: Reportage "Je n'ai jamais vu un tribunal aussi pourri" : à Valence, le cri d'alarme d'une justice en sursis
Bâtiment inadapté, problèmes informatiques, souffrance au travail... Fin juin, la direction du tribunal de Valence a alerté sur les conditions d'exercice de la justice dans sa juridiction. Franceinfo s'est rendu sur place le 13 juillet dernier.
Le raffut d'une machine en fin de vie perce le silence du mois de juillet dans les couloirs du tribunal de Valence (Drôme). Le vacarme vient de l'accueil : le standard de la juridiction, qui ne permet plus de faire de renvois téléphoniques, est en surchauffe. "C'est comme ça depuis un an et demi" peste Annie, dont le mascara a coulé sur ses joues rosies par la canicule. "Certains matins, il faut le rallumer 6 ou 7 fois", décrit la quinquagénaire, tout en tenant un dé en caoutchouc au bout de son index pour faire glisser les documents juridiques entre ses doigts le plus vite possible. Derrière cette avarie technique au premier abord anecdotique, les appels téléphoniques restés sans réponse deviennent le symbole d'une justice de proximité submergée.
D'autant plus qu'à Valence, les sollicitations des justiciables sont récurrentes : le nombre de contentieux traités est en constante augmentation ces dernières années. Le trafic de drogue, conjugué à un accroissement démographique, en sont les principaux facteurs. Le nombre de fonctionnaires dans la juridiction, lui, n'a pas suivi. Alors, à l'entrée de la chaîne pénale, le bureau d'ordre, chargé d'enregistrer et de distribuer les procédures qui arrivent au tribunal, est sous l'eau. Dans une pièce aux fenêtres sans stores où travaillent jusqu'à huit personnes, s'amoncellent sur les bureaux, sous les tables et à même le sol, ces dossiers par milliers. Le service a dû appeler à l'aide la Chancellerie en mars pour faire face à la charge de travail. En suivant, le ministère a fait venir deux vacataires pour absorber les près de 10 000 procédures de retard, remontant parfois jusqu'à 2019.
Alors, les petites mains de la justice font claquer les agrafeuses et les touches de clavier pour trier, numériser, classer et tenter d'en réduire la masse. Un travail qui revient à pousser le rocher de Sisyphe, relate Audrey, 28 ans, greffière. "A la fin de la journée, je regarde la pile de ce que j'ai traité et je la trouve minuscule. Parfois, je me dis qu'on y arrivera jamais."
Un devis de 940 000 euros pour l'informatique
En continuant dans les couloirs austères du tribunal, le prochain arrêt se trouve au service de traitement direct du parquet (STD), un service qui doit répondre à l'urgence au quotidien. Pourtant, cet hiver, Christine, adjointe administrative, a passé trois mois sans photocopieuse : "Il fallait faire trente pas pour une impression [sur une autre imprimante au bout du couloir], je vous laisse imaginer le nombre de déplacements chaque jour."
Le principal ennemi de la fonctionnaire, c'est avant tout l'informatique. "Parfois, le logiciel tourne durant plusieurs minutes. Et puis, parfois, ça plante complètement", décrit celle qui en vient à "pleurer de stress" devant ses trois écrans alignés lorsque la technologie fait défaut et que les avocats attendent les PV pour des comparutions. "Si on ne peut pas faire notre boulot, derrière, c'est toute la chaîne judiciaire qui est bloquée", insiste-t-elle.
Longueurs, impossibilité de déployer de nouvelles bornes wifi, bandes passantes insuffisantes… Les problèmes de connexion sont bien connus de Luc Barbier, président du tribunal, qui, face aux fortes chaleurs, boude sa robe de magistrat. Le chantier est considérable. Il empêche même la juridiction de se mettre en conformité avec les exigences du ministère de la Justice qui demande la dématérialisation des procédures. "On a chiffré les travaux nécessaires : ça coûterait 940 000 euros" pour mettre l'informatique en état, soupire-t-il.
"Parfois, j'essaye d'ouvrir un dossier et puis j'ai le temps d'aller prendre un café", ironise Christelle, 49 ans. La pétillante greffière aux lèvres rouges prend le parti de rire de la situation du tribunal. "Sinon, on se tire une balle". Acculée par la charge de travail dans un service décimé par les absences, Christelle a été en arrêt maladie pour burn-out en septembre dernier. "Je n'en pouvais plus". Et puis, elle a demandé à revenir à son poste, "pour ne pas rajouter du travail à [ses] collègues".
Près d'un quart de l'effectif du tribunal absent
Cette détresse n'a rien d'exceptionnel au sein du tribunal de Valence. "Je passe mon quotidien à essayer de remobiliser les équipes", abonde Céline Guillaud, directrice de greffe par intérim, installée dans un bureau impeccablement rangé où s'assoient régulièrement "des gens en pleurs".
Au total, sur les près de 130 fonctionnaires que compte le tribunal, 22% de l'effectif était absent au 1er juillet, chiffre Luc Barbier. Des congés parentaux, mais aussi une bonne partie d'arrêts maladie pour burn-out, détaille encore le président du tribunal. "Et en tenant compte des absences ordinaires comme les vacances, les formations, cela monte à 28% !", ajoute-t-il, grimaçant derrière sa barbe de quelques jours. Les autres tentent de quitter le navire avant le naufrage : les demandes de détachement ou de mises en disponibilité se multiplient. Quatre ont été validées dans le seul service de greffe sur les douze derniers mois.
Face à ces dysfonctionnements, les délais s'allongent pour les justiciables. Pour qu'une audience correctionnelle ait lieu au tribunal de Valence, il faut attendre 13 mois. La moyenne nationale est, elle, inférieure à un an. En attendant les renforts, la directrice des greffes par intérim, mère de jumeaux de 5 ans, assure qu'elle n'a pas pris un seul jour de congé depuis le début de l'année.
"J'entends mes enfants me dire : 'Maman, arrête de travailler', et ça me pince le cœur."
Céline Guillaud, directrice de greffe par intérim au tribunal de Valenceà franceinfo
"Quand mes fils me parlent davantage de mon travail au tribunal que de leur quotidien, je me dis qu'il y a un problème", ajoute la juriste, interrompue par un nouveau coup de fil.
"Des policiers armés à côté d'enfants de 6 ans"
Trois étages plus haut, sous les toits de l'immeuble à la devanture pourtant impeccable, se trouve le tribunal pour enfants. Familles, bambins en bas âge, avocats... Dès 11 heures, s'entassent une vingtaine de personnes dans un couloir mansardé qui fait office de salle d'attente. Des jeunes femmes sont adossées aux murs écaillés de la juridiction, faute de place assise. Deux avocates attendent devant les portes de l'ascenseur : "On laisse la place aux enfants", explique l'une d'elles. La configuration des lieux rend impossible la création d'une deuxième salle d'attente distincte. Une situation que déplore Sophie Bergougnous, vice-présidente du tribunal des enfants : "Parfois, des policiers armés patientent à côté d'enfants de 6 ans."
Pour distraire les enfants de la gravité du moment, quelques feutres et des feuilles de papier traînent sur une table entre des cartons d'archives et un micro-onde à l'équilibre précaire. Aux problèmes immobiliers, s'ajoutent ceux de la sécurité. Parce qu'un tribunal pour enfant rend parfois des décisions de placement, hostilité et violences venant de familles s'expriment dans des bureaux exigus.
L'unique poste de sécurité du tribunal se trouve à l'entrée, quatre étages plus bas et les deux à trois agents employés par ATM Sécurité, une entreprise privée, sont dépourvus d'armes. "On n'a même pas de trousse de secours", souligne l'un d'eux, qui explique être récemment intervenu alors qu'une mère de famille refusait que sa fille soit confiée à l'aide sociale à l'enfance (ASE). Une situation devenue bien trop ordinaire pour Sophie Bergougnous.
"Je ne pensais pas avoir à faire de la diplomatie pour éviter des coups lorsque j'ai passé l'École nationale de la magistrature."
Sophie Bergougnous, vice-présidente du tribunal des enfants.à franceinfo
Des carences de sécurité également constatées par Isabelle Bloch, juge d'application des peines dont le bureau se situe au fond d'un couloir étroit. "Lorsque les policiers viennent pour un mandat d'amener, certains agents restent systématiquement à la porte, faute de place", décrit-elle, désabusée.
Perte de sens dans le travail
D'une voix blanche, elle évoque pêle-mêle le choc de l'annonce, en 2021, de la construction d'une structure d'accompagnement vers la sortie de prison à Valence sans création de postes pour le tribunal, des conditions matérielles dégradées, une perte de sens dans son travail. Bref, un ras-le-bol général. "J'ai aimé mon métier mais maintenant, j'en ai plus qu'assez", assène-t-elle. Ses mots sont couverts par le bruit des travaux qui se tiennent sous sa fenêtre qui ne s'ouvre plus que partiellement. Elle prévient, face à la charge de travail supplémentaire à venir : "On n'aura pas le temps, il y a des choses que l'on ne fera plus."
De retour dans son bureau où les makrouts côtoient les marshmallows et les figurines enfantines, le président confie lui aussi son désarroi. "Que le tribunal tourne encore, pour moi, c'est un mystère." Celui qui affirme, au détour d'une phrase, n'avoir "jamais vu un tribunal aussi pourri", garde tout de même un attachement fort pour ces lieux décatis. "Au fond, je l'aime, ma boutique. Pour elle, je tiendrai, même si je ne sais pas ce que cela va me coûter", assène-t-il.
Contacté par franceinfo, le ministère de la Justice affirme être "bien au courant de la situation à Valence". "Il est évident que la taille du bâtiment n'est pas adaptée au nombre de contentieux traités", reconnaît la Chancellerie. Elle rappelle que, depuis 2017, des réflexions sont engagées pour apporter des solutions. "La juridiction n'est pas laissée à l'abandon", soutien la porte-parole du ministère. Dans les mois à venir, les postes anciennement vacants vont être comblés." Si d'ici là, les fonctionnaires restant n'ont pas, eux aussi, craqué.
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