Mourad Benchellali, torturé à Guantanamo : "Les menaces de mort étaient permanentes"
Mourad Benchellali, un Français arrêté en 2001 en Afghanistan, affirme avoir subi certaines des exactions dénoncées dans le rapport du Sénat américain sur les pratiques de la CIA. Francetv info a recueilli son témoignage.
Il n'évite aucun sujet et en parle d'une voix posée. Pourtant, Mourad Benchellali a vécu une expérience traumatisante et hors du commun : entre 2001 et 2004, pendant deux ans et demi, il a été détenu dans la prison militaire américaine de Guantanamo, à Cuba. Sur cette base se sont déroulées des séances de torture, dénoncées dans le rapport explosif du Sénat américain sur les pratiques de la CIA, rendu public mardi 9 décembre. Des séances que le Français de 33 ans, originaire de Vénissieux (Rhône), affirme avoir subies, avant d'être incarcéré en France pendant dix-huit mois et reconnu coupable d'association de malfaiteurs. Il raconte à francetv info son calvaire entre les mains de ses tortionnaires américains et son combat pour retrouver une vie normale.
Francetv info : Comment vous êtes-vous retrouvé enfermé à Guantanamo ?
Mourad Benchellali : Début 2001, j'étais jeune, j'avais 19 ans, je ne connaissais rien à la vie. Mais je voulais vivre l'aventure, voyager. A l'époque, personne ne savait ce qui se passait en Afghanistan. Un proche, très religieux, qui avait beaucoup voyagé, m'a conseillé d'y aller. Je l'admirais beaucoup, je ne me suis pas posé de questions et je suis parti avec un ami. A peine arrivés, on a été emmenés dans un camp d'entraînement de jihadistes dont j'ignorais tout. Deux mois après, c'était le 11-Septembre. Les Américains bombardaient tout, alors on s'est enfuis par les montagnes, vers le Pakistan. Là, des villageois nous ont accueillis, avant de nous dénoncer à l'armée pakistanaise. On a été livrés aux Américains, qui, après un passage à Kandahar, en Afghanistan, nous ont envoyés à la prison de Guantanamo, qui venait juste d'ouvrir.
Qu'avez-vous subi là-bas ?
La violence, physique et psychologique, était quotidienne, surtout les premiers mois. C'était des coups, nombreux, sans raisons, des humiliations, des privations de sommeil pendant des jours, dans des positions insoutenables. Il y avait aussi la musique à fond pendant des heures, ou encore de l'eau glacée jetée sur le corps, avec la clim' poussée au maximum. On m'a aussi injecté des produits sans me dire ce que c'était. Et les menaces de mort étaient permanentes : "Tu vas passer sur la chaise électrique."
Qui vous a imposé ces sévices ? La CIA ?
Au départ, c'était surtout les militaires, qui nous battaient souvent. Et puis des agents de la CIA et du FBI, qui se sont présentés comme tels, ont pris le relais. Ce qui était marquant, c'est qu'à chaque fois, il y avait quelque chose de nouveau, une technique de torture qu'on ne connaissait pas. Comme s'ils cherchaient à tester des choses pour les appliquer ailleurs. Par contre, certains gardiens me disaient qu'ils étaient écœurés par ces méthodes, qu'ils ne s'étaient pas engagés dans l'armée américaine pour ça.
Comment avez-vous réagi lors de ces séances de torture ?
On est prêt à dire n'importe quoi pour que ça s'arrête. On reconnaît des choses qu'on n'a pas faites, on dit "oui" à tout. A quoi bon lutter ? Quand je disais le contraire de ce qu'ils demandaient, ils me traitaient de menteur, et ça recommençait. J'ai croisé des détenus qui se sont accusés des pires choses. Ils balançaient simplement ce que la CIA voulait entendre, en se disant : "Comme ça, je suis tranquille."
Que ressentiez-vous ?
De la colère, parce que je ne comprenais pas ce qui justifiait ça. Et puis, comme on nous répète sans arrêt qu'on ne sortira pas vivant de là, qu'on est totalement coupé du monde, on perd vite espoir. C'était ça le pire, la souffrance psychologique. J'ai vu un détenu turc tenter de se suicider devant moi, avec un drap. La peur de "vriller" était permanente. D'ailleurs, dans le camp, il y avait une section appelée 'Bloc Delta'. C'est là qu'étaient enfermés ceux qui étaient devenus fous.
Quelle a été votre réaction à la publication du rapport américain sur la CIA ?
C'est une très bonne nouvelle. Parce que les Etats-Unis reconnaissent leur erreur. Barack Obama a parlé d'agissements contraires aux valeurs américaines et à la démocratie, c'est très bien. Mais il reste tout de même un problème : la prison de Guantanamo n'est toujours pas fermée, et on continue à y nourrir des détenus de force, ce qui reste de la torture.
Ce rapport va-t-il changer quelque chose pour vous ?
On ne pourra plus dire que je suis un menteur, un islamiste fanatique anti-américain qui a inventé l'existence de ces tortures. Mais honnêtement, aux yeux des gens, quand on est étiqueté "ex-détenu" et "condamné pour terrorisme", on reste un paria. Après être devenu carreleur, je veux maintenant travailler dans l'insertion professionnelle, pour aider des jeunes à s'en sortir. J'essaie de me reconstruire une vie. Ce n'est pas évident, parce que le traumatisme psychologique est profond.
Sur le plan judiciaire, en revanche, ce rapport pourrait faire bouger les choses. Avec l'ami qui a été arrêté avec moi [Nizar Sassi], nous avons déposé plainte en France pour "séquestration" et "actes de torture". Jusqu'ici, les Etats-Unis refusaient de coopérer. Mais avec ce premier rapport officiel, cela va peut-être évoluer.
Ressentez-vous de la haine contre l'Amérique ?
Non. Je sais que les choses sont plus compliquées que ça, je ne suis plus un gamin de 19 ans. Des Américains m'ont soutenu après la sortie de mon livre [Voyage vers l'enfer, Robert Laffont, 2006]. Mais c'est un miracle si je ne me suis pas radicalisé. Parce qu'à Guantanamo, beaucoup de détenus m'ont dit : "Moi, au départ, je n'avais rien contre les Américains, mais après ce qu'ils m'ont fait, j'ai envie de tous les tuer." La CIA a créé une fabrique à jihadistes. Aujourd'hui, quand je vois les jeunes partir faire le jihad en Syrie, ça me touche. C'est pour ça que je fais de la prévention. Je vais à la rencontre des jeunes pour leur raconter mon histoire, leur dire comment j'ai fait souffrir ma famille. Et comment ils doivent éviter de tomber dans le piège.
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