Reportage "Au moins, on a essayé" : des ronds-points du Pas-de-Calais aux cortèges bretons, plongée au cœur des actions "Bloquons tout" du 10 septembre

Article rédigé par Paolo Philippe, Clément Parrot, Eloïse Bartoli - Envoyés spéciaux dans le Morbihan, le Nord, le Pas-de-Calais et à Paris
France Télévisions
Publié Mis à jour
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Des manifestants défilent dans le cadre du mouvement "Bloquons tout" à Lorient (Morbihan), le 10 septembre 2025. (VINCENT LE GUERN / MAXPPP)
Des manifestants défilent dans le cadre du mouvement "Bloquons tout" à Lorient (Morbihan), le 10 septembre 2025. (VINCENT LE GUERN / MAXPPP)

Partout en France, pour le mouvement "Bloquons tout", des centaines d'actions aux formes variées ont été organisées, mercredi, par des citoyens aux aspirations diverses. Parfois avec une pointe de déception.

"Je ne me sens pas de le faire tout seul." Pierre est arrivé en premier, un peu après 6h30, au point de rendez-vous donné par les organisateurs à Vannes (Morbihan) pour la journée "Bloquons tout" du mercredi 10 septembre . Les manifestants avaient prévu de prendre position sur l'échangeur entre la RN 165 et la RN 166, mais ils n'ont pas eu les moyens de leurs ambitions. Sur la boucle Telegram, mise en place pour se coordonner, certains s'énervent. "Il ne se passe rien, tout le monde est resté au lit ? demande Yann, un brin énervé. Ça vote des blocages en AG (...) et tout le monde a poney ?"

"Des personnes ont bien essayé de prendre les ronds-points ce matin, mais en face il y avait les forces de l'ordre" , précise Sandrine Chirokoff, militante de la CGT à Vannes. Partout en France, les 80 000 policiers et gendarmes déployés par le gouvernement ont cherché à désamorcer les actions de blocages en employant souvent la force, comme à Paris, où les manifestants ont tenté de bloquer le périphérique. A Marseille, les forces de l'ordre ont empêché 200 personnes d'accéder à l'autoroute venant de Toulon. Cela n'a pas empêché des affrontements violents d'éclater comme à Rennes, où un bus a été incendié par des manifestants, selon le réseau de transports en commun de la ville.

"Si ça ne marche pas par le vote, on va s'exprimer dans la rue"

A Vannes, Didier n'a pas pu sortir les palettes de son coffre. Vers 7h30, une voiture de police s'est arrêtée à la hauteur des manifestants. "On ne fait pas de contrôles, pas de fouilles. Mais on fait passer un message : pas de violences, pas de heurts, pas de blocage des routes" , avertit le directeur départemental de la police nationale dans le Morbihan. En repartant, il tombe sur les palettes de Didier. "C'est à qui, ça ?"  demande le gradé. "C'est pour le barbecue ce midi" , esquive un manifestant. Mais Didier a compris le message : il ramène déjà les palettes chez lui.

La journée se poursuit avec une manifestation d'une centaine de personnes sur le port de la préfecture bretonne. Les lycéens sont arrivés en renfort et commentent l'arrivée de Sébastien Lecornu à Matignon. "Je suis très en colère. On a encore un Premier ministre de centre-droit, il va faire les mêmes alliances" , confie Morgan, lycéenne en classe de première. "En plus, il est homophobe, il s'est opposé au mariage pour tous." La sono crache le vieux refrain du groupe Bérurier noir : "La jeunesse emmerde le Front national". A côté de Morgan, Lily enchaîne : "Le peuple s'est exprimé aux dernières législatives et on ne respecte pas sa volonté. Si ça ne marche pas par le vote, on va s'exprimer dans la rue, par la grève et les blocages."

Changement d'ambiance à Lorient, où une manifestation à l'allure plus traditionnelle réunit plusieurs centaines de personnes, avec les syndicats en tête de cortège. Mais rapidement, les forces de l'ordre tirent des gaz lacrymogènes pour empêcher les plus téméraires d'accéder au périphérique. Un groupe tente tout de même de contourner les cordons de policiers, mais sans succès. "Un CRS m'a mise en joue, ça fait bizarre" , raconte Alice. "On n'est pas assez nombreux" , constate-t-elle. "Le titre de la journée, c'était 'Bloquons tout', pas 'Prenons de la lacrymo devant 30 pélos'. Au moins, on a essayé" , dédramatise un manifestant à côté d'elle.

Dans le cortège, ils sont plusieurs à dénoncer le malaise démocratique qui touche la France. "On a nommé un nouveau Premier ministre et on voit que ça ne va rien changer et qu'ils n'ont rien compris" , confie ainsi Tomie, 28 ans. "Recyclez vos déchets, n'en faites pas des ministres", prescrit sa pancarte. Sébastien Lecornu a bien annoncé un changement de méthode pour "travailler avec les oppositions" , mais les manifestants n'y croient plus. "Il reste issu d'une droite assez dure" , commente Raph. "Il y a un ras-le-bol général des gens. Ils ont la sensation de ne pas être écoutés."

"Avec un smic on ne vit pas, on survit"

Dans les Hauts-de-France, où les tentatives de blocages ont comme partout ailleurs été rapidement étouffées par les forces de l'ordre, il a beaucoup été question du coût de la vie et des fins de mois difficiles. "Avec un smic on ne vit pas, on survit" , peste Sébastien, positionné sur un rond-point entre l'autoroute et le centre-ville de Béthune (Pas-de-Calais), comme il l'avait fait à l'époque des "gilets jaunes". Le quadragénaire, qui ressent comme beaucoup un ras-le-bol général, a été plus qu'échaudé par le projet de suppression de deux jours fériés annoncé par François Bayrou. Alors il a décidé de sortir dans la rue, car "comme le disait [son] grand-père communiste et un peu révolutionnaire, si on veut quelque chose il faut se mobiliser".

Le constat est partagé par Christine, 61 ans, salariée dans une entreprise de nettoyage en grève mercredi. "On me demande 'pourquoi tu te mobilises ?', mais ceux qui disent ça possèdent une maison, partent en vacances, ils sont bien, dit-elle d'une voix tremblante. Moi, je prends le bus pour ne pas trop user d'essence, je ne fais jamais le plein de courses et les fins de mois sont difficiles."

Un discours qui fait écho à celui de Claude et Guy, deux représentants syndicaux CGT à la retraite venus sans banderole ni drapeau mais "en tant que citoyens" de Béthune, ville où le taux de pauvreté atteint 26% selon l'Insee . "Le 10 du mois, les gens n'ont plus rien dans le bassin minier. Il y a beaucoup de précarité, alors le plan d'austérité du gouvernement... Ce n'est pas acceptable de faire travailler les gens gratuitement, de taper sur les plus précaires et de durcir l'assurance-chômage" , estime le second, habitué des luttes et un peu déçu de la mobilisation à Béthune, où quelques dizaines de manifestants seulement étaient présents à 10 heures. 

A quelques kilomètres de là, à Hénin-Beaumont, fief de la cheffe de file du Rassemblement national, Marine Le Pen, le rendez-vous était aussi fixé sur un rond-point. Mais la mobilisation, pourtant annoncée dans toutes les boucles Telegram, n'a pas eu lieu. "Les retraités ? Les chômeurs ? Ils sont où ?" s'emporte Dany, 64 ans, look de rockeur, que nous croisons sur la route alors qu'il rebrousse chemin.

"Quand on discute entre amis, tout le monde en a marre, c'est le ras-le-bol complet. Et puis finalement, il n'y a personne pour manifester", peste cet ancien salarié dans les usines du froid, qui revendique voter RN, après avoir longtemps soutenu la gauche. Il y a bien des rassemblements un peu plus loin dans le département, mais "on ne va pas cramer un plein d'essence non plus", explique celui qui peine à vivre avec sa retraite de 1 600 euros par mois et qui compte le moindre sou.

Un homme montre un gilet jaune avec une inscription "Macron démission", le 10 septembre 2025 à Hénin-Beaumont (Pas-de-Calais). (ELOISE BARTOLI / FRANCEINFO.FR)
Un homme montre un gilet jaune avec une inscription "Macron démission", le 10 septembre 2025 à Hénin-Beaumont (Pas-de-Calais). (ELOISE BARTOLI / FRANCEINFO.FR)

Dans le département voisin du Nord, de nombreuses personnes ont battu le pavé à Dunkerque durant l'après-midi, dans une ambiance bon enfant. Parmi eux, des salariés d'ArcelorMittal dont l'avenir est menacé par les 300 suppressions de postes sur les deux sites de la cité portuaire. "Si on tombe, on tiendra le gouvernement responsable pour son inaction, estime Reynald, mécanicien de maintenance et délégué central CGT. Car tout découle d'une même politique : on accorde [aux entreprises] des crédits d'impôts et des millions de subventions sans contrepartie et au final, on finit par être licencié." Son collègue, Jonathan, est préoccupé : "J'ai un fils de 5 ans, alors oui, je suis inquiet pour l'avenir."

Des syndicalistes d'ArcelorMittal défilent dans les rues de Dunkerque (Nord), le 10 septembre 2025. (ELOISE BARTOLI / FRANCEINFO.FR)
Des syndicalistes d'ArcelorMittal défilent dans les rues de Dunkerque (Nord), le 10 septembre 2025. (ELOISE BARTOLI / FRANCEINFO.FR)

A plus de 300 km de là, l'avenir inquiète aussi Hakim*, un conducteur de bus rencontré à l'aube sur un piquet de grève de la RATP à Paris. "Quand je pense à mon fils, je me dis que la nouvelle génération va souffrir [si rien ne change]", témoigne cet homme de 40 ans contraint de se mettre parfois en arrêt de travail pour "bosser au noir comme électricien et boucler les fins de mois". Dans la capitale, le mouvement "Bloquons tout" du 10 septembre a été assez suivi pour une première mobilisation. Des syndicalistes comme Hakim, adhérent à la CGT, ont manifesté avec des jeunes, des fonctionnaires ou encore des militants écologistes, sans leader ni réelle organisation mais avec une couleur politique clairement marquée à gauche.

A Paris, "une convergence des luttes" ?

"J'ai l'impression qu'il y a dans ce mouvement une convergence des luttes. Contre le président, son gouvernement, la politique dans les universités, la casse sociale. Et puis, il y a la Palestine", rappelle aussi Lila, une future avocate croisée quelques heures plus tard sur la place de la République. 

Au milieu des pancartes qui évoquent, pêle-mêle, le capitalisme, le nouveau Premier ministre ou l'antiracisme,  Anne-Laure et Jeanne, deux étudiantes de 21 ans, donnent de la voix. La première est dans la rue car elle observe avec fébrilité la montée de l'extrême droite et du racisme en France. La seconde, qui vit chez son amie faute de pouvoir trouver un logement, décrit un quotidien semé d'embûches. "Choisir entre bien manger et aller boire un verre avec des amis, ce n'est pas la vie que je souhaite", dit l'étudiante, très remontée contre la politique du gouvernement incarnée par Emmanuel Macron.

Deux étudiantes rencontrées sur la place de la République, le 10 septembre 2025 à Paris. (PAOLO PHILIPPE / FRANCEINFO)
Deux étudiantes rencontrées sur la place de la République, le 10 septembre 2025 à Paris. (PAOLO PHILIPPE / FRANCEINFO)

Le nom du président de la République revient inlassablement dans les griefs des manifestants croisés en Bretagne, dans le Nord et à Paris. "Quand on vote, il ne nous respecte pas. Quand on manifeste pour les retraites, ça ne marche pas. Alors oui, il faudrait une grève générale, un soulèvement populaire", espère un autre manifestant. Le premier acte du mouvement "Bloquons tout" a finalement réuni entre 175 000 – selon le ministère de l'Intérieur – et 250 000 personnes – selon la CGT –, sans que l'on sache vraiment à quoi ressemblera la suite.

* Le prénom a été modifié.

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