Gilles Kepel: 2012, un tournant dans l'intégration des Français immigrés
Pour la première fois dans l’histoire récente, 400 candidats issus de l’immigration se sont présentés aux législatives de 2012. Il s’agit là d’un tournant dans l’intégration politique des populations immigrées, observe l’universitaire Gilles Kepel dans son livre «Passion française». Une intégration qui se fait dans la douleur dans un pays en crise, miné par le chômage et les replis identitaires.
Peut-on parler d’un vrai tournant dans l’intégration des Français d’origine étrangère, à l’issue des législatives de 2012 ?
Je pense que oui. Car les élections législatives sont celles qui visent à incarner le plus la souveraineté du peuple français. On avait déjà observé la même tendance lors des municipales de 2008. Mais en 2012, on a franchi un pas symbolique très important dans l’intégration politique. Le point central de ce processus compliqué a été constitué par les émeutes de 2005: comme on l’a parfois dit, il ne s’agissait pas, pour ceux qui manifestaient, de constituer un quelconque «Islamistan», mais bien de s’affirmer comme citoyens français.
Le point de départ a été la «Marche des beurs» en 1983. Et ce un an après que le nouveau recteur de la Mosquée, Cheikh Abbas, un haut fonctionnaire algérien, eut déclaré qu’il n’y avait pas de problème pour qu’une personne d’origine algérienne acquière la nationalité française. Ses propos ont constitué un évènement très important. Car à cette époque, la question de la nationalité créait un malaise chez les parents algériens qui s’étaient souvent battus aux côtés du FLN contre la France : ils accomplissaient rarement les démarches pour que leurs enfants deviennent français. On les entendait même parfois dire : «La France nous a pris nos enfants».
En 1983, la marche a donc été un marqueur. En y participant, les jeunes revendiquaient leur intégration face à leurs parents. Mais le mouvement a été récupéré politiquement par François Mitterrand pour cristalliser l’antiracisme face au Front national, dans la perspective de la présidentielle de 1988. Quelque part, ces jeunes ont eu le sentiment de se faire avoir. Les différentes initiatives de ministres de l’Intérieur comme Pierre Joxe, avec le Corif, jusqu’à Nicolas Sarkozy, avec le CFCM, n’ont pas favorisé les inscriptions sur les listes électorales. Résultat : les deux décennies qui vont de 1983 à 2005 ont été une période ratée pour l’intégration.
En matière d’intégration, vous évoquez un retard de la France par rapport à ses voisins européens. A quoi peut-on attribuer ce retard ? Peut-on parler un d’un mal strictement français ?
On parle ici d’intégration politique. Car en matière d’intégration culturelle, la France est souvent en avance. Les immigrés parlent en général le français et peuvent même perdre leur langue initiale. En Grande-Bretagne, par exemple, ce n’est pas forcément le cas avec les personnes d’origine pakistanaise.
Effectivement, dans l’Hexagone, le fait qu’il n’y ait pas eu, jusqu’à très récemment, d’élus d’origine immigrée a constitué un retard symbolique très important. On ne pouvait donc pas parler d’intégration. Aujourd’hui, on est en train de s’aligner sur la réalité sociale. A savoir que la France, ce n’est pas seulement l’Hexagone, mais qu’elle s’est aussi constituée avec le monde colonial. Malgré la décolonisation et l’opposition de nouveaux Etats comme l’Algérie, très crispée sur cette question, le flux des populations n’a pas cessé, notamment lié au fait que les immigrés sont venus travailler en France. Au Parlement tunisien, par exemple, on trouve dix élus qui viennent de France, et 10% de la population a la double nationalité !
Personne n’avait prévu ce changement social. De plus, avec la crise et les changements dans le tissu industriel, le chômage a frappé massivement ces populations, ce qui a favorisé les replis identitaires. Je disais tout à l’heure qu’en matière d’intégration, on a perdu deux décennies. On en paye maintenant le prix. L’affaire du Mariage pour tous a ainsi été l’occasion d’une cristallisation identitaire.
C'est-à-dire ?
On constate le phénomène chez des associations musulmanes, qui défendent les valeurs conservatrices de populations en train de basculer vers l’intégration. Des associations qui, auparavant, s’identifiaient à la gauche. Ce phénomène est venu renforcer un discours de rupture identitaire qui, au départ, s’est nourri de l’absence de perspectives politiques.
Dans ce contexte, on observe l’apparition de deux figures. Celle des caïds de cités, notamment à Marseille, livrées à l’économie de la drogue. Celle des salafistes qui veulent une rupture en valeurs avec la société ambiante. On assiste ainsi au départ de jeunes, à la fois d’origine immigrée ou Français de souche, qui partent se battre en Syrie.
Vous n’êtes pas devin. Mais pensez-vous que la France soit capable de se sortir de ces difficultés ?
C’est vrai que l’intégration politique est un enjeu fondamental. La machine électorale ayant vocation à intégrer, elle a une logique centripète. Pour autant, avec le chômage, il reste le problème social: celui de l’intégration sociale des jeunes issus de l’intégration et celle des jeunes des classes moyennes, obligés de partir à l’étranger.
Dans ce contexte, on voit bien comment les crispations identitaires se manifestent avec les scores qu’atteint le Front national. Certains jeunes d’origine immigrée le rejoignent car ce mouvement dit défendre les exclus. Tandis qu’Alain Soral prône une alliance entre Français de souche et Français enfants d’immigrés contre la société actuelle et les «élites mondialisées».
Cela pose la question du projet national français. Nous nous trouvons dans une situation de panne préoccupante, liée à celle du système éducatif, de nos entreprises, de nos dirigeants politiques perçus comme évoluant hors sol, engoncés dans des scandales.
Gilles Kepel est professeur à Sciences-Po, spécialiste de l’islam et du monde arabe. Son livre «Passion française» (Gallimard), résultat de 107 entretiens avec des candidats aux législatives de 2012, fait suite à «Passion arabe» (Gallimard).
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