Reportage "Ils sont venus et ont tout vidé" : après les révélations des violences sexuelles de l'abbé Pierre, son village d'Esteville tourne douloureusement la page

Ecole débaptisée, fermeture du centre dédié à sa mémoire... La commune de Seine-Maritime où le fondateur d'Emmaüs est enterré depuis 2007 a été bouleversée par les multiples accusations de violences sexuelles qui le visent.

Article rédigé par Eloïse Bartoli
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
La tombe de l'abbé Pierre dans le cimetière d'Esteville (Seine-Maritime), le 16 janvier 2025. Une précédente plaque, sur laquelle était inscrite l'épitaphe "Il a essayé d'aimer", a été retirée. (ELOISE BARTOLI / FRANCEINFO)
La tombe de l'abbé Pierre dans le cimetière d'Esteville (Seine-Maritime), le 16 janvier 2025. Une précédente plaque, sur laquelle était inscrite l'épitaphe "Il a essayé d'aimer", a été retirée. (ELOISE BARTOLI / FRANCEINFO)

Un à un, ils ont tous été décrochés. Sur les bords des routes qui arrivent au village d'Esteville (Seine-Maritime), plus aucun panneau ne signale aux automobilistes le lien historique de la commune avec l'abbé Pierre, qui y repose. Une association devenue encombrante depuis la publication, en juillet 2024, des premiers témoignages accusant l'homme d'Eglise de violences sexuelles. Alors que neuf nouvelles accusations ont été révélées dans un rapport, lundi 13 janvier, franceinfo s'est rendu dans cette commune de 500 âmes, qui tente désormais de tourner cette page, non sans quelques réticences.

L'imposant manoir aux briques rouges où il avait élu domicile dans les années 1990 trône au milieu du village. Mais ses portes sont à présent closes. Impossible, pour Emmaüs et la Fondation Abbé-Pierre, d'assumer le maintien d'un lieu de mémoire consacré à une figure à présent contestée. Une fermeture définitive lourde de conséquences : les neuf salariés du centre ont été licenciés pour raison économique dans une lettre reçue quelques jours après Noël, rapporte "ici Normandie".

A l'entrée du centre de mémoire dédié à l'abbé Pierre, une grille a été installée et un message s'affiche : l'annonce de sa fermeture définitive. Photo prise à Esteville, le 16 janvier 2025. (ELOISE BARTOLI / FRANCEINFO)
A l'entrée du centre de mémoire dédié à l'abbé Pierre, une grille a été installée et un message s'affiche : l'annonce de sa fermeture définitive. Photo prise à Esteville, le 16 janvier 2025. (ELOISE BARTOLI / FRANCEINFO)

"Maintenant, ça fait triste"

La mesure a porté un coup à la commune, dont l'attractivité reposait essentiellement sur l'aura de l'icône de la lutte contre le mal-logement. Il y a encore quelques mois, des groupes de visiteurs venaient "en pèlerinage" jusqu'à Esteville, se souvient Guillaume, 40 ans. "Maintenant, ça fait triste, c'est bizarre, on ne voit plus de cars, on ne voit plus de gosses dans les rues". Un vrombissement brise soudainement la tranquillité des lieux : un tracteur passe. Il tracte sur sa remorque l'un des chalets qui trônait dans l'immense parc attenant au manoir. Sur l'un des murs de la construction boisée apparaît le visage de l'abbé, représenté avec un enfant à ses côtés.

Un des chalets du centre de mémoire de l'abbé Pierre est retiré de son emplacement, le 16 janvier 2025, à la suite de la fermeture définitive de l'établissement. (ELOISE BARTOLI / FRANCEINFO)
Un des chalets du centre de mémoire de l'abbé Pierre est retiré de son emplacement, le 16 janvier 2025, à la suite de la fermeture définitive de l'établissement. (ELOISE BARTOLI / FRANCEINFO)

L'effacement ne s'arrête pas au bâti extérieur. Une partie des équipements du manoir a été donnée à d'autres centres Emmaüs ces dernières semaines. Ils y seront revendus ou serviront à les équiper. "On a reçu une caisse enregistreuse, des tickets, deux étagères...", énumère sans grand enthousiasme un membre d'Emmaüs de Notre-Dame-de-Bondeville, à une vingtaine de kilomètres de là. La municipalité, quant à elle, a récupéré des barnums, des tables, des chaises, des frigidaires, gracieusement donnés par la fondation Abbé-Pierre. "De quoi rendre la fin moins moche, malgré les circonstances", salue maire d'Esteville, Manuel Grente.

La petite chambre à la décoration monacale où l'ancien député a reçu de nombreuses personnalités politiques a, elle aussi, été vidée. Les documents et objets personnels du religieux ne sont pas pour autant en vente et resteront sur place, pour le moment. En attendant une décision sur le devenir du manoir : "A ce jour, nous n'avons encore rien arrêté", fait valoir la Fondation Abbé-Pierre, contactée par franceinfo.

Le souvenir de l'icône déchue persiste

Non loin de là, Patricia raconte, elle aussi, les bouleversements observés ces derniers mois : "Ils sont venus et ont tout vidé, j'ai vu passer les camions", raconte-t-elle, perchée à la fenêtre de la pension de famille d'Esteville. Par fidélité à la mission première d'Emmaüs, la fondation a décidé de ne pas fermer cet établissement construit au cœur du centre de mémoire de l'abbé Pierre. Ce qui oblige la vingtaine d'habitants en situation de précarité à évoluer dans un bâtiment partiellement vide dans lequel le souvenir de l'icône déchue hante toutes les pièces.

Pour l'école du village aussi, l'héritage entaché du religieux a pris une allure de fardeau. Le groupe scolaire Abbé-Pierre a changé de nom sur décision de l'édile et l'inscription en fer forgé de la devanture a été retirée. Une décision qui ne fait pas l'unanimité à l'heure de la sonnerie du soir. "C'est grâce à lui qu'on avait notre école, il avait fait le nécessaire", rappelle une habitante attendant son petit-fils. Pour le maire, le débat n'a pas de raison d'être : "La décision de débaptiser l'école était évidente, et ceux pour qui elle ne l'est pas n'ont pas lu les différents rapports Egaé", qui recensent les témoignages incriminant l'abbé Pierre.

"Il n'est pas possible de laisser le nom de l'abbé Pierre, accusé d'agression sur mineur, adossé à une école".

Manuel Grente, maire d'Esteville

à franceinfo

La mairie a fait enlever la plaque qui mentionnait le nom de l'abbé Pierre, en attendant que l'école soit définitivement renommée lors du prochain regroupement scolaire. Photo prise à Esteville, le 16 janvier 2025. (ELOISE BARTOLI / FRANCEINFO)
La mairie a fait enlever la plaque qui mentionnait le nom de l'abbé Pierre, en attendant que l'école soit définitivement renommée lors du prochain regroupement scolaire. Photo prise à Esteville, le 16 janvier 2025. (ELOISE BARTOLI / FRANCEINFO)

Il faut dire qu'en dépit des accusations de viols et d'agressions sexuelles, l'ancienne personnalité préférée des Français compte encore de nombreux fidèles dans la commune. Peut-être frappés par le déni, certains disent douter de la crédibilité des témoignages incriminant l'abbé. Ils déplorent une libération de la parole qu'ils jugent trop tardive. "C'est totalement débile de salir quelqu'un qui n'est plus là pour se défendre", assène une "ancienne" du village, installée ici depuis 44 ans. Celle qui a côtoyé l'abbé "à différentes occasions" se souvient d'un homme "chaleureux, qu'on voyait aller et venir", mais refuse d'en dire davantage, ayant déjà été sollicitée par les médias ces derniers mois.

L'arrivée en masse de reporters et caméras, après les premiers témoignages de victimes, a bousculé la quiétude du village. "C'était le cirque, il y a même un journaliste chinois qui m'a interrogé !", se remémore un autre habitant, les joues rougies par le froid normand. "C'était un déferlement de sollicitations, une essoreuse", abonde le maire. Le tout accompagné de courriers de menaces, venues "de toute la France", et en "grand nombre", déplore-t-il, sans avoir pour autant décidé de porter plainte.

L'édile l'admet volontiers : des traces des années passées par l'abbé Pierre à Esteville, il ne reste plus grand-chose. Une fresque colorée à son effigie, située entre l'école et la salle polyvalente, subsiste, mais plus pour très longtemps. Elle devrait être recouverte d'ici à l'été par le même artiste, aux frais de la fondation Abbé-Pierre. Même la tombe de l'abbé, installée dans le cimetière communal aux côtés des premiers compagnons d'Emmaüs, n'est pas totalement sortie indemne de l'examen de conscience collectif.  Une plaque de marbre, sur laquelle était inscrite l'épitaphe "Il a essayé d'aimer", a, elle aussi, été retirée.

Commentaires

Connectez-vous ou créez votre espace franceinfo pour commenter.