En Malaisie, une application de traçage du Covid-19 fait scandale
L'application "My Sejahtera" est l’objet d’une vive polémique qui n’est pas sans rappeler des débat français actuels sur les liens entre sphères publique et privée.
C’est une rengaine qui résonne de plus en plus en Malaisie : "Si c’est gratuit vous êtes le produit". Mais depuis plusieurs semaines, le "vous" semble de taille puisqu’il pourrait désigner tout à la fois l'État malaisien et ses citoyens.
Tout commence fin mars lorsque la Malaisie découvre, à la faveur de documents juridiques consultés par le site CodeBlue, qu’une entreprise privée a cédé la licence et la propriété intellectuelle de "My Sejahtera", une application mobile développée par le gouvernement malaisien pour aider à tracer les malades du Covid-19, à une autre entreprise, et ce pour 73 millions d’euros. Les autorités n’auraient, en fait, jamais été propriétaires de l’application, dévoilent alors divers titres de presse du pays.
Une gratuité temporaire
Pour comprendre comment la Malaisie est arrivée, deux ans après le premier confinement, à une telle situation, il faut se remettre dans le contexte des débuts de la pandémie. Dans ce pays d'Asie du Sud-Est, comme partout ailleurs, un vent de panique et un appel à la solidarité sont alors de mise. Dans ce climat, une entreprise propose au gouvernement d’exploiter l’application qu’elle a créée pour lutter contre la propagation du Covid-19, et ceci gratuitement pour un an en faisant valoir sa responsabilité sociétale d’entreprise (RSE).
Please be mindful of the new procedure and requirement for travellers entering Malaysia from 1st April 2022 pic.twitter.com/AQURZPHkH0
— Noor Hisham Abdullah (@DGHisham) April 6, 2022
Le gouvernement accepte, et cette gratuité initiale permet à l’entreprise de ne pas faire l’objet des lois en vigueur pour les commandes publiques qui nécessitent normalement un appel d'offres. Cette période de gratuité initiale passée, "My Sejahtera" devient ensuite l’objet d’une grande convoitise financière et sa propriété intellectuelle et sa licence se vendent à prix d’or.
Une technique utilisée par Microsoft
Une manière de procéder qui semble loin d’être un cas isolé pour Khairil Yusof du Sinar Project, une ONG malaisienne spécialisée dans les questions de transparence dans la vie politique. "Les marchés publics dans le domaine de l’informatique représentent plusieurs milliards de dollars dans la plupart des pays. Ils sont donc précieux car, pour la plupart des entreprises privées, il est difficile d'avoir comme ça un million ou des millions de clients, mais si vous réussissez à vendre votre produit à un gouvernement, vous pouvez disposer ensuite de l'ensemble de la population comme clientèle", précise-t-il.
Et Khairil Yusof poursuit ainsi sa démonstration : "Beaucoup d'entreprises, comme Microsoft ont pu s’adresser à un gouvernement en offrant par exemple une copie gratuite de Microsoft Windows et Microsoft Office pour les deux premières années, et passé cette période, annoncer au gouvernement qu’il fallait désormais payer pour la licence que chaque fonctionnaire utilise."
Le cas malaysien rappelle TousAntiCovid
En France, Microsoft avait justement été dans le collimateur de certains syndicats et défenseurs de l'utilisation de logiciels libres, en 2015, après une "offre de mécénat" qui d’après eux, dissimulait un contrat public qui aurait dû faire l'objet d'un appel d'offres. Plus récemment, le rapport du Sénat sur l’influence des cabinets de conseil en politique pointait du doigt la manière dont certaines entreprises privées mettaient "le pied dans la porte" des administrations avec des "prestations pro bono".
Covid-19 : "Il y a toujours eu un recours aux cabinets de conseil", affirme Gabriel Attal, alors qu'un rapport du Sénat montre que les dépenses de conseil ont dépassé le milliard d'euros durant le quinquennat. pic.twitter.com/fY9Av0K4oj
— franceinfo (@franceinfo) March 25, 2022
L’année dernière, enfin, le parquet financier ouvrait lui une enquête pour "favoritisme" visant les entreprises privées ayant travaillé sur StopCovid, l’application devenue ensuite TousAntiCovid. Parmi elles se trouvent par exemple le cabinet de conseil Capgemini, une filiale du groupe Dassault. Elles aussi ont d’abord travaillé gratuitement pour développer l’application, mais son exploitation et sa maintenance ont, ensuite fait l'objet d'une facturation pour un coût "entre 200 000 et 300 000 euros par mois", selon des révélations de L'Obs.
Enjeux sanitaires et protection de la vie privée
En Malaisie, outre l’aspect financier, le scandale qui grandit autour de l’application anti-Covid pose aussi de plus en plus de questions sur la protection de la vie privée et les utilisations futures possibles de celles-ci. Si le gouvernement continue d’assurer que les données des Malaisiens sont protégées et supprimées tous les trois mois, l’opposition comme la presse se demandent si la place importante qu’ont gagné des acteurs privés dans la lutte anticovid n’affaiblit pas la sécurité des informations personnelles.
Or, les données collectées en temps de pandémie sont particulièrement sensibles, rappelle Khairil Yusof : "Il ne s’agit pas seulement d’adresse email, qu’on peut facilement changer si jamais on est piraté. Avec les applications anti-Covid, les données personnelles sont d’abord extrêmement nombreuses, et, ensuite, concernent des données médicales, considérées partout dans le monde comme très confidentielles. Or, ces données, souvent, sont impossibles à changer. Si l’on prend ne serait-ce qu’une simple adresse : vous n’allez pas déménager, surtout si vous êtes propriétaires si jamais il y a un piratage."
"Ma sérénité" ne rassure pas les Malaisiens
Enfin, ultime question soulevée par certains observateurs malaisiens : pourquoi une entreprise privée a acheté la licence de leur application anticovid pour cinq ans, alors que le gouvernement assure, lui, que le Covid est entré dans une phase endémique et que les restrictions sont peu à peu levée ? La réponse se trouve peut-être dans des déclarations du ministère de la Santé local qui disait réfléchir à l’utilisation des données de l’application pour d’autres usages, par exemple la lutte contre d’autres maladies comme le cancer. Si c’était le cas, l’application n’aurait même pas à changer de nom, car alors que, dans beaucoup de pays, les applications lancées en temps de pandémie évoquent explicitement le Covid dans leur nom, "My Sejahtera" veut simplement dire "Ma sérénité" en malaisien.
Un choix qui demeure bien ironique au vu de la panique que suscite les révélations de ces dernières semaines, avec des hashtags appelant les internautes à supprimer l’application de leur téléphone, et un début de boycott de celle-ci. En quelques semaines, le nombre de QR codes scannés sur l'application pour entrer quelque part a chuté de 21%. Régulièrement questionné à propos de "My Sejahtera", le ministre de la Santé malaisien a lui annoncé réfléchir à l’abandon de ces QR codes mais continue d’assurer que son ministère est propriétaire de l'application, malgré les documents juridiques fuités dans la presse indiquant le contraire.
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