"Pour la première fois, je me sens vaincu" : le cri d'alerte de Bachar Taleb, l'un des derniers journalistes de l'AFP à Gaza

Après le communiqué mettant en lumière le témoignage du photographe, le ministre des Affaires étrangères, Jean-Noël Barrot, a appelé mardi à ce que "la presse libre et indépendante puisse accéder à Gaza afin de témoigner".

Article rédigé par franceinfo avec AFP
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Un manifestant tient une pancarte sur laquelle on peut lire en arabe "un journaliste affamé écrit un rapport sur les affamés", dans la ville de Gaza, le 19 juillet 2025. (OMAR AL-QATTAA / AFP)
Un manifestant tient une pancarte sur laquelle on peut lire en arabe "un journaliste affamé écrit un rapport sur les affamés", dans la ville de Gaza, le 19 juillet 2025. (OMAR AL-QATTAA / AFP)

"Je n'ai plus la force de travailler pour les médias. Mon corps est maigre et je ne peux plus travailler." Ces mots, publiés par Bachar Taleb, samedi 19 juillet sur son compte Facebook, et partagés dans un communiqué par la société des journalistes (SDJ) de l'Agence France-Presse (AFP), alertent sur la détresse physique et morale des journalistes dans la bande de Gaza, assiégée par Israël depuis plus de vingt mois.

Photographe gazaoui collaborateur de l'AFP depuis quinze ans et finaliste du prix Pulitzer en 2025, Bachar Taleb fait face à la crise humanitaire dans l'enclave. Son frère aîné est récemment "tombé, à cause de la faim", confie-t-il, toujours sur le réseau social. "Pour la première fois, je me sens vaincu", ajoute l'homme de 35 ans, qui vit depuis février dans les ruines de sa maison de la ville de Gaza, entouré de sa famille. "Leur logement est déserté, dépouillé, au cœur d'une ville assiégée par des bombardements incessants", écrit la société des journalistes de l'AFP dans la note publiée lundi. "Nous vivons au quotidien entre la mort et la faim", expliquait dimanche Bachar Taleb, dans des propos rapportés par la SDJ de l'agence de presse.

Depuis octobre 2023, date de l'attaque du Hamas, la bande de Gaza est bombardée quasi quotidiennement par l'armée israélienne. La presse internationale n'est plus autorisée à y entrer, et les journalistes étrangers ont dû quitter l'enclave. L'AFP travaille désormais avec une équipe réduite : une rédactrice, six vidéastes et trois photographes, tous gazaouis. Ces journalistes, souvent jeunes, subissent à la fois la guerre et le manque de nourriture qui sévit dans le territoire. L'accès à l'eau potable est également quasi inexistant.

Un quotidien "semé de dangers et d'angoisse"

A cette réalité s'ajoutent la perte de proches, les déplacements constants et la charge émotionnelle. "Je suis revenu chez moi dans le nord de Gaza après un déplacement semé de dangers et d’angoisse, confiait ainsi Bachar Taleb à l'AFP fin janvier. Je devais accomplir mon travail, soutenir ma famille et lui fournir nourriture et eau. A mon retour, j’ai trouvé ma maison complètement détruite. La plupart des logements autour de moi, ceux de mes voisins et amis, étaient devenus inhabitables."

Malgré les bombardements, Bachar Taleb continue de travailler. En janvier, il a ainsi photographié le retour des déplacés à Jabaliya, dans le nord de la bande de Gaza, capturant des visages marqués par la guerre et l'exil. Ses clichés ont aussi fait partie de l'exposition "Dans l'enfer de Gaza", présentée à Bruxelles, et qui rendait hommage au courage des journalistes palestiniens. Bachar Taleb "vit dans le dénuement le plus total et travaille en prenant d'énormes risques pour sa vie", écrit la SDJ de l'AFP. Un sort partagé par ses collègues gazaouis : "Ils nous disent : 'On n'a plus la force, on n'a plus rien à manger, on n'a même plus la force de se lever pour aller prendre une photo, une vidéo ou interviewer des gens'", a souligné le président de la SDJ, Emmanuel Duparcq, mardi sur France Inter.

Si l'AFP verse toujours les salaires à ses collaborateurs, le système bancaire à Gaza s'est effondré, et le coût des produits de première nécessité a explosé. A cela s'ajoute la pénurie d'essence, qui rend les déplacements motorisés impossibles. "Circuler en voiture équivaut de toutes les façons à prendre le risque d'être une cible pour l'aviation israélienne", déplore la SDJ. Les journalistes se déplacent donc à pied ou en charrette tirée par un âne.

"Documenter la vérité face à toutes les tentatives pour la faire taire"

Le cas de Bachar Taleb est loin d'être le seul dans la bande de Gaza. Le photojournaliste Mahmoud Abou Hassira raconte, auprès d'Al-Jazeera, avoir perdu plus de 15 kilos et ne plus pouvoir porter son matériel. De son côté, Ahlam, journaliste dans le sud de Gaza pour l'AFP, citée dans le communiqué, confie : "A chaque fois que je quitte la tente pour couvrir un événement, réaliser une interview ou documenter un fait, je ne sais pas si je reviendrai vivante." Malgré la peur, elle insiste : "J'essaie de continuer à exercer mon métier, à porter la voix des gens, à documenter la vérité face à toutes les tentatives pour la faire taire. Ici, résister n'est pas un choix : c'est une nécessité." Emmanuel Duparcq l'a martelé au micro de France Inter : "Il faut absolument qu'au moins les politiques concernés aient ce message et agissent en connaissance. Personne ne pourra dire qu'il ne savait pas."

Depuis octobre 2023, plus de 200 journalistes ont été tués par l’armée israélienne dans la bande de Gaza, dont au moins 46 ciblés en raison de leur activité journalistique, rapportait Reporters sans frontières le 8 juillet. Dans un communiqué publié sur Instagram, la direction de l'AFP confirme avoir fait évacuer ses huit salariés de Gaza et leurs familles entre janvier et avril 2024, et entreprendre les mêmes démarches pour ses pigistes. Bachar Taleb a lancé un appel, dimanche, relayé par la SDJ de l'agence : "Je souhaiterais que monsieur Macron puisse m'aider à sortir de cet enfer." "Depuis que l'AFP a été fondée en août 1944, nous avons perdu des journalistes dans des conflits, nous avons eu des blessés et des prisonniers dans nos rangs, mais aucun de nous n'a le souvenir d'avoir vu un collaborateur mourir de faim", conclut la société des journalistes.

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