Enquête Suicide, arrêts de travail, "management brutal"… Le grand malaise des salariés de la maison Lefebvre Dalloz

Radio France
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La maison Dalloz est connue pour éditer les codes rouges (code civil, code pénal...) (LUDOVIC LAUDE / MAXPPP)
La maison Dalloz est connue pour éditer les codes rouges (code civil, code pénal...) (LUDOVIC LAUDE / MAXPPP)

Connue pour ses célèbres codes rouges (code civil, code pénal…), l'entreprise centenaire Lefebvre Dalloz traverse une période agitée. Les salariés vivent mal la réorganisation initiée en 2018 avec l'appui stratégique de McKinsey. Ils dénoncent un management "brutal".

Vendredi 23 mai, il est un peu plus de 9h, les employés de Lefebvre Dalloz débutent leur journée de travail au siège du groupe, situé dans une tour de neuf étages dans le quartier d'affaires de La Défense. Quelques minutes plus tard, l'un des leurs, A., 36 ans, se jette du rooftop. Il meurt sur le coup. Le choc est immense parmi les salariés.

Aussitôt après ce geste tragique, la police mais aussi l'inspection du travail ouvrent une enquête. Tout suicide, ou tentative, survenu sur le lieu de travail est en effet imputable au travail, selon le code de la Sécurité sociale (art. L411-1).

En l'état, rien n'indique qu'une souffrance liée au contexte professionnel ait poussé le jeune homme à mettre fin à ses jours. Il n'était arrivé que trois mois plus tôt au sein du service commercial de Lefebvre Dalloz Compétences, l'entité du groupe qui vend des formations juridiques. L'un de ses collègues, joint par la cellule investigation de Radio France, n'avait décelé chez lui "aucun signe préoccupant". Un autre indique, sans plus de précisions, que A. avait émis le souhait de "changer de poste".

Un climat pesant

Mais la communication de la direction a heurté de nombreuses personnes dans l'entreprise. Quatre jours après le suicide du commercial, elle écrit un mail à tous les salariés : "Nous sommes tous sous le choc du décès de notre collègue. A. nous avait rejoint en février (…) Il était très satisfait de son travail parmi nous, était parfaitement intégré à son équipe et son management". Ce message a fait bondir Anne*, une cadre du groupe. "Notre collègue est mort un vendredi, et dès le mardi, la direction nous dit que c'est un drame, mais qu'il était parfaitement heureux dans son travail, parfaitement intégré dans son équipe, alors même que les enquêtes venaient de débuter, explique-t-elle. Il y a une volonté évidente de refermer cette affaire pour que ce soit un non-sujet". Contactée, la direction de Lefebvre Dalloz indique qu'elle coopère "pleinement avec les autorités et les instances concernées" et que "les premiers éléments ne révèlent pas de lien de causalité avec l'environnement professionnel".

Ce suicide intervient dans un climat particulièrement pesant au sein du groupe Lefebvre Dalloz, entreprise qui a été entièrement réorganisée ces dernières années. Finies les maisons d'édition séparées et leurs catalogues distincts (le droit fiscal pour Lefebvre, les fameux codes juridiques pour Dalloz, le droit des conventions collectives pour les Editions Législatives), place à des salariés regroupés en "filières métiers" : ventes, marketing et solutions logicielles. En interne, c'est un chamboulement : mise à la porte des managers historiques, nouveaux dirigeants décrits comme "brutaux", taux élevé d'arrêts maladie, burn-out… L'enquête de la cellule investigation de Radio France révèle un mal-être étendu dans le groupe.

Fusion et transformation

C'est fin 2018 - début 2019 que "tout a dérapé", d'après les nombreux salariés et cadres interrogés. A l'époque, le groupe Lefebvre Dalloz, qui regroupe 1 200 collaborateurs en France et 2 600 dans le monde, a la réputation d'être une "maison bienveillante", au management "paternaliste", selon le récit des anciens.

Une vénérable institution centenaire, connue pour éditer chaque année le célèbre code civil ainsi que tous les ouvrages indispensables aux professions réglementées (avocats, notaires, commissaires aux comptes…), aux entreprises et aux administrations. Il fournit aussi des logiciels métiers et dispense des formations juridiques. Avec un chiffre d'affaires stable de 500 millions d'euros, une rentabilité élevée et un actionnariat familial (les familles Lefebvre et Sarrut), les salariés, attachés à leur entreprise, se croient à l'abri des turbulences.

Les Editions Dalloz ont été fondées en 1845 et les Editions Francis Lefebvre en 1930. (PHILIPPE TRIAS / MAXPPP)
Les Editions Dalloz ont été fondées en 1845 et les Editions Francis Lefebvre en 1930. (PHILIPPE TRIAS / MAXPPP)

Un PDG condamné précédemment pour délit d'entrave

Mais en mai 2018, un nouveau PDG est nommé par le conseil de surveillance. Olivier Campenon, ex-patron de la division française de British Telecom (BT), prend les commandes. Il s'adjoint les services d'un autre ancien de BT, Stéphane Duret, au poste de directeur délégué à la transformation. Les deux dirigeants sont des spécialistes des restructurations. Et cela ne se passe pas toujours sans accroc.

En 2011, selon nos informations, Olivier Campenon a été condamné pour entrave au fonctionnement du comité d'entreprise de British Telecom France. Il lui était reproché d'avoir restructuré la filiale française du groupe britannique sans avoir consulté les instances représentatives du personnel. Stéphane Duret lui avait été relaxé. Chez Lefebvre Dalloz, le binôme Campenon / Duret se lance dans une transformation en profondeur intitulée "Augmented Growth" (croissance augmentée).

En 2022, tous les organismes de formation (Francis Lefebvre Formation, Dalloz Formation, Elegia, Bärchen et CSP DOCENDI) sont fusionnés. Prochaine étape : les maisons d'édition Dalloz, Francis Lefebvre et Editions Législatives doivent se regrouper en une seule et même entité.

"Le facteur humain n'a pas été pris en compte"

"On peut tout à fait entendre que dans une entreprise, il y ait des transformations", explique Sophie*, vingt ans d'ancienneté derrière elle. "Les salariés ne sont pas contre le changement. Sauf que la transformation ne s'est pas faite avec nous. Elle s'est faite contre nous. C'est une fusion pour gagner de l'argent, pour dégager plus de dividendes. Le facteur humain n'a pas été pris en compte", dénonce Sophie. Du jour en lendemain, les plus anciens parmi les managers "sont poussés à la porte", raconte Anne. Ils ontdisparu sans qu'il y ait eu la moindre communication. Un beau matin, les équipes arrivaient et leur manager n'était plus là".

D'après un décompte réalisé sur la base de documents internes, entre fin 2018 et 2024, la quasi-totalité du comité de direction du groupe est partie de gré ou de force, ainsi qu'une vingtaine de directeurs dans les différentes entités du groupe. L'un d'entre eux nous raconte que les nouveaux patrons voulaient "faire place nette". "C'était théorisé. Ils ne voulaient que des affidés qui leur obéissent", affirme-t-il.

Des effectifs en baisse en France

Dans les services, la fusion créée des doublons et des gens "sont virés pour le moindre prétexte", raconte Alice*, une autre salariée. "La phrase chère à la direction pendant plusieurs années, c'était : ‘untel a voulu donner une nouvelle orientation à sa carrière'. On riait jaune entre nous parce qu'on l'a beaucoup lue cette phrase-là."

D'après les chiffres communiqués par la direction aux instances représentatives du personnel, les effectifs dans la partie française du groupe ont diminué de 14% entre 2020 et 2024, de 24% si on ne prend en compte que les maisons d'éditions. Chiffres que conteste aujourd'hui cette même direction auprès de la cellule investigation de Radio France.

Des commerciaux "en pleurs"

Pour ceux qui restent, le quotidien est souvent compliqué. Dans un même service, des collègues ne sont pas logés à la même enseigne, en fonction de leur entreprise d'origine. "Ils n'ont pas forcément le même salaire, pas les mêmes primes, pas les mêmes avantages, pas les mêmes congés. On peut avoir 60 jours de congés d'un côté et 25 de l'autre. Cela crée des tensions entre nous", raconte Sophie.

Les commerciaux semblent être le plus en souffrance et disent subir "une grosse pression". "On nous donne des objectifs de vente inatteignables, raconte Pierre. On doit vendre beaucoup plus d'une année sur l'autre, mais sans sortir de nouveau produit !". Le jeune homme souligne qu'être commercial chez Lefebvre Dalloz, c'est "vendre des centaines d'ouvrages souvent très techniques à des clients exigeants, dans un marché pas forcément extensible".

D'après plusieurs sources internes, il a été demandé à des commerciaux qui s'occupent des marchés entreprises et experts comptables d'augmenter leurs ventes de respectivement 47% et 43% entre 2023 et 2024. La direction conteste ces chiffres et indique avoir "renforcé l'accompagnement des équipes par la formation et le coaching". "J'en vois souvent pleurer, seuls, dans les escaliers. Ils me disent qu'ils ont peur de ne pas y arriver, de ne pas réaliser leurs objectifs, témoigne Sophie. On est bien au-delà d'un stress positif. C'est un stress toxique."

Résultat, les arrêts maladies et les burn out se multiplient. Toujours d'après les chiffres communiqués par la direction aux instances représentatives du personnel (et qu'elle dément aujourd'hui auprès de la cellule investigation de Radio France), l'absentéisme parmi les salariés a augmenté de 15% en 2023. Il est supérieur d'un point et demi à la moyenne nationale.

Une alerte lancée par deux actionnaires

Plusieurs alertes ont pourtant été émises dès 2021 pour dénoncer cette souffrance au travail. Fait rare, en janvier de cette année-là, deux actionnaires, Arnaud Robin et Camille Vincent – descendants tous les deux de la famille Lefebvre qui a donné son nom au groupe – font part de leur inquiétude aux autres actionnaires dans une note d'une dizaine de pages. "Nous sommes convaincus que l'immobilisme n'est pas une solution : le groupe a besoin de se moderniser", écrivent-ils en préambule. "Mais bouger / secouer n'est pas une fin en soi".

Les deux actionnaires, qui n'ont plus de fonction opérationnelle dans l'entreprise depuis respectivement 2011 et 2022, tirent à boulet rouge sur le plan de transformation. "La fusion des 3 maisons d'édition présente un risque fort de perturbation de l'activité (...) entraînant une décroissance du chiffre d'affaires", peut-on lire. Arnaud Robin et Camille Vincent dénoncent aussi "un management brutal qui dénigre le passé". Leur constat est limpide : "Une réelle souffrance remonte des équipes avec notamment un manque de considération des compétences des salariés et un recours systématique aux consultants extérieurs. C'est d'autant plus violent que c'est l'opposé de la culture historique du groupe".

Contactée pour savoir quelles suites ont été données à cette alerte, la direction de Lefebvre Dalloz indique ne pas "commenter des documents actionnariaux privés, afférents à des appréciations personnelles".

"Un groupe version McKinsey"

Dans cette même note, on apprend que le cabinet McKinsey a conseillé le groupe sur sa réorganisation. D'après les informations de la cellule investigation de Radio France, le cabinet américain a effectué l'étude stratégique de départ, dite de diagnostic, pour un budget d'un million d'euros. D'autres cabinets sont intervenus par la suite, portant le budget consulting toutes missions confondues à 10 millions d'euros par an.

"Des consultants avec des benchmarks [études comparatives] et des entretiens ne suffisent pas" pour innover, cinglent dans leur note les deux actionnaires Arnaud Robin et Camille Vincent, qui n'ont pas souhaité nous répondre. "La direction a cassé l'entreprise", commente aujourd'hui une ancienne cadre partie exercer ailleurs : "On est passé d'un groupe familial à un groupe version McKinsey".

"Risque pénal pour l'entreprise"

Dix-huit mois après la note incendiaire des deux actionnaires, l'inspection du travail est saisie par l'un des CSE (Comité social et économique) de Lefebvre Dalloz. Après s'être rendues deux fois au siège du groupe, deux inspectrices rendent un rapport au vitriol sur la politique de transformation. "Il ressort de nos constatations que l'entreprise a manqué à son obligation de protection de la santé et de la sécurité de ses salariés", peut-on lire dans ce document daté du 15 décembre 2022. "Un tel manquement est susceptible d'engager la responsabilité physique et pénale de l'entreprise".

Questionnée sur ce rapport, la direction de Lefebvre Dalloz explique avoir mis en place depuis cette date, "un plan d'action", qui comprend "un renforcement du droit à la déconnexion et une campagne d'entretiens".

Le constat sévère de l'inspection du travail n'a en tous cas pas empêché la directrice du développement de Lefebvre Dalloz d'envoyer, en juin 2023, un mail qui est resté dans les mémoires des salariés. Intitulé "la bienveillance n'est pas un style de management" et adressé aux équipes commerciales, il est écrit que "le care" ou "l'hospitality" "ne sont pas des modèles de management (...). Certains pensent qu'il faut être gentil avec les collaborateurs. C'est débile. Ils n'ont pas envie que l'on soit bienveillant, ils ont au contraire envie que l'on soit exigeant". Devant l'émoi provoqué en interne, la responsable a expliqué qu'il s'agissait "d'un post LinkedIn" qu'elle avait fait suivre à ses collaborateurs pour "méditer sur le sujet". Cette directrice du développement a depuis quitté l'entreprise. Tout comme le PDG Olivier Campenon, parti à la retraite en avril dernier. Depuis, les salariés n'osent croire à un apaisement. "Il faudrait tout reconstruire, dit une cadre historique du groupe. Mais reconstruire sur des cendres".

Interrogés spécifiquement sur leur management, ni Olivier Campenon ni Stéphane Duret n'ont souhaité répondre. Quant au conseil d'administration de Lefebvre-Dalloz, qui a remplacé l'hiver dernier le binôme directoire - conseil de surveillance, il nous fait savoir que "le faible turnover – inférieur à 3 % – et l'ancienneté élevée des salariés traduisent leur attachement durable à l'entreprise".

*Prénom d'emprunt


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