"J'ai peur de passer pour une pince" : entretenir ses amitiés coûte-t-il de plus en plus cher ? On vous explique la "friendflation"
/2024/11/16/lucie-beauge-1701448221752-6738778573ce4479405584.png)
/2025/09/12/friendflation-01-68c437c36d80b868321266.png)
Avec l'inflation générale et l'essor de nouvelles célébrations, chez les jeunes particulièrement, cultiver ses liens amicaux peut faire mal au porte-monnaie. Jusqu'à créer des situations de rupture ou, a minima, un sentiment de culpabilité.
Entre mi-juillet et mi-septembre, Claire* a déboursé près de 300 euros pour des naissances, anniversaires, pots de départ et dépendaisons de crémaillère. Des événements organisés par des amis plus ou moins proches. "Dès que t'as l'impression d'en avoir fini avec les dépenses, il y en a d'autres qui arrivent", soupire cette jeune femme de 30 ans. Claire, qui gagne 3 200 euros net par mois dans la cybersécurité, estime avoir de la marge, mais questionne régulièrement "le sens" et la profusion de certains événements et coûts qui y sont associés. Si elle aime faire plaisir à son entourage, elle le concède : "Aujourd'hui, c'est devenu un coût d'entretenir ses amitiés."
Outre-Manche, le Financial Times a trouvé un mot pour décrire ce phénomène : la friendflation. Dans un article paru mi-août, la journaliste Isabel Woodford fait le constat, avec plusieurs experts, chiffres à l'appui, que le budget consacré à des événements amicaux ne cesse de grimper. Parmi les causes, elle note l'inflation générale et la soif d'expériences. Avec, d'un côté, des célébrations qui ont toujours existé, mais qui sont parfois devenues grandioses (fêter un anniversaire dans une villa ou à l'étranger) ; de l'autre, des événements récemment importés des Etats-Unis et qui, là aussi, font mal au porte-monnaie (les enterrements de vie de célibataire ou les "baby shower" – sorte de fête prénatale).
Des rites auxquels les jeunes, particulièrement autour de la trentaine, sont les plus susceptibles de participer. "Puisque nos amis sont généralement nos meilleurs alliés sociaux, cette folie des expériences s'est traduite par une folie des amitiés. La consommation est devenue un moyen d'exprimer son intimité et son identité ; par conséquent, nous attendons désormais de nos amis qu'ils investissent davantage pour nous voir et nous célébrer", écrit Isabel Woodford dans son article.
"Une surenchère du kif"
En seulement trois ans, Louis*, 32 ans, a enchaîné "une quinzaine de mariages", et presque autant d'enterrements de vie de garçon (EVG). Ce comédien parisien, qui touche environ 2 500 euros net par mois, note "une surenchère du kif". "La dernière fois, on a été jusqu'à Madrid pour faire du karting et jouer au padel. Ce qu'on aurait pu faire en France", s'amuse Louis. Lorsqu'il a été organisateur d'EVG, il affirme avoir ressenti une certaine pression "pour faire plaisir" au futur marié. "On a envie de montrer qu'on est ce meilleur pote. La recherche d'originalité va souvent de pair avec grosses dépenses", explique celui qui a déboursé, en moyenne, 400 euros par EVG.
En France, la pratique des enterrements de vie de célibataire était encore "rare" dans les années 1970, avec seulement 8% des mariages concernés, selon la chercheuse Florence Maillochon, dans un article pour l'Ined et partagé par Cairn. Elle s'est d'abord diffusée chez les hommes, avant de s'étendre aux femmes. Aujourd'hui, 84% des couples enterrent leur vie de célibataire avant de se marier, d'après un sondage réalisé en mars par mariages.net, auprès de 1 000 personnes. Les participants, qui payent la plupart du temps la part du marié ou de la mariée, sont prêts à dépenser "entre 400 et 800 euros" pour 11% d'entre eux, tandis que 60% tablent sur une fourchette de 150-400 euros.
"Nos parents se posaient moins de questions sur l’apparence d’un événement. L'important, c’était de se réunir."
Louis, comédien de 32 ansà franceinfo
"Toute célébration, même un simple goûter d’anniversaire, doit devenir presque événementielle", remarque la sociologue Martine Clerckx, auprès du journal belge Le Vif. "Comme si on ne savait plus se contenter d’un simple moment de partage ensemble." Cette chercheuse illustre son propos par les cérémonies de mariage se déroulant à l'étranger, qui se multiplient : "Avant, il suffisait de bien s'habiller et de glisser une enveloppe dans l’urne. Aujourd’hui, il faut payer l’avion jusque dans les Pouilles, la voiture de location et la quote-part pour le gîte."
La forte consommation de loisirs "premium" par les 18-35 ans est surtout une réalité depuis le Covid-19, selon le Financial Times. En France, une étude du Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie (Crédoc), publiée en juin 2025, vient appuyer ce constat. Les jeunes, souvent "des diplômés et des Franciliens", sont depuis la pandémie "à la recherche de moments d'exception, d'expériences intenses, parfois partagés avec un petit nombre de personnes". Le quotidien économique britannique comme l'institut français constatent aussi que les réseaux sociaux, par effet de mimétisme, exacerbent cette course aux activités payantes entre amis.
La mise en lumière des inégalités
En conséquence, ne pas disposer d'autant d'argent que son entourage amical peut créer des frictions. Inès*, 25 ans, raconte que l'organisation d'un enterrement de vie de jeune fille (EVJF) combiné à un EVG en juin a tourné au vinaigre. "Parmi les personnes conviées, il y avait une personne au RSA, une autre à temps partiel", liste celle qui gagne 2 000 euros net par mois à Angers (Maine-et-Loire). Selon Inès, l'organisatrice n'a pas tenu compte de "la situation financière de tout le monde", en empilant "les activités et les restaurants à chaque repas". Après des semaines de tensions accumulées, elle a fini par se retirer de l'événement prénuptial et n'est plus invitée au mariage.
Sans aller jusqu'à la rupture des liens, Lisa* ressent régulièrement la pression financière dans ses cercles amicaux. "En août, lors d'un mariage, je n'avais pas les moyens de mettre une enveloppe dans l'urne. J'ai écrit dans le livre d'or que ma participation arriverait plus tard, je ne voulais pas avoir l'air d'une pique-assiette", témoigne cette journaliste indépendante à Paris, dont les revenus gravitent autour de 2 500 euros net par mois. "Avec l'inflation, je sais que tout est cher. Parce qu'il s'agissait d'un collègue de boulot, je me sentais aussi honorée d'être invitée à son mariage, et donc particulièrement redevable."
Lisa explique également avoir du mal à inviter ses amis chez elle. "Je culpabilise de proposer de ne boire qu'un thé dans mon appartement. Dans nos amitiés, on est de plus en plus dans la consommation, à aller boire des verres en terrasse plusieurs fois par semaine. Pourtant, ce n'est pas le sens que je mets derrière ce lien", affirme Lisa. Pour la journaliste au Monde Alice Raybaud, auteure du livre Nos puissantes amitiés (La Découverte), "les jeunes ont de plus en plus de mal à se sociabiliser" en raison de la précarité combinée à la disparition de lieux gratuits dans l'espace public.
"Il existe de moins en moins d'espaces où passer du temps entre amis sans être obligés de consommer. C'est le cas dans les grandes villes comme dans les espaces ruraux, où les fêtes de villages disparaissent petit à petit."
Alice Raybaud, auteure du livre "Nos puissantes amitiés"à franceinfo
Selon Alice Raybaud, les jeunes des espaces ruraux ont par ailleurs "plus l'habitude d'inviter chez eux" que dans les espaces urbains. Une habitude de se rencontrer à l'extérieur dont Claire, qui navigue entre Paris et Lille, tente de se défaire. "J'adore cuisiner et je sais que tous mes amis n'ont pas les mêmes revenus. Je trouve ça de plus en plus dommage de limiter les interactions sociales au coût d'aller boire un verre ou de faire un restaurant."
L'amitié serait-elle ainsi devenue un luxe ? C'est en tout cas ce que pensent 52% des répondants d'une étude de l'organisation américaine BadCredit.org. Au sein de la génération Z (1995-2010), 44% des personnes interrogées déclarent même négliger leurs amis en raison du coût de la vie. Pourtant, d'après Alice Raybaud, l'amitié est à l'origine "précieuse car elle ne produit et ne sert rien". Ce lien, "contrairement à la famille ou au couple, ne crée ni des héritiers, ni de la propriété", développe la journaliste.
Participer par devoir ou par envie ?
Autre illustration de la friendflation : la multiplication des cagnottes en ligne, qui servent pour beaucoup à offrir des cadeaux. Leetchi, l'un des leaders sur le marché, rapporte à franceinfo que les cagnottes pour anniversaire ont notamment "augmenté de 23% en trois ans", même si le montant d'une participation a légèrement baissé (47 euros en 2022 contre 42 euros en 2025). Les cagnottes pour pot de départ ont aussi la cote. "On constate à ce sujet que le nombre de participants est en forte augmentation. Cela veut dire que des personnes moins proches du destinataire y participent", analyse Amandine Plas, directrice marketing de Leetchi. Selon elle, les cagnottes en ligne sont, globalement, très prisées par les trentenaires.
"Pour les anniversaires, j'ai vraiment plaisir à faire des cadeaux à mes amis, même si la cagnotte peut avoir un aspect impersonnel, explique Claire. Mais les pots de départ, clairement, j'ai arrêté d'y participer pour des personnes à qui j'ai adressé trois fois la parole." Elle décrit avoir longtemps donné sans trop compter, par peur "de passer pour une pince", mais s'est retrouvée dans des situations où "elle donnait 40 euros à une personne dont elle n'était pas proche, et seulement 20 euros à un très bon ami" pour ne pas finir dans le rouge.
Face aux sursollicitations, Louis a trouvé sa parade : "A force, j'ai développé des habitudes de montants. Au moins 30 euros pour mes amis très proches, 15 euros pour les bons potes, et 10 euros pour les amis lointains ou collègues." Lisa, elle, fait parfois le choix du cadeau individuel qui, en plus d'être plus personnel, lui permet de définir un montant avec moins de remords. "Je participe non pas parce que je le dois, mais parce que j'ai envie."
* Les prénoms ont été modifiés à la demande des personnes.
À regarder
-
Tempête "Benjamin" : des annulations de trains en cascade
-
Femme séquestrée : enfermée 5 ans dans un garage
-
Vaccin anti-Covid et cancer, le retour des antivax
-
A 14 ans, il a créé son propre pays
-
Ils piratent Pronote et finissent en prison
-
Aéroports régionaux : argent public pour jets privés
-
Bali : des inondations liées au surtourisme
-
Cambriolage au Louvre : une nacelle au cœur de l'enquête
-
Alpinisme : exploit français dans l'Himalaya
-
Un objet percute un Boeing 737 et blesse un pilote
-
Cambriolage au Louvre : où en est l'enquête ?
-
Jean-Yves Le Drian défend l'image de la France
-
Chine : 16 000 drones dans le ciel, un nouveau record du monde
-
Donald Trump lance de (très) grands travaux à la Maison Blanche
-
Glissement de terrain : des appartements envahis par la boue
-
Emmanuel Macron sème la confusion sur la réforme des retraites
-
Tornade meurtrière : scènes d'apocalypse dans le Val-d'Oise
-
Nicolas Sarkozy : premier jour en prison
-
La lutte sans relâche contre les chauffards
-
L'OMS alerte sur la résistances aux antibiotiques
-
Les frères Lebrun, du rêve à la réalité
-
Que disent les images de l'incarcération de Nicolas Sarkozy ?
-
Algospeak, le langage secret de TikTok
-
Une Russe de 18 ans en prison après avoir chanté des chants interdits dans la rue
-
Cambriolage au Louvre : d'importantes failles de sécurité
-
"Avec Arco, on rit, on pleure..."
-
Wemby est de retour (et il a grandi)
-
Arnaque aux placements : la bonne affaire était trop belle
-
Une tornade près de Paris, comment c'est possible ?
-
La taxe Zucman exclue du prochain budget
Commentaires
Connectez-vous ou créez votre espace franceinfo pour commenter.
Déjà un compte ? Se connecter