"Est-ce que cet élève pourrait s'en prendre à moi ?" : cinq ans après l'assassinat de Samuel Paty, les enseignants se sentent "démunis" face aux violences

Article rédigé par Lucie Beaugé
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10min
Au lycée Jean Lurcat de Perpignan (Pyrénées-Orientales), le 16 octobre 2023. (L'INDEPENDANT / MAXPPP)
Au lycée Jean Lurcat de Perpignan (Pyrénées-Orientales), le 16 octobre 2023. (L'INDEPENDANT / MAXPPP)

Avec l'assassinat du professeur d'histoire-géographie en 2020, la communauté enseignante a pris conscience qu'elle pouvait être une cible. Chaque nouveau drame touchant un établissement scolaire vient raviver cette crainte.

Le 16 octobre 2020 a marqué une rupture dans le monde enseignant. Ce jour-là, Samuel Paty a été poignardé puis décapité, non loin du collège de Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines) où il enseignait, par Abdoullakh Anzorov, un islamiste radical tchétchène de 18 ans, au prétexte que le professeur d'histoire-géographie de 47 ans avait montré en classe des caricatures de Mahomet. L'assassinat a gravé dans les esprits de nombre d'enseignants qu'ils pouvaient être les cibles de la violence, y compris terroriste.

"Avec Charlie Hebdo [le 7 janvier 2015], on a compris que des attentats étaient possibles en France. Avec Samuel Paty, l'étau s'est resserré aux professeurs", constate Amélie*, qui enseigne la physique-chimie en région parisienne. "Auparavant, il y avait une forme de candeur, on ne se posait pas autant de questions. Aujourd'hui, on réfléchit à deux fois. On pense aux conséquences d'un cours", confirme Jérôme Fournier, secrétaire national du syndicat SE-Unsa.

Chaque nouveau drame ravive les craintes. Comme le 13 octobre 2023, lorsque le professeur de lettres Dominique Bernard est poignardé à mort par un ancien élève radicalisé au lycée Gambetta à Arras (Pas-de-Calais). Ou le 24 septembre dernier, lorsqu'un adolescent de 14 ans a agressé au couteau une professeure de musique qui entrait en classe avec ses élèves dans un collège de Benfeld (Bas-Rhin), avant de se poignarder au cou et de succomber à ses blessures quatre jours plus tard. Certes, "il n'y a pas d'augmentation des faits de violence" ces dernières années, a assuré Johanna Dagorn, chercheuse à l'Observatoire international de la violence à l'école, sur France Inter. Mais "les violences dites paroxystiques augmentent, c'est-à-dire des passages à l'acte beaucoup plus sévères". 

Une parole de plus en plus contestée

Un rapport de la commission d'enquête du Sénat publié en mars 2024 a pointé d'autres formes de violences désormais ordinaires. "Les insultes, menaces, pressions et agressions constituent désormais le quotidien des enseignants ainsi que de l'ensemble du personnel administratif", y écrivent les sénateurs François-Noël Buffet et Laurent Lafon. "Une violence endémique" dans "tous les territoires, aussi bien ruraux qu'urbains, favorisés ou populaires" et à tous les niveaux.

Les chiffres du ministère de l'Education nationale n'apportent pas d'enseignement précis sur l'ampleur du phénomène. Pour l'année scolaire 2023-2024, 16 incidents graves pour 1 000 élèves ont été signalés dans les collèges et lycées et 5 incidents graves pour 1 000 élèves dans les écoles, selon une note d'information. Qu'il s'agisse de violences physiques, verbales, ou encore du port d'une arme sans usage de la violence. Quant aux victimes, il peut s'agir d'enseignants, d'autres personnels de l'établissement ou d'élèves.

Sans aller jusqu'à évoquer des violences physiques, les professeurs interrogés par franceinfo constatent que leur parole est de plus en plus remise en cause, notamment lorsque leur cours aborde des questions de société sensibles. Dans son lycée d'Auxerre (Yonne), qu'il qualifie de plutôt "calme", Nicolas Guider dit n'avoir "jamais ressenti ou subi de menaces". Mais ce professeur d'histoire-géographie constate que les élèves, croyants ou non, et quelle que soit leur confession, "ont développé une hypersensibilité avec le religieux".

Alors que son cours d'éducation morale et civique aborde les questions de laïcité, il a parfois senti "des glissements".

"Il m'est déjà arrivé de me demander : 'Est-ce que cet élève pourrait s'en prendre à moi ?' Même si cela n'a jamais engendré une peur réelle."

Nicolas Guider, professeur d'histoire-géographie dans l'Yonne

à franceinfo

Selon les chiffres de l'Education nationale, 4 230 atteintes à la laïcité ont été signalées par les établissements scolaires en 2024-2025. Là encore, la dénomination revêt une multiplicité de faits.

Des pressions venues de l'extérieur

"Il y a de plus en plus de contestations de nos enseignements", abonde Florent Godguin, selon qui la réaction épidermique peut venir des élèves, de leurs familles, mais aussi de personnes extérieures à l'école. Celui qui enseigne l'histoire-géographie dans un collège rural de l'Eure dit avoir lui-même été confronté à des pressions. En 2023, lors d'un cours de géographie en classe de quatrième sur le thème des migrations, il choisit d'illustrer son propos par la chanson Tonton du bled du groupe 113, tube qui raconte les vacances d'été des Français d'origine maghrébine.

Quelques jours plus tard, sur les réseaux sociaux, des membres de l'extrême droite s'en emparent, relate l'enseignant. Ses détracteurs l'accusent de "faire de la propagande pro-immigration". "Mon nom de famille n'est pas sorti à l'époque, mais le nom du collège oui. J'ai subi des commentaires haineux et des menaces", relate le professeur.

"On est pris en tenaille par une offensive réactionnaire de la part de l’extrême droite et de l’autre côté l’islamisme radical."

Florent Godguin, professeur d'histoire-géographie dans l'Eure

à franceinfo

Florent Godguin, également président de l'Association des professeurs d'histoire-géographie (APHG) à Rouen, affirme que les pressions idéologiques viennent de tout bord. Surtout, selon Catherine Nave-Bekhti, secrétaire générale de la branche Education de la CFDT, elles sont subies par tous les enseignants : "Cela peut toucher les professeurs de SVT, matière dans laquelle la dualité entre connaissances scientifiques et croyances peut être très forte."

Les signaux faibles d'une crise plus grave ?

De quoi changer les pratiques ? Voire provoquer de l'autocensure ? "Il faut tenir bon. Si on cède, on abandonne d'une certaine manière notre mission", répond Florent Godguin, selon qui les tensions restent cependant rares. "Nos collègues ne veulent pas renoncer à enseigner des thèmes, mais ils ne peuvent pas occulter les risques de tensions", complète Catherine Nave-Bekhti. Alain, professeur de français dans une cité scolaire de Seine-Saint-Denis, relève que ces problèmes ne sont pas toujours liés à l'expression d'une idéologie.

"On sent dans la jeunesse de ce pays un désarroi."

Alain, professeur de français en Seine-Saint-Denis

à franceinfo

Dans son établissement, il constate "une multiplication des incidents, qui ne sont pas graves, mais qui sont des signaux faibles de choses qui pourraient devenir graves". Des cas récents d'agressions en milieu scolaire l'ont démontré. Mi-septembre, un ancien élève du lycée horticole d'Antibes (Alpes-Maritimes) a grièvement blessé une enseignante et plus légèrement un élève. L'enquête a révélé qu'il souffrait de graves troubles psychiatriques.

Pour Amélie, les élèves sont aussi de plus en plus percutés "par les difficultés de leurs propres parents". "On sent que les soucis dans leur vie personnelle ont augmenté", note l'enseignante en physique-chimie. Même si, pour elle, les violences ne sont pas plus nombreuses en classe. "Il y a moins de limites, ou bien elles sont franchies plus vite, de la part des élèves comme des familles", nuance Jérôme Fournier.

Une flopée de mesures sécuritaires

"Il m'arrive d'être pris à partie par des élèves. On représente une société dont ils peuvent se sentir exclus", analyse de son côté Alain. De l'avis de tous, le manque d'adultes dans les établissements, particulièrement les assistants d'éducations et les personnels de médecine scolaire, n'aide pas à prendre efficacement en charge les élèves en souffrance sur le plan mental. "On reste démunis quand quelqu'un dérape", regrette Catherine Nave-Bekhti.

En cinq ans, plusieurs initiatives législatives sont venues renforcer la protection des enseignants. Une loi de 2021 a notamment créé un délit d'entrave à la fonction d'enseignant. Des plans ministériels ont également été annoncés. Celui de 2024 a mis en place une équipe mobile de sécurité nationale, avec "20 agents expérimentés" pouvant être "projetés sur tout le territoire en moins de 48 heures en cas de crise aiguë autour d'une école".

Le gouvernement de François Bayrou a souhaité renforcer cet aspect sécuritaire, proposant de généraliser les portiques de sécurité à l'entrée des établissements, mesure déjà répandue dans les lycées d'Auvergne-Rhône-Alpes. Les fouilles de sacs opérées se sont aussi multipliées. En juin, un drame a surgi lors d'un contrôle de ce type par les gendarmes : une surveillante d'un collège à Nogent (Haute-Marne) a été mortellement poignardée par un élève.

Pour Florent Godguin, les fouilles de sacs peuvent "créer un sentiment anxiogène chez certains élèves et collègues". Une observation appuyée par Jérôme Fournier : "Il faut trouver un équilibre, ne pas négliger le volet éducatif. L'important, c'est surtout de comprendre pourquoi des élèves en viennent à agir avec violence."

"Les nouvelles mesures sécuritaires viennent traiter le symptôme et pas sa cause."

Nicolas Guider, professeur d'histoire-géographie dans l'Yonne

à franceinfo

Depuis l'assassinat de Samuel Paty, les demandes de protection fonctionnelle se sont toutefois envolées. Ce dispositif permet à tout agent public agressé ou menacé d'obtenir des mesures de soutien de la part de son administration. En 2024, 79% de ces demandes ont été accordées, selon les chiffres du ministère de l'Education nationale. "L'institution a fait un effort là-dessus", salue Jérôme Fournier. Une proposition de loi du Sénat adoptée en mars proposait d'aller plus loin en rendant automatique l'octroi de la protection fonctionnelle. Mais face à l'instabilité politique, le vote de ce texte à l'Assemblée nationale n'a pas encore eu lieu.

* Le prénom a été modifié.

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