: Témoignages "Je scrute tout" : comment les scandales de maltraitance dans les Ehpad ont éveillé la "vigilance" de familles de résidents
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Entre méfiance et désir de s'investir, des proches racontent comment les révélations du livre "Les Fossoyeurs" ont modifié leur rapport à ces établissements depuis trois ans.
Jamais la sortie d'un livre ne lui avait causé un tel stress. En janvier 2022, la publication des Fossoyeurs plonge Cécilia dans "une énorme angoisse". Le scandale de maltraitance dans les Ehpad au sein du groupe Orpea vient percuter sa propre histoire : elle est en plein déménagement de sa mère vers un nouvel établissement privé, plus adapté à sa maladie d'Alzheimer, en Côte-d'Or. "Elle était très bien dans le précédent et je n'avais pas de raison de m'inquiéter pour la suite, relate la fille de la résidente. Et voilà que je découvre qu'il existe des lieux horribles où l'on rationne les biscottes du petit-déjeuner et les couches pour faire plus de profits."
Sa mère risque-t-elle d'être maltraitée ? Sitôt l'octogénaire installée, Cécilia, qui habite à Paris, décide d'intensifier ses visites. "A chaque séjour en Bourgogne, au lieu d'aller la voir une fois, j'y allais trois fois", décrit-elle. Sur place, elle observe les lieux, ausculte sa mère du regard, discute avec le personnel, en veillant à ne paraître "ni invasive, ni suspicieuse". La Parisienne de 53 ans parcourt le blog de l'Ehpad et les comptes rendus de réunions et prend des nouvelles au téléphone. Au fil des mois, son angoisse s'apaise. "Les équipes étaient aux petits soins, attentives, douces, pleines d'humanité", témoigne-t-elle, soulagée.
Trois ans après, une anxiété "légitime" continue d'habiter Cécilia. "Malgré l'envie, je n'ai toujours pas lu le livre de Victor Castanet : j'ai peur de ce que je pourrais y découvrir", confie-t-elle. Elle se confrontera d'abord au documentaire. Mardi 25 mars, à 21h10, elle sera devant France 2 pour la diffusion des Fossoyeurs, l'adaptation télévisée du livre-enquête (déjà disponible sur france.tv). Des milliers d'autres familles, comme elle, retiendront leur souffle en pensant à l'un des leurs.
Une confiance rompue
Chez certains proches de résidents, les gros titres sur les maltraitances en 2022 ont permis une prise de conscience. "Avant, je ne m'intéressais pas trop à ce qu'il se passait dans l'Ehpad. Ce n'est pas ma mère de 90 ans, atteinte de démence sénile, qui pouvait me renseigner", reconnaît Michel, 70 ans, dans le Doubs. "En écoutant les informations, j'ai découvert que ces lieux étaient très peu contrôlés." Avec son épouse, il décide de se rendre plus fréquemment auprès de sa mère, à des horaires aléatoires. Il sonde d'autres familles et prend le pouls de la direction, d'aides-soignantes et du personnel de ménage, qu'il avait jusqu'ici peu abordés. Comme Cécilia, il ne découvre rien d'anormal.
Ces nouvelles habitudes des visiteurs ne passent pas inaperçues. Les directeurs d'établissements ont vu arriver des "questions très précises", qui ne leur étaient jusqu'ici "jamais posées", comme sur le coût journalier des repas, témoigne Annabelle Vêques, qui dirige la FNADEPA, une fédération d'associations de directeurs. "Il n'était pas forcément agréable de sentir un climat de suspicion", se souvient-elle.
"Les équipes ont compris l'inquiétude des familles et ont fait leur possible pour les rassurer."
Annabelle Vêques, directrice de la FNADEPAà franceinfo
Les dirigeants d'Ehpad ont également constaté une stagnation du taux d'occupation de leurs résidences, qui commençaient à peine à se repeupler après le déclin de la pandémie de Covid-19. "Il y a clairement eu un creux : beaucoup de familles ont renoncé à mettre leur parent en Ehpad et ont fait le choix du domicile", poursuit Annabelle Vêques. Les groupes commerciaux ont été particulièrement affectés. "La rupture de confiance s'est traduite par une grosse baisse d'activité en 2023", confirme Jean-Christophe Amarantinis, président du Synerpa, le lobby des acteurs privés du grand âge. Les entreprises espèrent désormais redorer leur blason, en s'appuyant notamment sur le bilan du plan de contrôle des 7 500 Ehpad de France lancé en 2022, qui a abouti à des "sanctions graves" contre 55 établissements, selon les chiffres du gouvernement.
Des proches hypervigilants
Au fil des semaines, l'affaire Orpea a éclaboussé d'autres groupes, comme Korian, mis en cause par l'émission "Cash Investigation". Serge, fils d'une résidente de 93 ans en Charente, se souvient d'avoir "halluciné" face aux révélations sur des "économies sur les croûtons dans le potage". A l'époque, il met son nez dans le fonctionnement de l'établissement de sa mère et constate "beaucoup de fausses notes dans la partition". Il décide de "devenir acteur de la vie de l'Ehpad".
"Pour savoir ce qui fonctionne et dysfonctionne, il n'y a pas de meilleur endroit que d'être à l'intérieur."
Serge, fils d'une résidente d'Ehpadà franceinfo
Le septuagénaire tente, en vain, de se faire élire au sein du conseil de la vie sociale, une instance de dialogue entre les familles, les résidents et le personnel. Il devient bénévole et anime un atelier de lecture. Il se mue aussi en agent technique pour faire remplacer le système de bouton d'alarme "défaillant" des résidents, voire en lanceur d'alerte auprès des autorités lorsqu'il estime constater "de la maltraitance".
Une telle hypervigilance sert-elle aux résidents ? En Seine-Maritime, grâce à sa présence quotidienne, Florence* affirme avoir sorti sa mère des mauvais draps d'"une erreur médicamenteuse". "Elle était au ralenti et perdait l'équilibre. Je me suis aperçue qu'on lui donnait des somnifères destinés à une autre patiente", dénonce-t-elle. Une autre fois, elle a évité de justesse un surdosage de paracétamol. "Tout cela a été signalé à l'Agence régionale de santé, mais, à chaque incident, j'ai l'impression de parler dans le vide", déplore-t-elle.
Avant de se résoudre à trouver un Ehpad, Florence s'était elle-même occupée à domicile de sa mère, diagnostiquée de la maladie d'Alzheimer en 2018. La sortie des Fossoyeurs l'avait confortée dans ce choix, malgré son épuisement d'aidante. Un burn-out en 2023 a fini par avoir raison de son refus obstiné des Ehpad et de "toutes leurs zones d'ombre". Rongée par la "peur" des maltraitances et la "culpabilité" d'avoir "abandonné" sa mère, elle s'est promise, dès le début, d'être "très vigilante".
"Je sais que ma présence dérange, mais je m'en moque."
Florence, fille d'une résidente d'Ehpadà franceinfo
"La direction et les soignants savent que je scrute tout, donc ils ont une attention particulière pour ma mère", décrit-elle, bien consciente de l'inégalité de traitement d'une chambre à l'autre. L'aidante de 47 ans constate "un manque de personnel criant", dont les effets sont aggravés par le profil des résidents, de plus en plus atteints de troubles cognitifs. "Si les familles ne sont pas là pour vérifier, des erreurs peuvent être fatales", estime-t-elle.
Vers davantage de transparence ?
Dans les rangs des soignants, les révélations de Victor Castanet ont un temps suscité l'espoir de meilleures conditions de travail. "Finalement, en plus d'être mal payées, on prend de front la violence des familles", soupire Carine Paillau, secrétaire générale de l'union fédérale de la santé privée CGT.
"La plupart du temps, on comprend que les familles soient déçues de la prise en charge, mais elles se trompent de cibles."
Carine Paillau, syndicaliste à la CGTà franceinfo
Trois ans après l'affaire Orpea, est-il temps d'impliquer davantage les proches dans les structures ? Certains le réclament depuis plus longtemps encore. "Ce scandale s'est ajouté à la crise du Covid-19, qui avait maintenu les familles à l'extérieur des établissements. Les équipes s'étaient habituées à travailler sans nous", rappelle Annette Debéda, cofondatrice en 2020 du Cercle des proches aidants en Ehpad (CPAE). "Les portes nous ont été rouvertes dans une espèce de défiance réciproque et le dialogue s'est crispé après Les Fossoyeurs", estime-t-elle.
"Il faut agir pour que les familles comprennent mieux le fonctionnement de ces établissements", plaide Françoise Gobled, à la tête de la FNAPAEF, une petite fédération d'associations de proches de résidents. "Pour l'instant, elles râlent dans leur coin, mais ne se mobilisent pas, par peur de représailles sur leur proche", affirme cette militante du Nord. "Face aux maltraitances, les familles ont peur d'être virées de l'Ehpad et les salariées craignent de perdre leur emploi", abonde Carine Paillau.
"On est tous sous l'emprise de la peur pour dénoncer ce système à bout de souffle."
Carine Paillau, syndicaliste à la CGTà franceinfo
Pour permettre plus de transparence dans ces lieux clos, le gouvernement a renforcé, depuis 2023, le rôle et le champ d'action des conseils de la vie sociale des Ehpad. "L'affaire Orpea nous a incités à corriger nos lacunes en matière d'information et de participation des familles", reconnaît le porte-voix des Ehpad privés, Jean-Christophe Amarantinis. "Les directeurs se mobilisent énormément pour faire vivre ces instances, qui étaient peu fréquentées, alors qu'elles aident certaines familles à se déculpabiliser", soutient-il.
"On commence à voir de jeunes directeurs davantage ouverts à cette démocratie interne, mais beaucoup de conseils continuent de dysfonctionner", tempère Françoise Gobled. "Il faut apprendre à mieux accueillir et informer les familles. Elles ne doivent plus être considérées comme de simples visiteurs."
* Le prénom a été modifié à la demande de l'intéressée.
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