"GP Explorer 3 n'est pas une course qui sort de nulle part" : comment Twitch est devenue la nouvelle plateforme du sport spectacle

Article rédigé par Luc Chagnon
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 9min
Les créateurs de contenu participant au GP Explorer 2 célèbrent la victoire de Sylvain Levy, au Mans (Sarthe), le 9 septembre 2023. (CLEMENT LUCK / AFP)
Les créateurs de contenu participant au GP Explorer 2 célèbrent la victoire de Sylvain Levy, au Mans (Sarthe), le 9 septembre 2023. (CLEMENT LUCK / AFP)

La plateforme de diffusion en direct connaît une explosion des grands événements axés autour du sport ces dernières années, encouragée par des audiences record, l'appétit des sponsors et la concurrence entre stars d'internet.

Top départ. Lorsque le drapeau à damier fendra l'air, les 24 pilotes du GP Explorer s'élanceront au volant de leurs bolides de course sur le circuit Bugatti du Mans (Sarthe), sous les rugissements des moteurs et les encouragements des dizaines de milliers de spectateurs. Caméras, public, commentaires, sponsors... Tout est pensé comme une vraie course de Formule 1.

Ou presque. La troisième édition du GP Explorer n'est (toujours) pas une course de professionnels de la F1, mais une compétition de Formule 4 entre célébrités, essentiellement des créateurs de contenus en ligne, conviés par le vidéaste star Squeezie. Diffusée sur Twitch et France Télévisions, du vendredi 3 au dimanche 5 octobre, elle est également un des exemples les plus démesurés d'une tendance de fond : les événements sportifs à grand spectacle se sont multipliés ces dernières années sur la plateforme de diffusion en direct, enchaînant les records d'audience. L'Echappée, Eleven All Stars, DTR Fight, et même Pétanque Explorer... Comment expliquer l'explosion de ce genre de shows sportifs, à des années-lumière de l'image de gameurs casaniers souvent associée (à tort) aux streameurs ?

Des jeux vidéo au "divertissement au sens large"

"Ce que j'aime dans le sport, c'est le côté 'dépassement de soi' et les valeurs que ça porte", explique Domingo. De son vrai nom Pierre-Alexis Bizot, le vidéaste aux 2 millions d'abonnés sur Twitch fait partie des premiers en France à y avoir organisé des événements axés autour du sport, "à une époque où la plateforme était encore très associée au jeu vidéo". Football, course à pied, cyclisme et même fléchettes : de nombreux streameurs, pas toujours les plus athlétiques, se sont relayés sur sa chaîne pour se frotter à ces disciplines.

Ce genre de format est "une évolution naturelle de Twitch, qui est devenue une plateforme de divertissement au sens large", raconte à franceinfo Grégory Bywalski, directeur de Webedia Creators, l'agence qui accompagne certains des créateurs de contenus français les plus connus. Twitch réunit tous les ingrédients pour faire émerger des événements d'ampleur : des personnalités identifiées, habituées à animer des programmes en direct et à plusieurs, avec de l'autodérision et une communauté déjà établie et souvent investie. "Il y a aussi un rapport très direct entre le streameur et le public, qui est habitué à verser des dons pour soutenir les créateurs", souligne Samuel Coavoux, chercheur en sociologie à Polytechnique, qui travaille sur les pratiques culturelles en ligne.

La recette a déjà engendré des géants, comme le marathon caritatif ZEvent (qui a levé plus de 16 millions d'euros pour des associations début septembre) ou les compétitions de jeux vidéo ZLan et Trackmania Cup, tous organisés par le streameur français Zerator et l'agence d'événementiel ZQSD Productions. "Ce genre d'événement est un peu une spécificité française", note pour franceinfo Timothée Malossane, directeur du développement de cette agence.

"Le public a envie de se réunir physiquement"

Associer les atouts de Twitch à ceux du sport, qui offre des émotions fortes et la tension de la compétition, pouvait sembler une évidence. Domingo souligne l'importance du storytelling, même en amont de l'événement : "Les fans d'une personnalité suivent sa préparation au GP Explorer, l'historique des éditions précédentes joue, comme pour Maxime [Biaggi], qui avait eu un accident et qui va pouvoir prendre sa revanche."

"Ce n'est pas juste une course qui arrive de nulle part, ça raconte des histoires, sans qu'il y ait besoin de très bien connaître le sport ou les streameurs présents."

Domingo, streameur

à franceinfo

Même des sports a priori moins spectaculaires ont eu leur moment de gloire, comme avec le Pétanque Explorer des vidéastes McFly et Carlito qui a réuni plus de 2 000 personnes à Nice en juin 2024. "C'est comme un match de foot : on voit mieux de chez soi, mais les gens viennent aussi pour l'ambiance et tout ce qu'il y a autour", souligne Timothée Malossane. Le public du GP Explorer a d'ailleurs droit à plusieurs concerts d'artistes en vue comme SCH, Théodora ou Vald. "Ces événements ont un côté fédérateur. Ça montre que le public a envie de se réunir physiquement et de vivre des moments communautaires", ajoute Gregory Bywalski.

Les fédérations sportives regardent d'un œil généralement favorable ces nouveaux venus et les publics parfois éloignés du sport qu'ils ramènent avec eux. Les pilotes du GP Explorer bénéficient ainsi d'entraînements organisés en lien avec la Fédération française de sport automobile. D'autres situations ont été plus houleuses : la Fédération française de boxe (FFB) avait d'abord critiqué auprès du Figaro le tournoi de boxe DTR Fight, accusant les organisateurs d'enfreindre les règles régissant l'organisation d'un combat. Finalement, elle a supervisé les entraînements et les rencontres, et s'est dite, sur Instagram, "fière d'avoir soutenu [un] événement d'envergure" et une "vitrine exceptionnelle" pour la discipline.

Un soutien croissant des marques et des chaînes de télé

Mais entre imaginer une course automobile avec ses amis streameurs et l'organiser, il y a un pas qui peut vite se transformer en gouffre financier. "Ça coûte plusieurs millions d'euros", estime pour franceinfo Mikael Bessis, cofondateur de l'agence Smash, qui a participé à la production commerciale du tournoi de football Eleven All Stars. Gregory Bywalski abonde : "Il faut gérer l'infrastructure technique, les assurances, des équipes de dizaines de personnes avec de la diffusion en direct. Ça demande 12 à 18 mois de préparation. En termes de logistique, diffuser une course de F4 en direct avec du public, c'est autre chose que streamer depuis sa chambre !"

"Sans sponsors, c'est très compliqué de financer ce genre d'événements", pointe Mikael Bessis. Heureusement pour les organisateurs, de nombreuses marques, alléchées par des audiences croissantes, ont largement augmenté leur budget publicité consacré aux influenceurs et à Twitch ces dernières années.

"L'année charnière, c'est 2022, avec le GP Explorer et l'Eleven All Stars qui font chacun plus d'un million de spectateurs sur Twitch. Ça n'avait jamais été fait en France !"

Domingo, streameur

à franceinfo

Au GP Explorer 3 de Squeezie se sont associés de grands groupes tels Netflix, Samsung, Lego, Andros et Durex. "La première édition d'un événement est souvent une sorte de test, il faut convaincre les marques. Mais après la première édition réussie, ce sont elles qui viennent se renseigner sur nos projets", rapporte Raoul Leibel, directeur de Webedia Livestream, qui produit les programmes de nombreux streameurs, dont Domingo.

A cela s'ajoute l'intérêt croissant des médias traditionnels, qui peuvent apporter une audience et une crédibilité supplémentaires. L'Eleven All Stars s'était associé à Canal+, la compétition de football Kings League était diffusée sur la plateforme en ligne de M6, et Aux Jeux Streamers était réalisé avec France Télévisions. "La participation des médias traditionnels n'est pas un impératif, clame Raoul Leibel, mais on sent qu'ils s'intéressent de plus en plus à cet univers pour toucher des publics plus jeunes, d'autant qu'ils ont des droits de diffusion et des capacités de production importants." "Ces compétitions montrent que Twitch se normalise auprès du grand public et se rapproche de la télévision classique", observe Samuel Coavoux.

"On voit évidemment une surenchère"

Chaque expérience permet ainsi à ces vidéastes et à leurs équipes de gagner en compétence. "On s'est professionnalisés en partant de très peu", raconte Timothée Malossane de ZQSD Productions, qui aide aujourd'hui à organiser les événements de nombreux streameurs. "Généralement, sur Twitch, il y a une culture de la débrouillardise qui fait que les spectateurs sont indulgents en cas de problème technique, explique le directeur du développement. Mais sur les gros événements, c'est différent : on ne voudrait pas de coupure pendant le GP Explorer !"

De quoi donner envie aux créateurs de repousser constamment les limites, avec récemment l'apparition d'événements internationaux, comme l'Eleven All Stars, qui opposait des influenceurs français et espagnols. Quitte à mettre de côté l'aspect rentabilité ? "On voit évidemment une surenchère entre certains talents, note un observateur du secteur. Même s'il y a une bonne ambiance, c'est la compétition à qui organisera le plus gros événement ou obtiendra le plus grand record, sans forcément rechercher la rentabilité". La concurrence internationale augmente aussi : dans le football, l'Eleven All Stars côtoie la Kings League espagnole et la Baller League née en Allemagne. Les événements pourraient-ils devenir trop grands, trop nombreux, jusqu'à ce qu'une "bulle" éclate ? "On est encore au début !", assure Raoul Leibel. En attendant, ce week-end, montez le volume et rendez-vous au premier virage.

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