"C'est un stress quotidien" : quand la précarité alimentaire affecte la santé physique et mentale des étudiants
/2024/11/16/lucie-beauge-1701448221752-6738778573ce4479405584.png)
/2025/01/09/etudiants-faim-677fe0e9ab876416730251.png)
Près d'un étudiant sur deux déclare limiter ses achats alimentaires ou y renoncer, pointe une étude de l'Ifop et de l'association COP1. En cascade, ces jeunes développent des carences et des troubles anxieux.
La file s'étire sur une trentaine de mètres. Les cabas vides attendent les provisions. Dans le 18e arrondissement de Paris, une centaine de jeunes, parmi lesquels se trouvent beaucoup d'étudiants, patientent dans le froid avant de récupérer de quoi remplir leur réfrigérateur pour quelques jours.
Un bénévole de l'association Linkee, qui organise ce mardi soir de décembre cette distribution alimentaire, passe dans les rangs pour proposer un café à la chaleur réconfortante. Mais ce sont surtout les pâtisseries données à la sortie qui provoquent de francs sourires. Une gourmandise à la vanille dans la main et une pointe de crème sur le nez, une jeune femme se réjouit auprès d'une autre : "C'est trop bon, non ?".
Nadia*, elle, a jeté son dévolu sur un cake, plus consistant. L'étudiante en école d'infirmière ouvre son sac : bananes, mangue, avocat, carottes, oignons, patates, ail, lait, pain… La jeune femme se réjouit d'avoir récupéré de quoi se cuisiner de "vrais" repas. "Ce soir, je vais me faire une bonne soupe et une salade de fruits", imagine celle dont les mèches brunes encadrent le visage.
Fatigue et anxiété
Nadia a commencé trois mois plus tôt à recourir aux services d'associations telles que Linkee. Les 130 euros mensuels dont elle dispose pour les courses, l'hygiène et les sorties ne suffisent pas à combler ses besoins. La faute à l'inflation alimentaire, qui, bien qu'elle se soit stabilisée depuis peu, a explosé en 2022 et en 2023. Et contrairement à l'été précédent, l'étudiante n'a pas pu économiser en travaillant pendant les vacances, contrainte par d'autres occupations.
Elle renonce ainsi fréquemment à l'achat de denrées alimentaires, ce qui a des conséquences sur le contenu de son assiette. Nadia mange peu de viande et fait attention aux portions. Elle n'est pas la seule dans ce cas : d'après une étude de l'Ifop réalisée en 2023 en partenariat avec l'association COP1, un étudiant sur deux déclare qu'il lui arrive de limiter, voire de renoncer à de la nourriture. Ils sont aussi 46% à avoir déjà fait l'impasse sur des repas par manque d'argent. Une enquête du syndicat étudiant la Fage, publiée en janvier, alerte aussi sur le fait qu'un étudiant sur cinq ne mange pas à sa faim.
Nadia se sent régulièrement "fatiguée". Mais ne pas savoir "comment remplir le frigo" provoque aussi chez elle du stress, qu'elle traîne jusque sur les bancs de l'école. Cette santé physique et mentale dégradée concerne bien d'autres étudiants souffrant de précarité alimentaire.
"Les carences en fer sont très fréquentes"
Yannick Schmitt, médecin et directeur du service de santé étudiante de l'université de Strasbourg en constate les effets sur les corps. Pour ces étudiants qui mangent peu de viande et de poisson, "les carences en fer sont très fréquentes", explique-t-il. "On oriente régulièrement les étudiants vers des légumineuses, parfois des médicaments", rapporte-t-il. Alors que le prix des fruits et légumes a souvent augmenté ces dernières années, les insuffisances se traduisent aussi, selon lui, dans les apports en vitamines.
Sur son campus de Rennes, Raphaël a fini par se tourner vers les distributions alimentaires pour les mêmes raisons que Nadia. "Tout est devenu trop cher. Même des légumes de base, comme les carottes : j'en trouvais à moins de deux euros le kilo auparavant, aujourd'hui, c'est impossible", déplore cet étudiant végétarien. Et quand il achète des épinards qu'il adore, c'est "en surgelé".
Raphaël l'admet : il vole parfois dans les supermarchés. "Des épices, de la crème, des graines… Des trucs chers, qui rendent les plats appétissants et la vie meilleure", liste-t-il. En dépit de ses stratégies pour manger équilibré et y prendre du plaisir, ses apports nutritifs sont lacunaires.
"Je suis régulièrement carencé en fer et vitamine D et j'ai tendance à faire des malaises."
Raphaël, étudiant à Rennesà franceinfo
Depuis la rentrée, Laura assure "être régulièrement prise de vertiges". "Mon médecin m'a dit que c'est parce que je ne mangeais pas le matin. Depuis, j'essaye de prendre des yaourts à boire… quand ils sont en promo", rapporte cette étudiante colombienne installée à Lille, à qui il arrive aussi de sauter des repas le soir.
Lorsque les apports sont insuffisants dans la durée, le corps "fonctionne moins bien", rappelle Axel Heulin, diététicien à l'université Paris-Cité. Ce qui provoque de la fatigue, mais aussi des troubles du sommeil et un affaiblissement du système immunitaire. Ce spécialiste l'affirme : les symptômes de la précarité alimentaire peuvent avoir des conséquences directes sur les études. "Les jeunes concernés ont moins de ressources pour se concentrer et mémoriser", s'inquiète-t-il.
"Un impact indéniable sur les révisions"
Mona, rencontrée à Paris, assure que les courses virent régulièrement au casse-tête. "C'est un stress quotidien de rationner, et ça joue sur le stress global", soupire-t-elle. La jeune femme se sent chanceuse de pouvoir se nourrir plusieurs fois par semaine chez la mère de son petit ami : "Là-bas, je ne manque jamais de rien". Pour Léa Jules-Clément, secrétaire générale de l'Union étudiante, la pauvreté "a indéniablement un impact sur les révisions, car ces étudiants pensent à comment s'alimenter en plus de plancher sur les examens".
Tout en étant carencés, les étudiants précaires sont nombreux à prendre du poids, observe Axel Heulin. "Ils ont tendance à se diriger vers les aliments transformés", riches en glucides et en gras, dès lors qu'ils sont moins chers, souligne le diététicien. Le médecin Yannick Schmitt confirme, et ajoute que ces étudiants n'ont parfois pas "un environnement propice pour cuisiner". La précarité alimentaire s'ajoute, en effet, à d'autres inégalités comme celle du logement, comme l'a montré une étude du Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie, publiée en mai 2023.
Raphaël n'achète certes pas de nourriture industrielle, mais reconnaît consommer régulièrement des pommes de terre et des pâtes. Des produits qui figurent parmi les moins chers, mais qui l'ont fait grossir. "C'est difficile à vivre, car je suis dans tous les cas limité financièrement dans mes choix alimentaires", explique l'étudiant rennais. D'après Axel Heulin, des troubles du comportement alimentaire peuvent même survenir.
"Se restreindre volontairement en présence d'aliments, alors qu'on a faim, ce n'est pas naturel."
Axel Heulin, diététicien à l'université Paris-Citéà franceinfo
Parmi ces perturbations, le diététicien évoque en premier lieu l'hyperphagie. "A force de se contrôler mentalement, on peut perdre le contrôle et craquer. La frustration amène à des comportements excessifs", détaille ce spécialiste, pour qui les risques sont également la boulimie et l'anorexie.
Un appel à investir dans les Crous
Le projet de budget 2025 débattu par le gouvernement de Michel Barnier s'était vu ajouter un amendement pour étendre à tous les étudiants le repas à un euro dans les Crous, qui ne concerne pour l'heure que les boursiers. Rien ne dit que cette mesure sera conservée dans le projet de loi de finances que doit présenter le gouvernement de François Bayrou. "Tout ce qui permet d'avoir une alimentation équilibrée à moindre coût est important", défend Muriel Prudhomme, directrice du service de santé étudiante de Paris-Cité, la Sorbonne et Paris 1.
Outre le retour de coup de pouce financier, les étudiants et spécialistes interrogés par franceinfo plaident pour des repas universitaires de qualité et mieux répartis sur le territoire. "Au Crous, les repas sont souvent médiocres en goût et en variété. Il m'est aussi déjà arrivé de devoir manger de la viande, car il n'y avait plus de repas végétarien", déplore Raphaël. "Il y a beaucoup d'attente et si on n'arrive pas très tôt, on est obligés de se rabattre sur un sandwich", ajoute Laura.
Muriel Prudhomme relève que plusieurs restaurants universitaires ont dû fermer leurs portes lors des dernières années, "ce qui a augmenté la pression sur ceux qui sont restés ouverts". Une enquête du média d'investigation StreetPress, publiée en octobre 2022, en faisait le constat.
Pour l'Union étudiante, il y a aussi urgence à rouvrir les Crous le soir, afin de permettre l'accès à deux repas complets. A Rennes, sur les huit restaurants universitaires de la ville, seuls trois proposent des repas le soir. Dans le but de faire sortir les jeunes de la précarité, et donc d'améliorer le contenu de leur assiette, la fédération de syndicats étudiants plaide, a minima, pour l'augmentation des bourses, ainsi que leur versement sur douze mois au lieu de dix. Comme l'Unef et la Fage, elle espère voir éclore, à terme, un revenu universel d'autonomie.
* Le prénom a été modifié à la demande de l'intéressée.
À regarder
-
SKAI ISYOURGOD, le phénomène du rap chinois
-
Délit de fuite : la vie brisée de Marion
-
Bac de maths en 1ère, une bonne nouvelle ?
-
Une minute de silence en hommage à ces profs tués
-
IA : des paysages touristiques trop beaux pour être vrais ?
-
Sébastien Lecornu annonce la suspension de la réforme des retraites jusqu'à l'élection présidentielle
-
Pourquoi ton lycée pro est en grève aujourd’hui
-
La joie des Palestiniens libérés des prisons israéliennes
-
Le prix Nobel d'économie est pour la suspension de la réforme des retraites
-
François-Xavier Bellamy défend la posture de Bruno Retailleau qui chute dans les sondages
-
Lecornu II : des nominations surprises
-
Enquête après la mort de Sara, 9 ans
-
Madagascar : le président contesté écarte toute démission
-
Le gouvernement Lecornu II face à la réforme des retraites.
-
"Mange mon cul noir", Yseult (encore) en clash
-
"Ce n'était plus ma femme" : l'ultime interrogatoire de Cédric Jubillar avant le verdict
-
"Il faut suspendre la réforme des retraites jusqu'à la présidentielle"
-
M0rt d'une fillette : un nouveau drame du harcèlement ?
-
Nicolas Sarkozy : il connaît sa date d'emprisonnement
-
Comment Discord est devenu un outil de mobilisation politique pour la jeunesse
-
Immense joie sur la Place des Otages à Tel-Aviv
-
Elle défend Billie Eilish et perce sur les réseaux
-
A Auray dans le Morbihan, les cantines sont alimentées par une ferme municipale
-
Une fillette de 9 ans retrouvée morte à son domicile en Moselle
-
Les dates à retenir pour Parcoursup
-
Bientôt des "Kei cars" en Europe ?
-
Commerce en Chine : le pari du gigantisme
-
La déprime automnale est aussi chimique
-
Le prince Wiliam submergé par l’émotion
-
Transports : l’offensive contre les voleurs
Commentaires
Connectez-vous ou créez votre espace franceinfo pour commenter.
Déjà un compte ? Se connecter