Quel est l'impact écologique du comté, au cœur d'une controverse ?

Article rédigé par Camille Laurent
Radio France
Publié
Temps de lecture : 10min
En 2024, 72 000 tonnes de comté ont été produites. (THIBAUD MORITZ / AFP)
En 2024, 72 000 tonnes de comté ont été produites. (THIBAUD MORITZ / AFP)

Le fromage star du Jura est accusé d'être à l'origine de la pollution des cours d'eau en Franche-Comté et responsable de maltraitance animale par des défenseurs de l'environnement, ce qui n'a pas manqué de faire réagir les producteurs de lait de la région et la classe politique.

Le fromage le plus consommé en France, mauvais élève du respect de l'environnement ? Ce pavé dans la mare est jeté par Pierre Rigaux, écologue et naturaliste, le 24 avril dernier sur France Inter lors d'une chronique dans l'émission "La Terre au carré" : "Le comté est sûrement un très bon fromage sur le plan gustatif, mais c'est semble-t-il devenu un mauvais produit sur le plan écologique. Ça fait des années que la filière de production est pointée du doigt pour les dégâts qu'elle cause aux sols et aux rivières." Sa déclaration crée la controverse et est d'abord dénoncée par la classe politique locale jusqu'à faire réagir la ministre de l'Agriculture, la cheffe de file des Écologistes et les acteurs de la filière. Mais qu'en est-il vraiment de l'impact écologique du comté ?

Dans sa chronique "La lutte enchantée", Pierre Rigaux invite à arrêter de manger du comté car sa production est responsable de la pollution des sols et des cours d'eau de la région, à cause des déjections des vaches montbéliardes. Il dénonce également l'agriculture intensive des vaches pour produire le lait et les "souffrances des animaux" qui finissent à l'abattoir. "Le lait tue et fait souffrir les animaux tout autant que la viande", ajoute le militant.

La polémique prend de l'ampleur avec un article du Figaro publié dimanche 11 mai, selon lequel les écologistes, qualifiés de "Khmers verts", veulent interdire de manger du comté. L'article, qui reprend pour les dénoncer les propos du militant, est à l'origine d'une campagne de soutien du fromage à pâte dure AOC et AOP de Franche-Comté. Avec le hashtag #TouchePasAuComté, plusieurs internautes réagissent, y compris le préfet du Jura, Pierre-Édouard Colliex, qui écrit sur X que "le comté, c'est du Jura, du goût, du calcium, des protéines… et zéro culpabilité. Un savoir-faire, des éleveurs engagés, une filière exemplaire. L'interdire ? Autant interdire les couchers de soleil sur le Jura. Restons sérieux !"

"Merci à tous ceux qui se mobilisent pour défendre cette filière vertueuse et rémunératrice face aux attaques idéologiques."

Annie Genevard, ministre de l'Agriculture

sur X

La ministre de l'Agriculture défend également sur X le comté "bien plus qu'un fromage : c'est le fruit d'un terroir, d'un savoir-faire et d'une fierté française. Les producteurs de comté contre-attaquent eux aussi : "ces attaques sont blessantes et injustes compte tenu du niveau d'exigences qu'on s'impose dans la région", déplore auprès de l'AFP Alain Mathieu, président du Comité interprofessionnel de gestion du comté. Ces contraintes, parmi les plus exigeantes d'Europe, s'imposent à la filière qui représente 14 000 emplois directs et indirects, principalement dans les départements du Jura et du Doubs.

Face à la controverse, les Écologistes réagissent à leur tour lundi pour remettre les points sur les i. Marine Tondelier, la secrétaire nationale du parti, s'affiche en photo sur X en train de manger un morceau de comté et écrit : "Nous aimons le comté, et nous en mangeons, moi la première" tout en ajoutant que "cela n'empêche pas de se poser des questions sur l'impact environnemental de sa production et de réfléchir aux moyens de l'améliorer".

"Eau pourrie"

Contacté par franceinfo, Pierre Rigaux persiste et signe : "Je ne fais que reprendre des alertes qui ont été lancées déjà depuis beaucoup d'années par, au départ, des pêcheurs qui ont constaté qu'il y avait une mortalité anormale des poissons dans certaines rivières." Il s'appuie également sur deux études, de 2020 et 2022, selon lesquelles l'élevage des vaches montbéliardes, sur les plateaux du Jura, dont le lait est utilisé pour faire le comté a des conséquences néfastes. En effet, les déjections bovines chargent les sols en azote et en phosphore qui atteignent ensuite les rivières.

"Pour les rivières, la situation est vraiment catastrophique", confirme Patrice Malavaux, garde-pêche sur le Doubs franco-suisse et membre du collectif SOS Loue et rivières comtoises. L'organisation a été créée en 2009 pour défendre les cours d'eau de la région, signe que le problème ne date pas d'hier. "Et effectivement la production de comté en est largement responsable, ajoute-t-il. Les rivières sont en contrebas de l'élevage situé sur des plateaux en hauteur. Et les excès de production de comté produisent directement des excès d'effluents agricoles. On parle notamment de lisier qui descend en surquantité dans les rivières et produit des énormes poussées d'algues vertes et une dégradation générale du milieu", détaille-t-il.

"Le problème, c'est que les pâtures en altitude sont installées sur de la roche calcaire, du karst, une roche très poreuse qui ne filtre absolument pas les polluants qui peuvent descendre depuis les plateaux jusqu'aux rivières."

Patrice Malavaux, garde-pêche en Franche-Comté

à franceinfo

"C'est l'hécatombe, alerte Patrice Malavaux, sur le Doubs franco-suisse, sur la Loue, mais toutes les rivières de Franche-Comté sont dans la même galère et la situation se dégrade depuis 30 ans. Autrefois, ce n'était pas seulement la pêche, c'était vraiment un réservoir de biodiversité quasiment unique en Europe. Et là, on a des rivières qui ressemblent à des égouts."

La pollution induite par l'élevage des vaches a aussi des conséquences sur l'eau potable dans la région. Pour les agglomérations de Montbéliard, une partie de Belfort et de Besançon, l'eau est directement pompée dans le Doubs et la Loue. "Donc tous les habitants des grandes agglomérations de Franche-Comté boivent de l'eau qui a été très polluée", estime Patrice Malavaux qui concède qu'"avec une eau pourrie, on peut faire de l'eau potable à grand renfort de traitements, mais ce n'est pas une solution".

La surproduction de comté pointée du doigt

"La production de comté n'est plus en adéquation avec le terroir, souligne l'écologue Pierre Rigaux, elle est trop intensive par rapport aux sols du Jura." "On peut plutôt parler de surproduction", complète le garde-pêche Patrice Malavaux. L'enjeu est surtout celui de la quantité de lait produit : "En 30 ans, le comté a plus que doublé sa production en passant de 30 000 tonnes en 1991 à 72 000 tonnes en 2024", indique l'association SOS Loue et rivières comtoises. Et 10% de la production est désormais exportée.

"L'environnement et la préservation de nos ressources" sont pris en compte dans le cahier des charges de la filière, affirme Alain Mathieu, le président du Comité interprofessionnel de gestion du comté. Pour l'association SOS Loue et rivières comtoises, ce cahier des charges dont la dixième version est en cours d'homologation, "ne va pas du tout assez loin". "Le nombre de vaches n'a certes pas augmenté, mais elles produisent plus de lait qu'avant, c'est-à-dire qu'elles se nourrissent plus et produisent plus d'excréments… Ce qui contribue à l'augmentation des nitrates dans nos rivières", résume l'association.

"Il suffit de se pencher au bord d'une rivière pour le voir, indique Patrice Malavaux. Sur le terrain, on ne voit absolument aucune amélioration. La seule chose qu'on constate, c'est une dégradation constante. On a perdu 70 % des poissons, des truites notamment. On a ramassé des brouettes et des brouettes de poissons morts."

"Faire bouger les lignes"

Des eaux de piètre qualité avaient déjà été signalées entre 2019 et 2020 aux abords de laiteries présentant des défaillances importantes de traitement des eaux usées. Deux premières fromageries avaient été condamnées en 2022 à de lourdes amendes après une enquête du parquet régional de l'environnement de Besançon. "Des eaux non traitées [étaient déversées] dans la nature, avec un effet catastrophique pour l'environnement", avait conclu le procureur de la République de Besançon. "Prendre des négligences individuelles pour discréditer l'ensemble de la filière ne peut être admis", se défend aujourd'hui Alain Mathieu.

Devant ce qui semble être une impasse, "arrêtons de manger du comté", propose Pierre Rigaux. Selon lui, "le but n'est pas de provoquer, c'est d'essayer de faire bouger les lignes d'une filière qui ne bouge pas. Mais s'attaquer au comté, c'est comme si on s'attaquait au drapeau français, alors qu'en fait c'est juste un fromage." Sauf que sa proposition divise jusque parmi les défenseurs des rivières franc-comtoises, comme Patrice Malavaux. "C'est complètement extrémiste, contreproductif et inadapté pour espérer résoudre les problèmes, réagit-il. Ça peut complètement détruire le dialogue qu'on essaye d'instaurer avec le monde agricole, même si ce n'est pas facile."

"On ne peut pas fournir des quantités pour alimenter le monde entier sur un petit département de France en région montagneuse, sur des milieux complètement vulnérables. Ce n'est juste pas possible."

Patrice Malavaux, garde-pêche en Franche-Comté

à franceinfo

L'association SOS Loue et rivières comtoises appelle pour sa part à "réduire drastiquement les volumes de production". Or, il s'agit d'un problème d'organisation de la filière, pour lequel il faut "une volonté politique", souligne Patrice Malavaux. Il demande également d'arrêter d'exporter du comté. Selon lui, "en vendre partout dans le monde pose un souci, ce n'est plus un produit de terroir. La filière comté s'est trompée de direction."

"Nous, on est persuadés que la solution, on la trouvera ensemble et pas les uns contre les autres, parce qu'on a des intérêts communs : on veut tous être fiers de ce qu'on fait ou de ce qu'on a", affirme encore le défenseur des rivières. Le succès du comté nourrit certes la fierté des agriculteurs et du territoire, "mais un tel succès qui provoque de tels dégâts sur l'environnement, ça ne peut pas être une fierté", conclut-il.

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