il a du mal à le reconnaître, et donc il joue sur une forme d'ambiguïté."

À l’origine de cette révélation (qu’elle maintient aujourd’hui), la journaliste Odile Benyahia-Kouider, qui a depuis rejoint Le Canard enchaîné, se remémore un échange révélateur intervenu quelques années plus tard : "Un jour, il me dit ‘Mais pourquoi vous ne m’admirez pas ?’ Je suis restée interdite et lui ai répondu que notre métier de journaliste n’était pas d'admirer les grands patrons ou les politiques." Elle raconte aussi une autre scène qui s’est déroulée à l’Arcep, le régulateur des télécoms, en 2016 quand elle croise à nouveau Xavier Niel. Ce dernier lui dit alors : "J’ai regardé les comptes du Canard [enchaîné], ils sont très bons. Mais le jour où ils seront mauvais, je rachèterai !" "Catch me if you can ! [Attrape-moi si tu peux]" lui répond malicieusement la journaliste. Le Canard Enchaîné fait partie des rares journaux encore indépendants et sans publicité.

"Il a cassé la porcelaine"

Mais en dehors des médias, le vrai métier de Xavier Niel – et sa passion – demeure les télécoms. Dans les années 1990, il lance Worldnet, premier fournisseur d’accès Internet grand public, puis Free. En 2002, il invente la Freebox, un boîtier unique qui combine Internet, TV et téléphone à prix cassés (30 euros par mois). Le marché est bouleversé : AOL, Tiscali ou Club Internet finiront par disparaître mais pas Free, qui continue son ascension.

Xavier Niel présente ses nouveaux forfaits mobile Free le 10 janvier 2012 à Paris. (THOMAS COEX / AFP)
Xavier Niel présente ses nouveaux forfaits mobile Free le 10 janvier 2012 à Paris. (THOMAS COEX / AFP)

En 2012, Xavier Niel accède au graal de la téléphonie mobile et fait irruption dans le pré carré des opérateurs historiques – SFR, Bouygues et Orange – en cassant les prix. "Vous êtes des pigeons !", lance-t-il aux clients de ses concurrents lors d’une conférence de presse au ton hyper agressif. Ses attaques directes visent aussi l’État, accusé d’avoir validé un "forfait RSA" qualifié de "racket super arnaque". Les opérateurs historiques sont furieux et dénoncent le style de Niel mais les consommateurs applaudissent. Les prix du mobile chutent de moitié.

"Il a cassé la porcelaine quand il est rentré sur ce marché", se souvient Stéphane Richard, PDG d’Orange à l’époque et qui n’a pas oublié les déclarations de Xavier Niel. "Ce n’était pas la peine d’insulter les autres opérateurs et de les faire passer pour des escrocs. On a eu beaucoup d’incivilités ou d’insultes dans les boutiques à la suite de cette conférence de presse. Tout ça était franchement excessif, voire scandaleux." Dans son livre paru en 2024, Xavier Niel assure qu’il regrette aujourd’hui cette agressivité. Les deux hommes, depuis, se sont réconciliés, et Stéphane Richard confie même son admiration pour la réussite du patron de Free, à la tête désormais d’un empire européen dans les télécoms : présent de l’Italie à la Pologne en passant par l’Ukraine, l’Irlande ou la Suisse.

Stéphane Richard et Xavier Niel le 17 janvier 2018 à Paris. (ERIC PIERMONT / AFP)
Stéphane Richard et Xavier Niel le 17 janvier 2018 à Paris. (ERIC PIERMONT / AFP)

"Quand c’est gratuit, c’est vous le produit"

L’empire de Xavier Niel s’étend aussi à l’éducation. En 2013, l’homme d’affaires lance l’école 42 à Paris, projet phare pour former au code et à la programmation. Sans professeur, gratuite, financée à hauteur de 70 millions d’euros par Niel, l’école a essaimé et appartient aujourd’hui à un réseau de 57 campus dans une trentaine de pays.

Une "formation innovante" pas si originale. Le modèle pédagogique, sans enseignants, s’inspire directement d’une autre école, dont Niel a d’ailleurs recruté une partie de l’état-major pour bâtir son projet : l’Epitech, à Paris. Dans cet établissement, une blague circule d’ailleurs à propos de "42" : “Quand c’est gratuit, c’est vous le produit".

Pour la sociologue Camille Dupuy, coautrice avec François Sarfati de Gouverner par l’emploi, une histoire de l’école 42 (PUF, 2022), l’initiative du milliardaire mêle philanthropie et intérêt bien compris : "Les étudiants sont très reconnaissants d'avoir cette formation gratuite. L'école est magnifique, très bien équipée. Mais à côté de cette mission, il y a l'intégration dans un système capitaliste rentable. On a un entrepreneur qui se substitue à l’État et à l’enseignement supérieur, pour développer un vivier de candidats au service de son secteur."

Car autour de "42", s’organise tout un "écosystème Niel" : Station F, inaugurée en 2017, immense incubateur parisien qui héberge des milliers de start-ups, et Kima Ventures, le fonds d’investissement du milliardaire, qui finance un très grand nombre de ces entreprises.

Emmanuel Macron, Xavier Niel et Anne Hidalgo posent lors de l'inauguration de Station F, le 29 juin 2017 à Paris. (BERTRAND GUAY / AFP)
Emmanuel Macron, Xavier Niel et Anne Hidalgo posent lors de l'inauguration de Station F, le 29 juin 2017 à Paris. (BERTRAND GUAY / AFP)

L'argent de Xavier Niel touche aussi d’autres terrains, comme Hectar, une ferme-école gratuite censée former les "entrepreneurs agricoles de demain", en partenariat avec Audrey Bourolleau, l’ancienne conseillère agricole d’Emmanuel Macron.

Proche de la "papesse de la presse people"

Avec le chef de l’État, Niel entretient une proximité ancienne. Les deux hommes se sont connus au moment du rachat du Monde en 2010 quand Emmanuel Macron était banquier chez Rothschild et qu’il était impliqué dans la revente. En 2016, c’est Xavier Niel qui présentera la sulfureuse Mimi Marchand à sa femme Brigitte. La "papesse de la presse people" les convaincra de mettre en avant leur couple lors de la campagne présidentielle en 2017 et aidera à faire taire des rumeurs sur la vie privée du jeune candidat.

Avant Emmanuel Macron, Xavier Niel a aussi soigné ses relations avec ses prédécesseurs au sommet de l’État, et notamment François Fillon : "Il a développé son lobbying au cœur du pouvoir sarkozyste", explique le journaliste d’investigation Marc Endeweld, qui écrit sur les coulisses du pouvoir dans sa newsletter The Big Picture, et qui avait révélé une information passée inaperçue dans son livre Le grand manipulateur (Points, 2020). "Lors de la présidentielle de 2017, Niel a financé légalement la campagne de Fillon à hauteur de 7 500 euros." Une façon de remercier l’ex-Premier ministre, qui était à Matignon en 2008 quand Xavier Niel avait obtenu la quatrième licence mobile.

“Il pense comme nous dans la Silicon Valley”

Dans le carnet d’adresses de Xavier Niel, on trouve aussi ses connexions internationales. Jean de la Rochebrochard, son bras droit chez Kima Ventures, témoigne : "Un jour, il m’appelle et me dit de passer. Il était avec Daniel Ek, fondateur de Spotify. Trois jours plus tard, il me met en contact avec le fondateur de Lovable, une boîte nordique qui vient de lever 2 milliards… Une autre fois, il me présente Tony Fadell, un ex d’Apple et fondateur de Nest."

Joint en Californie, Tony Fadell (qui est aussi le concepteur de l’iPod et coconcepteur de l’iPhone) confirme sa proximité avec Xavier Niel : "Il pense comme nous dans la Silicon Valley. Et avec ses relations politiques et médiatiques, il est au centre de tout ce qui se passe en France !" L’homme d’affaires français se rend au moins deux fois par an dans la Silicon Valley et côtoie tous les grands noms de la tech mondiale : Evan Spiegel (Snapchat) le voit souvent à Paris, Jeff Bezos (Amazon) l’a invité à son mariage l’été dernier à Venise et quand Pavel Durov (Telegram) est arrêté en France l’an dernier, qui prévient-il ? Xavier Niel.

Et pour soigner ces liens, l’homme d’affaires met à profit son luxueux patrimoine immobilier : en 2024, il avait hébergé la fille du président américain, Ivanka Trump, à l’hôtel Lambert. D’après Le Canard enchaîné , il aurait reçu en échange un carton d’invitation à l’investiture de Donald Trump, à laquelle il n’est finalement pas allé.


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