Qu'est-ce que Suno, l'intelligence artificielle que Jul est soupçonné d'avoir utilisée pour son nouveau titre, et qui inquiète l'industrie musicale ?

Article rédigé par Louis Deroo
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 11min
L'intelligence artificielle de Suno s'est entraînée sur des milliers d'heures de musique et de voix disponibles en ligne, sans respecter les droits d'auteur. (TIMON SCHNEIDER / IMAGEBROKER.COM / MAXPPP)
L'intelligence artificielle de Suno s'est entraînée sur des milliers d'heures de musique et de voix disponibles en ligne, sans respecter les droits d'auteur. (TIMON SCHNEIDER / IMAGEBROKER.COM / MAXPPP)

La start-up américaine à l'origine du logiciel propose de générer des titres avec une facilité déconcertante. Attirés par la rémunération basée sur le nombre d'écoutes, de plus en plus d'utilisateurs imaginent pouvoir réaliser un tube à moindre coût.

Jul n'a peut-être jamais aussi bien porté son surnom de "La Machine". La star marseillaise a sorti, jeudi 31 juillet, un nouveau morceau. Dans cette ballade intitulée Toi et moi, il s'adresse à la femme qu'il aime, le tout sur une mélodie flamenco pop inattendue de la part du rappeur multirécompensé. Toutefois, pour les fans, quelque chose cloche à l'écoute. Des intonations de voix suspectes, une mauvaise "qualité de l'audio", des "notes qui traînent", des "voix à l'ordinateur" en fond... Sur X, l'ingénieur du son Lnkhey affirme que tout pointe vers "un son entièrement fait en IA".

Jul, aidé de son producteur, aurait d'abord créé un morceau sur un logiciel d'intelligence artificielle, avant d'utiliser un autre programme pour y ajouter une version synthétique de sa voix, explique Lnkhey. L'artiste ne s'est pas exprimé sur la polémique, tout en publiant sur Instagram de multiples vidéos et sons générés par IA. En attendant, Toi et moi a quasiment atteint les deux millions d'écoutes sur YouTube en à peine une semaine.

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Pour Lnkhey et d'autres internautes, derrière ce titre se cache Suno, une IA qui bouscule l'industrie musicale. La start-up américaine du même nom s'est fait connaître en 2023, dans le sillon des entreprises ayant popularisé les intelligences artificielles génératives. Comme ChatGPT, le logiciel a été entraîné sur des millions de données, ici de la musique et des voix humaines. A partir d'une simple demande écrite, il compose en quelques secondes un morceau dans le genre souhaité, d'une instrumentale à un titre de pop ou de variété française, en passant par morceau de country détournant l'appel de l'eurodéputé Raphaël Glucksmann à créer une union de la gauche, comme l'a fait un internaute en 2024.

"Si les modèles d'IA générative dans la musique avaient du retard par rapport aux IA visuelles, avec Suno, c'est la première fois que l'on constate une sorte de phonoréalisme. C'est impressionnant", explique pour sa part Pierre Saint-Germier, chercheur au CNRS, spécialiste de la création musicale à base d'intelligence artificielle.

Sur son site, la start-up dit vouloir démocratiser la création musicale pour tous, "chanteur de douche ou artiste à succès". "Il s'agit avant tout de donner à chacun le plaisir de créer de la musique. (...) Faire de la musique n'est plus vraiment agréable aujourd'hui : cela demande beaucoup de temps, de pratique, il faut maîtriser un instrument ou un logiciel de production", affirme le PDG Michael Shulman, dans un épisode du podcast américain 20VC, publié début janvier sur YouTube.

Un raz-de-marée sur les plateformes de streaming

En proposant à ses utilisateurs de générer des titres gratuitement – dans la version de base – Suno a connu une ascension fulgurante. Le logiciel est aujourd'hui devenu incontournable sur le marché des IA génératives musicales, ayant réussi une levée de fonds de 125 millions d'euros en mai 2024. De plus en plus de possibilités s'ajoutent au fil des mises à jour : intégrer ses propres paroles dans un morceau ou, dans la formule payante, choisir la voix qui l'interprète. Interdiction cependant de reprendre celle d'artistes connus. Au total, on trouve sur la plateforme des dizaines de titres sous le nom de chanteurs fictifs, à la voix composée à partir de milliers d'autres.

Créer sur Suno s'avère ainsi d'une facilité déconcertante, et les morceaux générés par IA finissent par inonder les plateformes de streaming comme Spotify ou Deezer. Attirés par la rémunération basée sur le nombre d'écoutes, certains utilisateurs espèrent y percer grâce à une playlist ou un succès surprise, à moindre coût.  

"Les conditions d'utilisation de Suno stipulent qu'on ne peut pas monétiser un morceau sans souscrire à la version payante. Ça fait partie de son modèle économique d'attirer les gens espérant gagner un bénéfice à partir de leurs productions."

Pierre Saint-Germier, chercheur au CNRS

à franceinfo

En avril, Deezer expliquait sur son site que près de 20 000 titres "100 % IA" étaient reçus chaque jour par la plateforme, soit "plus de 18% de tous les contenus mis en ligne". Pour éviter toute confusion avec des œuvres humaines, elle a développé un programme capable de détecter les morceaux générés par Suno ou d'autres IA similaires. Ces dernières "laissent des traces dans le signal, une sorte d'empreinte que nos systèmes savent repérer", explique Aurélien Hérault, directeur de l'innovation chez Deezer.

Interrogée par franceinfo quant à la présence de cette "empreinte" sur le dernier titre de Jul, la plateforme a refusé de répondre. Deezer se targue néanmoins d'avoir une approche "tournée vers l'artiste" et une volonté de transparence sur le recours à l'IA, en signalant les morceaux générés artificiellement à 100% avec un panneau informatif et en les excluant des recommandations automatiques.

Autre géant du secteur, Spotify se montre moins inquiet devant l'essor des morceaux générés par IA. Le groupe The Velvet Sundown, produit entièrement par ce biais, a atteint en juillet un million d'écoutes mensuelles sur la plateforme suédoise, suscitant les craintes des artistes, déjà confrontés à un marché saturé. "Il faut s'attendre à une concurrence de plus en plus prédatrice pour les créateurs, en particulier dans les domaines où l'IA est particulièrement susceptible de remplacer la musique créée par l'homme", alertait en janvier 2024 une étude de l'institut Goldmedia pour la Société des auteurs, compositeurs, et éditeurs de musique (Sacem). "Les artistes et auteurs pourraient voir leurs revenus diminuer de 27%, représentant une perte totale cumulée de 2,7 milliards d'euros à l'horizon 2028", précise l'organisme français.

Goldmedia rappelle par ailleurs que l'algorithme des IA génératives musicales s'est entraîné sur une multitude de musiques non libres de droits, mais disponibles sur internet. Or "les auteurs et les créateurs ne participent pas aux immenses perspectives de croissance", alors que leurs œuvres protégées sont "la base fondamentale de l'origine et du développement du marché".

Dans cette situation, la Sacem a déclaré sur son site, en octobre 2023, "exercer son droit d'opposition au profit de ses membres". En d'autres termes, "les activités de fouilles de données sur les œuvres du répertoire de la Sacem par les entités développant des outils d'intelligence artificielle devront faire l'objet de son autorisation préalable". Elle réclame par ailleurs des accords de licence avec les plateformes pour que les auteurs et compositeurs soient payés.

Aux Etats-Unis, ces pratiques ont valu à Suno d'être attaquée en justice par le groupement interprofessionnel Recording Industry Association of America, en juin 2024. Il réclame jusqu'à 150 000 dollars par œuvre utilisée. Néanmoins, les labels Universal, Warner et Sony tentent désormais de négocier des accords de licence avec Suno et sa rivale Udio, envisageant même de récupérer des parts dans les deux entreprises, et de renoncer à leur plainte, selon Bloomberg

Un nombre d'écoutes très limité

Ces rapprochements pourraient envoyer un signal à l'industrie. "Il y a la tentation pour les auteurs et compositeurs de faire des productions à la va-vite, pour des raisons économiques, ou même pour faire le buzz", explique Pierre Saint-Germier. Début juillet, Imoliver a été le premier utilisateur de Suno à être signé par un label, Hallwood, rapporte Billboard. "C'est un test grandeur nature des maisons de disques, pour voir comment le public va réagir, s'il va accepter ou pas. Et ça va conditionner les prochaines années", assure le chercheur.

"Pour le moment, faire des morceaux à partir d'IA est quelque chose d'inconcevable en ce qui concerne nos auteurs-compositeurs, même si certains peuvent s'en servir comme d'une aide", nuance Jérôme Brucker, directeur artistique chez Warner Chappell Music France, qui travaille sur la gestion des droits d'auteur de musiques de films ou ceux d'artistes comme Christophe Maé, Renaud et Aya Nakamura. Son collègue Cyril "lachauvesou" Mourgapanaïk, directeur artistique pour le distributeur The Orchard France, va dans le même sens : "Suno est un outil en plus pour tous les métiers créatifs dans la musique, qui peut être utile pour innover et s'inspirer différemment, mais il ne faudrait pas faire des morceaux 100% avec l'IA, car ce qu'aime le public dans la musique, ce sont ses aspects bruts et authentiques." 

Expert en création musicale par l'IA, Nicolas Obin ne croit pas à la pérennité du modèle actuel de Suno. "Ces outils ne sont pas conçus à destination des artistes puisque le seul langage pour communiquer [avec le logiciel], c'est le texte, ce qui ne permet pas de contrôler avec précision sa musique et de créer des compositions complexes" explique-t-il. Le chercheur à l'Ircam (Institut de recherche et coordination acoustique et musique) souhaite donc des intelligences artificielles mieux adaptées et moins consommatrices en énergie que les multiples serveurs de la start-up.

Nicolas Obin rappelle en outre que Suno ne fait que recycler ce qui existe déjà. "L'algorithme a été entraîné sur une majorité de morceaux de pop occidentale et tous les genres dominants surreprésentés sur le web."

"L'intelligence artificielle reproduit le conformisme musical qu'on reproche à la pop actuelle."

Nicolas Obin, chercheur et spécialiste de la création musicale par l'IA

à franceinfo

A cela s'ajoute une qualité sonore médiocre. "Tout ce qu'ils ont pris en ligne était disponible dans une qualité moyenne, ce qui explique que les morceaux de Suno soient aussi compressés et imprécis", explique le chercheur. Le public l'a-t-il constaté ? Dans un rapport publié en juin, Deezer précisait en tout cas que "la musique entièrement générée par IA ne représente qu'une part minime des écoutes  – environ 0,5%" sur sa plateforme.

Pour l'heure, ce sont surtout les morceaux jouant la carte de l'humour qui rencontrent du succès. Ils mettent en avant les limites de l'IA dans les intonations et sa naïveté à répéter les paroles qu'on lui demande de chanter. Ainsi, en France, l'un des titres générés par Suno les plus populaires, visionné 15 millions de fois sur YouTube, n'est autre que la chanson Nous sommes les patates.

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