Reportage "On n’a rien fait, car on ne savait pas si on resterait l’exploitant" : les barrages hydrauliques en sursis face à l'impasse des concessions

Alors que la France veut sortir des énergies fossiles, l’hydroélectricité reste sous-exploitée. Derrière ce paradoxe, une bataille juridique entre Paris et Bruxelles, et une classe politique unie pour sortir les barrages du régime de la concurrence.

Article rédigé par Lauriane Delanoë
Radio France
Publié
Temps de lecture : 6min
Un barrage hydraulique, près de la centrale hydroélectrique de Jarmenil, dans les Vosges, en avril 2025. (LAURIANE DELANOË / FRANCEINFO / RADIO FRANCE)
Un barrage hydraulique, près de la centrale hydroélectrique de Jarmenil, dans les Vosges, en avril 2025. (LAURIANE DELANOË / FRANCEINFO / RADIO FRANCE)

Pourquoi le développement des barrages est bloqué en France ? L'hydraulique, deuxième source d'électricité en France derrière le nucléaire, est aussi la première source d'énergie renouvelable. De gros travaux permettraient d'augmenter la production, sans construire de nouveaux barrages. Cela s'inscrit pleinement dans les objectifs de la sortie des énergies fossiles. Mais ces projets sont à l'arrêt, depuis des années, en raison du régime juridique en vigueur, celui de la concession, et d'un bras de fer entre la France et la Commission Européenne.

Ce régime de concession concerne plus de 340 barrages français, des sites qui pourraient produire plus, mais qui représentent déjà 90% de toute notre puissance hydroélectrique installée. Un mode de gestion propre aux plus grosses centrales, mais aussi aux plus petites, c'est le cas de la chute d'eau de Jarménil, au creux des Vosges, après le confluent de la Moselle et de la Vologne. Cette centrale est exploitée par Yves Dubief, 67 ans, patron de l'entreprise de textile Tenthorey.

"Mon grand-père l'a fait construire en 1947. Le barrage, le canal, les deux turbines, dans un bâtiment. On a une concession qui se termine en fin d'année 2025, et après, ce sera revendu par l'État. À quelques mois de la fin, on a un petit pincement au cœur", confie le chef d'entreprise.

La centrale hydroélectrique à Jarmenil est exploitée par Yves Dubief, patron de l'entreprise Tenthorey. (LAURIANE DELANOË / FRANCEINFO / RADIO FRANCE)
La centrale hydroélectrique à Jarmenil est exploitée par Yves Dubief, patron de l'entreprise Tenthorey. (LAURIANE DELANOË / FRANCEINFO / RADIO FRANCE)

Avec la fin de concession, Yves Dubief devrait racheter ce que sa famille a fait construire, "avec une somme importante". Il ne souhaite cependant pas débourser cette somme, ou alors pas seul, mais "avec des associés".

"Cinq ans avant la fin de la concession, nous avions des projets pour permettre de produire plus d'électricité. Mais nous n'avons rien fait, car le retour sur investissement dépassait ces cinq ans et on n'était pas sûr d'être, d'ici là, toujours l'exploitant de cette centrale. Ce sera le jeu de la concurrence".

Yves Dubief, dirigeant de l'entreprise de textile Tenthorey

à franceinfo

L'investissement envisagé pour augmenter la puissance de la centrale de Jarménil était de 700 000 euros. Les travaux auraient été rentabilisés en douze ans, selon les calculs d’Yves Dubief. Ce barrage de Jarménil est le deuxième plus puissant du massif vosgien.

À la fin de la concession détenue jusqu’à présent par la société d’Yves Dubief, cette centrale hydraulique doit changer de régime juridique. Elle sera réattribuée par l’État sous le régime d’autorisation, car sa puissance est inférieure à celle requise désormais dans le droit français pour les concessions. Avec une mise en concurrence, le barrage, le canal et les turbines seront vendus par l’État, "pour plusieurs millions d’euros" estime Yves Dubief. L’entreprise qui remportera l’appel d’offres en deviendra propriétaire, avec autorisation de faire fonctionner le barrage pour une certaine durée renouvelable.

La concurrence, maître-mot dans le dossier des concessions

Pour tous les barrages en concession, une directive de la Commission Européenne de 2014 exige la mise en concurrence à l’échéance de la concession, ou lorsque l’exploitant prévoit de réaliser de grands travaux d’augmentation de puissance. Par conséquent, si l'exploitant actuel perd l'appel d’offres, il doit céder l'ouvrage à un concurrent. Le principal opérateur français, EDF, retarde donc lui aussi de gros chantiers, comme "Montézic 2", un projet à un demi-milliard d'euros, pour la centrale de Montézic, dans l'Aveyron, qui dispose d'une puissance équivalente à celle d'un réacteur nucléaire. Cette puissance peut être injectée sur le réseau électrique français "en trois minutes", rappelle Caroline Togna, directrice EDF Hydro Lot Truyère.

L'électricien EDF y prévoit d'installer deux nouvelles turbines, en plus des quatre existantes, "un projet d'envergure qui représente plus de 500 millions d'euros d'investissements et qui viendrait répondre aux objectifs français et européens de décarboner le mix électrique et d'apporter de la flexibilité pour rendre des services d'équilibrages du système électrique", détaille la directrice du site. EDF précise être prêt à lancer ces travaux qui dureraient sept ans, "mais nous attendons de sortir du statu quo sur les concessions pour engager ces travaux", ajoute Caroline Togna. En bref, EDF attend donc le résultat du bras de fer engagé entre la France et l'Europe.

La classe politique se mobilise pour empêcher cette mise en concurrence

Il y a un large consensus politique autour des concessions en France, la preuve lors d'un débat cette semaine à l'Assemblée nationale. Le Premier ministre, François Bayrou, a lui rappelé qu'"il est nécessaire de relancer des énergies dans cette énergie vertueuse", avant de se faire rhabiller par Marie-Noëlle Battistel, députée socialiste, co-rapporteure avec Philippe Bolo (Modem) d’une mission d'information transpartisane sur l'avenir des barrages. Elle rappelle que "le développement de l'hydroélectricité se heurte au contentieux qui nous oppose depuis quinze ans à la Commission européenne". Ce frein doit être levé "au plus vite" demande la députée.

Ensemble, les différents partis demandent à "sortir" les centrales hydrauliques de la directive européenne sur les concessions, car elles jouent un rôle stratégique, souligne l'insoumis Matthias Tavel, membre de la mission d'information. "L'objectif de sortir les barrages de cette mise en concurrence, c'est de pouvoir renouveler les concessions de gré à gré sans que personne ait besoin de racheter ou non. Les barrages hydroélectriques ont une spécificité en termes de production de l'énergie et une spécificité en matière de gestion du cycle de l'eau", souligne le député.

"Les barrages hydroélectriques sont utiles pour gérer le risque d'inondations, l'irrigation agricole, le refroidissement des centrales nucléaires. C'est un service d'intérêt général et cela fait consensus. C'est important dans le rapport de force avec Bruxelles. Nous disons au gouvernement 'demandez ça à la Commission européenne, vous avez l'unanimité des parlementaires français sur cette question'".

Matthias Tavel, député LFI, membre de la mission d’information transpartisane sur l'avenir des barrages

à franceinfo

Si cette solution n'aboutit pas, les députés envisagent d'autres options. Certains proposent une forme de nationalisation, quand d'autres, veulent attribuer des autorisations : les entreprises deviendraient propriétaires des barrages. La mission transpartisane de l'Assemblée nationale présentera ses recommandations mardi 6 mai.

Les barrages hydrauliques en sursis face à l'impasse des concessions. Le choix de Lauriane Delanoe.

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