Enquête Scandale des eaux en bouteille : de l’Élysée à Matignon, révélations sur le lobbying de Nestlé au sommet de l'Etat

Radio France
Publié Mis à jour
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Siège social de Nestlé France à Issy-les-Moulineaux le 12 mai 2024. (DANIEL DORKO / HANS LUCAS / AFP)
Siège social de Nestlé France à Issy-les-Moulineaux le 12 mai 2024. (DANIEL DORKO / HANS LUCAS / AFP)

Des documents inédits révélés par la cellule investigation de Radio France et "Le Monde" dévoilent l’ampleur des efforts déployés avec succès par Nestlé auprès de l’Etat pour filtrer illégalement son eau en bouteille.

Notes ministérielles, échanges de mails, compte rendu de visites d'inspection... La cellule investigation de Radio France et Le Monde ont eu accès à de multiples documents qui éclairent d'un jour nouveau l'affaire des eaux contaminées traitées illégalement par le groupe Nestlé.

Ces documents permettent aujourd'hui de reconstituer la chaîne de responsabilité politique de ce qui s'apparente à une entente secrète entre l'État français et une multinationale, elle-même à l'origine d'une tromperie à grande échelle. Ainsi, de nombreuses rencontres et échanges ont été organisés au plus haut sommet de l'État, entre des responsables de Nestlé et les conseillers et directeurs de cabinets de nombreux responsables politiques : d'Emmanuel Macron (Élysée) à Bruno Le Maire (ministère de l'Économie) en passant par François Braun (Santé), Elisabeth Borne (Matignon) ou encore Roland Lescure (Industrie). Un mail atteste notamment d'une rencontre entre des représentants de la multinationale et Alexis Kohler, secrétaire général de l'Élysée.

Cette opération de lobbying, d'une ampleur insoupçonnée, que le directeur général de la santé en 2023 qualifie de "chantage", a eu pour effet de convaincre l'Etat de contourner la réglementation relative aux eaux minérales naturelles, malgré le risque sanitaire. En effet, le gouvernement a accordé au groupe agroalimentaire le droit d'utiliser, jusqu'à aujourd'hui, des filtres non conformes dans ses usines. Et ce, alors que la direction générale de la Santé et le ministère de la Santé avaient indiqué à Matignon que cette demande n'était "pas acceptable". Les enjeux financiers de cette affaire sont énormes. Comme l'avait révélé Mediapart, selon un rapport de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), la fraude est estimée à 3 milliards d’euros en quinze ans.

Septembre 2021 : début de l'opération de lobbying pour Nestlé

Tout commence en 2021. Comme nous l'avions dévoilé en janvier 2024, des représentants de Nestlé sont alors reçus, le 31 août 2021, à leur demande, par le cabinet de la ministre de l'Industrie, Agnès Pannier-Runacher (actuelle ministre de la Transition écologique), qui dépend du ministère de l'Économie et des Finances. Nestlé vient d'apprendre que la DGCCRF (Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes) enquête sur les mauvaises pratiques d'un autre industriel, Alma (Cristaline, Saint-Yorre). Mais en fouillant dans les fichiers des fournisseurs de dernier, les enquêteurs tombent sur le nom de Nestlé. Inquiète, la multinationale vient donc s'enquérir de la situation auprès de Bercy.

Dans un compte rendu de cette réunion, jamais dévoilé jusqu'ici, daté du 1er septembre 2021, le directeur de cabinet d'Agnès Pannier-Runacher, François Rosenfeld, écrit à l'une de ses conseillères. Il évoque la présence de "mesures de désinfection" interdites dans les usines, notamment des filtres à charbon et des filtres UV, totalement proscrits puisqu'ils désinfectent l'eau, alors que "les eaux doivent être naturelles, ce qui est l'argument vendu au consommateur", écrit-t-il.

Et de poursuivre : "Nous avons compris qu'une enquête d'un service de l'État avait été détectée par Nestlé, et il n'est pas improbable que ce soit ce contrôle qui ait déclenché leur volonté de transparence". Pour l'avenir, le directeur de cabinet de la ministre explique que Nestlé "a préparé un plan de mise en conformité, qui suppose une interprétation plus large de la réglementation, car ils auront toujours besoin de méthodes de microfiltration dont la validité n'est pas établie". La première pierre de l'opération de lobbying est posée. Comme l'indique le compte rendu, une note est alors demandée à la DGCCRF, qui "doit [leur] préciser quels sont les contrôles qui ont été lancés".

Agnès Pannier-Runacher, alors ministre de l’Industrie lors d'une séance de questions au gouvernement à l’Assemblée nationale le 21 septembre 2021. (CHRISTOPHE ARCHAMBAUT / AFP)
Agnès Pannier-Runacher, alors ministre de l’Industrie lors d'une séance de questions au gouvernement à l’Assemblée nationale le 21 septembre 2021. (CHRISTOPHE ARCHAMBAUT / AFP)

La réponse de la DGCCRF ne tarde pas. Le 14 septembre 2021, dans une note intitulée "fiche pour le ministre", la répression des fraudes, chargée notamment des questions de traitement des eaux, commence par rappeler la réglementation encadrant l'eau minérale naturelle, qui "se distingue par sa pureté originelle", est "microbiologiquement saine" et ne doit "en aucun cas faire l'objet d'un traitement de désinfection". Concernant la demande de Nestlé sur la microfiltration, le gendarme de la consommation renvoie vers la direction générale de la Santé, puisque selon l'entreprise "ces filtres seraient nécessaires pour garantir la sécurité sanitaire de l'eau".

Cette question de la microfiltration est au cœur de la bataille engagée par Nestlé. En effet, en France, certains microfiltres sont autorisés pour les eaux minérales naturelles depuis un avis de 2001 de l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa), l'ancêtre de l'Anses (Agence nationale de sécurité sanitaire, de l'alimentation, de l'environnement et du travail), mais uniquement jusqu'à 0,8 micron, En deçà de ce seuil, la microfiltration est en effet susceptible d'être mise en œuvre uniquement dans le but d'une désinfection. Mais Nestlé va pourtant réussir à convaincre les autorités de lui accorder une dérogation pour continuer d'utiliser des filtres non conformes, avec des seuils de coupures très bas, jusqu'à 0,2 micron, afin de continuer ses pratiques non réglementaires. Mais en toute légalité.

Le gouvernement est informé, la justice n'est pas alertée

Ce que montrent les différents échanges auxquels nous avons pu avoir accès, c'est que dès le départ, la tromperie de l'industriel est établie. Après la première rencontre du 31 août, Bercy alerte le ministère de la Santé. L'opportunité de saisir la justice est évaluée. En effet, l'article 40 du code de procédure pénale impose aux agents de l'État de dénoncer tout crime ou délit qui viendrait à leur connaissance. Mais ce n'est pas ce qui est décidé. Le ministre de l'Économie, des Finances et de l'Industrie, Bruno Le Maire, Agnès Pannier-Runacher et Olivier Véran, ministre des Solidarités et de la Santé, commandent un rapport à l'Inspection générale des affaires sociales (Igas), à qui il est demandé d'expertiser "l'utilisation de traitements non autorisés par les minéraliers". La mission ne vise donc pas spécifiquement Nestlé.

D'ailleurs, en Occitanie, trois usines de conditionnement sont contrôlées, produisant notamment les marques Eau Neuve et Mont Roucous, mais le site de Perrier, dans le Gard, ne fait pas partie du programme d'inspections.

Entrée de l’usine Perrier à Vergèze dans le Gard, le 29 décembre 2023. (THIBAUT DURAND / HANS LUCAS / AFP)
Entrée de l’usine Perrier à Vergèze dans le Gard, le 29 décembre 2023. (THIBAUT DURAND / HANS LUCAS / AFP)

Ce n'est que bien plus tard, en novembre 2022, que l'usine de conditionnement de la célèbre marque d'eau minérale pétillante est inspectée, soit plus d'un an après le premier rendez-vous de Nestlé à Bercy, et plus de quatre mois après la remise du rapport final de l'IGAS. Le compte rendu de cette inspection, établi par l'Agence régionale de santé d'Occitanie, fait d'ailleurs état de "déviations microbiologiques sur l'ensemble des captages (coliformes, entérocoques, E.coli)". Forages qui présentent également des traces de polluants chimiques (métabolites de pesticides, perchlorates, perfluorés…). Dans l'usine, les inspecteurs découvrent toute une batterie de "traitements interdits : double canalisation et traitements UV et charbons actifs dissimulés derrière des armoires électriques et des bâtiments annexes" et "microfiltration à 0,2 micron", soit largement en dessous du seuil autorisé.

"Un risque médiatique particulièrement fort"

Au début de l'été 2022, l'Igas remet donc son rapport à Bruno Le Maire et François Braun, fraichement nommé ministre de la Santé. Dans un mail du 14 juillet 2022, Jérôme Salomon, directeur général de la santé, en résume les conclusions au cabinet de François Braun. Elles sont accablantes pour Nestlé, dont "toutes les dénominations commerciales font l'objet d'un traitement non conforme". Il précise que ce dossier revêt un "risque médiatique particulièrement fort" et prévient le ministère de la Santé d'"un risque de contentieux avec la Commission européenne".

François Braun, alors ministre de la Santé et Jérôme Salomon, alors directeur général de la Santé, lors d’une conférence de presse le 18 octobre 2022 à Paris; (LUC NOBOUT / MAXPPP)
François Braun, alors ministre de la Santé et Jérôme Salomon, alors directeur général de la Santé, lors d’une conférence de presse le 18 octobre 2022 à Paris; (LUC NOBOUT / MAXPPP)

En conclusion, Jérôme Salomon prévient que "le lobbying de la profession pourrait être très important pour élargir les traitements autorisés", prenant soin de préciser que "Nestlé Waters a vu le nouveau cabinet [du] MEFSIN [Ministère de l'Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique]" à ce sujet. Concernant la publication du rapport de l'Igas, il précise que "cette question sera à trancher par les ministres". Or, non seulement le document restera confidentiel jusqu'à nos révélations, en janvier 2024, mais il ne sera même pas communiqué aux différentes agences régionales de santé, missionnées par l'Igas pour inspecter les usines.

Des rendez-vous avec des conseillers de Matignon et de l'Élysée

Si le rapport de l'Igas n'est pas transmis aux administrations concernées, le groupe Nestlé, lui, a semble-t-il bien connaissance de son existence, car il cherche activement à en connaître les conclusions. Ainsi, le 2 août 2022, une rencontre est organisée entre Muriel Lienau, présidente de Nestlé Waters Europe, Nicolas Bouvier, membre associé du cabinet de lobbying Brunswick Group, également vice-président de l'Association française des conseils en lobbying (AFCL), et Victor Blonde, en charge des questions de consommation à Matignon et à l'Élysée. Ce dernier fait partie d'un petit groupe de conseillers que se partagent Emmanuel Macron et Elisabeth Borne. Une pratique instituée par le président de la République, Emmanuel Macron, après son élection en 2017.

Capture d’écran du site de Natural mineral waters Europe (NMWE) annonçant la nomination de Muriel Lienau, PDG de Nestlé Waters, à la tête du NMWE. (DR)
Capture d’écran du site de Natural mineral waters Europe (NMWE) annonçant la nomination de Muriel Lienau, PDG de Nestlé Waters, à la tête du NMWE. (DR)

Le 2 septembre 2022, le lobbyiste Nicolas Bouvier relance le secrétariat de Victor Blonde, à qui il demande une nouvelle entrevue, pour le compte de son client, Nestlé Waters : "Nous avons finalement réussi à rencontrer le cabinet du ministre de la Santé, et devons encore voir le cabinet du ministre de l'Industrie. Une inconnue persiste toutefois, car nous n'avons toujours aucun retour au sujet de l'Igas. Il serait donc sans doute pertinent que nous puissions faire ce point ensemble dans le courant de la seconde quinzaine de septembre". Le lendemain, samedi 3 septembre, Cédric Arcos, conseiller santé de la Première ministre Élisabeth Borne, écrit au directeur de cabinet adjoint du ministre de la Santé, Guillaume Duchaffaud : "Suite à des échanges avec Nestlé Waters, nous allons les recevoir (d'ici 10 jours je pense), écrit-il. Pourrez-vous me faire remonter d'ici là quelques billes, notamment sur les suites de l'IGAS ?". Réponse du directeur de cabinet du ministre de la Santé : "OK, on te remonte ça ASAP [dès que possible]".

D'après nos informations, les échanges entre Nestlé et les autorités ne se font pas que par voie numérique : de nombreuses rencontres sont aussi organisées. Ainsi, dans un mail daté du 24 août 2022, l'un des conseillers de François Braun, qui vient lui-même de rencontrer la présidente de Nestlé Waters, et le lobbyiste Nicolas Bouvier, indiquent dans un compte-rendu que ce rendez-vous a eu lieu "dans la continuité des discussions" menées depuis août 2021. Parmi ceux qui ont déjà rencontrés les dirigeants de Nestlé : les membres de la mission Igas, le directeur de cabinet de Bruno Le Maire, Bertand Dumont, et le bras droit d'Emmanuel Macron, Alexis Kohler, secrétaire général de l'Élysée. En conclusion de son mail, le conseiller de François Braun évoque, sans fard, la contamination des forages du groupe Nestlé : "Je pense que j'ai eu la moitié de l'histoire sur le risque réel… Ils veulent surtout savoir où en est le rapport Igas".

Des risques sanitaires liés à la présence de virus

Début septembre 2022, le ministre de la Santé, François Braun, transfère le dossier à sa ministre déléguée, Agnès Firmin-Le Bodo, en charge des professions de santé. Le 28 septembre, le cabinet de la ministre adresse une note aux collaborateurs d'Élisabeth Borne et d'Emmanuel Macron, en vue d'un entretien Élysée-Matignon avec les représentants de Nestlé Waters, prévu le lendemain. Cette note, intitulée : "Point de situation en vue d'une rencontre entre Nestlé Waters Supply Est (NWSE) et le cabinet du président de la République", décrit très précisément les "manquements de Nestlé Waters [...], susceptibles de recevoir la qualification de délit par la justice", avant d'exposer la requête de Nestlé : "L'industriel souhaiterait être sécurisé juridiquement dans la poursuite de la filtration à 0,2 µm [micron]", peut-on lire.

Mais le ministère de la Santé précise alors qu'à ce niveau de filtration : "Il y a forcément un impact sur la composition de l'eau et donc un non-respect de la directive européenne qui stipule que tout traitement de désinfection est interdit". Céder à Nestlé créerait "un précédent (…), alors que la réglementation européenne et française n'autorise pas ce traitement". Dans cette note, on peut lire également que "compte tenu des manquements constatés, l'ARS Grand Est sera tenue, de saisir dans les plus brefs délais le procureur de la République", précisant, que l'entreprise "a été informée" de cette suite dont l'ARS ne peut s'affranchir.

Dans cette note, le ministère de la Santé fait aussi part de ses inquiétudes concernant "la qualité microbiologique des ressources en eau exploitées par Nestlé Waters". Plus inquiétant, on peut également lire dans ce document adressé à Matignon et l'Élysée que, selon la Direction générale de la santé, "l'existence de risques sanitaires liés à la présence de virus entériques d'origine hydrique (voire d'autres micro-organismes pathogènes) ne peut être exclue". En conclusion, il est demandé à Matignon et à l'Elysée de décider d'accorder ou pas, le droit à Nestlé d'utiliser des filtres à 0,2 micron, étant précisé que cette autorisation ne pourrait être envisagée qu'à la seule condition que l'entreprise apporte la preuve de la qualité de ses eaux, et qu'elle démontre que ces filtres n'ont pas été installés afin de les désinfecter.

Extraits de la note envoyée le 28 septembre 2022 par le ministère de la Santé aux cabinets d’Elisabeth Borne et d’Emmanuel Macron. (RADIO FRANCE)
Extraits de la note envoyée le 28 septembre 2022 par le ministère de la Santé aux cabinets d’Elisabeth Borne et d’Emmanuel Macron. (RADIO FRANCE)

Quand le directeur général de la santé évoque "un chantage" de la part de Nestlé

Mais cette preuve, Nestlé ne sera jamais en mesure de l'apporter. En effet, en novembre 2022, des prélèvements sont, enfin, effectués sur l'eau brute des captages (avant traitement), par l'Agence régionale de santé (ARS) Grand Est. Les services des ARS ont d'ailleurs le plus grand mal à savoir où et comment prélever de l'eau non traitée. Nestlé ne communique pas les informations nécessaires à la mise en œuvre de ces tests. Ainsi, le 10 novembre, Jérôme Salomon informe par mail les membres du cabinet santé que "Nestlé Waters semble faire une sorte de chantage à l'ARS". La multinationale "attend un alignement sur ses propositions avant de transmettre la localisation des points de prélèvements d'eau brute en vue de réaliser les contrôles". En clair, avant de donner accès aux points de prélèvement, "l'industriel attend la position [de l'ARS] sur le maintien des filtres à 0,2".

Finalement, les tests sont organisés, dans l'usine des Vosges, quelques jours plus tard, le 16 novembre 2022. Le but : déterminer si la microfiltration à 0,2 micron a un impact, ou non, sur la qualité de l'eau. Le principe est simple. L'eau du captage est d'abord testée en amont des procédés de microfiltration, puis en aval. Avant même d'avoir accès aux résultats des tests, la directrice de l'agence régionale, Virginie Cayré fait part de ses inquiétudes au ministère de la santé : "Les informations transmises par l'exploitant sont inquiétantes".

Quand les résultats tombent, ils sont sans appel. Les forages de la marque Hépar sont bel et bien contaminés par des bactéries coliformes et entérocoques (matières fécales). Quid des autres forages exploités par Nestlé, Contrex et Perrier ? Impossible de le savoir puisqu'à ce stade, aucun test n'a été effectué dans l'usine de Vergèze (Gard), où sont produites les bouteilles de Perrier. Quant aux forages Contrex, ils étaient, le jour des prélèvements "à l'arrêt pour cause de maintenance". Il sera ensuite démontré qu'ils étaient contaminés.

Quoi qu'il en soit, les résultats obtenus suffisent à la patronne de l'ARS Grand Est pour confirmer que "la microfiltration est bien assimilable à une désinfection, ce qui est interdit". En effet, les bactéries présentes dans l'eau avant filtration ne se retrouvent plus après. Pour autant, ces filtres ne rendent l'eau conforme qu'en apparence. En effet, précise encore l'ARS, "cette pratique induit le risque de masquer des contaminations, sans apporter de garantie sanitaire suffisante".

Des contaminations de l’eau avec des bactéries coliformes et entérocoques ont été détectées dans les puits d’Hépar. (ERIC THIEBAUT / MAXPPP)
Des contaminations de l’eau avec des bactéries coliformes et entérocoques ont été détectées dans les puits d’Hépar. (ERIC THIEBAUT / MAXPPP)

En effet, non seulement les procédés de microfiltration de Nestlé sont interdits, mais ils ne permettent même pas de garantir la sécurité sanitaire des consommateurs. C'est ce qu'affirme l'Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses), elle aussi saisie, le 28 novembre 2022, par le directeur général de la santé, afin de déterminer s'il serait possible, ou pas, d'accorder une dérogation à l'industriel. La réponse de Benoit Vallet, le patron de l'Anses, transmise le 13 janvier 2023, est claire : non seulement il estime que les procédés de microfiltration mis en place dans les usines du groupe Nestlé sont bien "assimilables à une désinfection", mais il va plus loin, affirmant qu'il n'existe "aucun élément de preuve" permettant d'affirmer, comme le fait Nestlé, qu'une "filtration avec des seuils de coupure inférieurs à 0,8 micron permet d'assurer la sécurité sanitaire de l'eau embouteillée". Au contraire, selon l'Anses, "la microfiltration sera inefficace vis-à-vis de la rétention de virus". Plus préoccupant encore, "dans la mesure où des bactéries indicatrices (...) peuvent être retenues par la microfiltration, il devient difficile d'identifier un risque de présence de pathogènes dans l'eau filtrée". C'est d'ailleurs à cette même conclusion que les inspecteurs de l'Igas étaient parvenus, six mois plus tôt, puisqu'ils indiquaient dans leur rapport que le maintien des procédés de microfiltration pourrait constituer une "fausse sécurisation", et "exposer les consommateurs à un risque sanitaire en lien avec l'ingestion de virus".

Là encore, l'entreprise Nestlé, pourtant visée par une enquête préliminaire pour tromperie, est tenue au courant en temps réel par les autorités de la saisine de l'Anses. Le 19 décembre 2022, une conseillère du ministère de l'Industrie sollicite des informations auprès de ses homologues à la santé : "Avez-vous reçu la saisine signée ? Je suis pas mal sollicitée par Nestlé Waters. Je ne leur ai pas répondu encore. Vous pensez qu'on peut fixer un point avec eux début janvier ?". Le ministère de la Santé semble vouloir résister : "Nous avons reçu la saisine mais pas encore signée donc je ne sais pas dans quelle mesure on peut la transmettre". Mais la conseillère Industrie insiste : "Et sans forcément la transmettre, juste caler un rendez-vous en janvier ? Car ils sont en demande."

La demande de Nestlé n'est "pas acceptable"

Cette fois, pour la Direction générale de la santé, c'en est trop. Depuis le mois d'octobre 2022, son directeur, Jérôme Salomon, demande au gouvernement des instructions sur les suites à donner au rapport de l'Igas. N'obtenant aucune réponse, il décide de proposer au ministère de la santé, le 20 janvier 2023, le lancement d'un plan d'action concernant les usines de conditionnement d'eau du groupe Nestlé Waters. Et dans la note adressée au ministère, il ne lésine ni sur le constat, ni sur les mesures à prendre : "Les sources d'eaux minérales naturelles exploitées par Nestlé ne répondent plus aux critères de pureté originelle", "ses émergences sont soumises à des pollutions microbiennes et physico-chimiques, qui ont conduit l'exploitant à mettre en place des traitements de désinfection et de dépollution interdits". Plus question de traîner, il faut "suspendre immédiatement l'autorisation d'exploitation et de conditionnement de l'eau pour les sites Nestlé des Vosges". Et Jérôme Salomon d'ajouter : "Ce scénario devra être appliqué au site d'embouteillage de Perrier, où des traitements non autorisés sont aussi mis en place". Selon le patron de la DGS, cette mesure doit être prise "compte tenu des enjeux sanitaires et réglementaires". Il évoque également, sans détour, le lobbying de l'industriel : "Nestlé Waters pourrait demander à poursuivre l'embouteillage avec le maintien d'une microfiltration à 0,2 micron par dérogation (…) cette proposition n'est pas acceptable et pourrait exposer la France à un risque de contentieux européen". Cette phrase est surlignée en gras.

Quelques jours plus tard, le 24 janvier 2023, le ministère de la Santé reprend à son compte les préconisations du responsable de la DGS, et les fait remonter au cabinet de la première ministre, Elisabeth Borne. Pour le cabinet du ministère de la Santé, les conclusions de l'Anses sont claires, et "la position des autorités n'a pas à être remise en cause" par Nestlé. Le ministère demande à Matignon de trancher, comme le réclame la DGS, en faveur d'une suspension immédiate de l'autorisation d'exploiter les sources de Nestlé, et conclut, lui aussi, que la demande de l'industriel de poursuivre l'embouteillage avec maintien de filtres par dérogation "n'est pas acceptable".

Agnès Firmin-Le Bodo, alors Ministre déléguée auprès du ministre de la Santé et de la Prévention, à la sortie du conseil des ministres le 12 octobre 2022. (FRED DUGIT / MAXPPP)
Agnès Firmin-Le Bodo, alors Ministre déléguée auprès du ministre de la Santé et de la Prévention, à la sortie du conseil des ministres le 12 octobre 2022. (FRED DUGIT / MAXPPP)

La menace de suppressions d'emplois

Parallèlement, le lobbying de Nestlé continue. La multinationale menace de destructions d'emplois, si elle n'obtient pas ce qu'elle souhaite. Ainsi, dans un mail du 16 janvier 2023, une conseillère du ministère de l'Industrie résume le contenu d'un échange qu'elle vient d'avoir avec la préfète des Vosges : "NWSE [Nestlé Waters Supply Est] avait promis aux salariés, fin août, de leur donner de la visibilité sur le plan social lié à la perte du marché allemand pour Vittel (155 emplois menacés ; 2/3 seraient des départs contraints). Ils devaient revenir vers les salariés avant la fin de l'année mais ne sont pas revenus vers eux car ils souhaitent faire UNE seule annonce de plan social (le plan social serait beaucoup plus important si microfiltration à 0,2 pas autorisée : il faudrait ajouter entre 170 et 190 emplois supplémentaires de supprimés)". Dix jours plus tard, le 27 janvier 2023, le lobbyiste de Nestlé, Nicolas Bouvier, écrit directement aux cabinets des ministères de la Santé et de l'Industrie : "Les échéances de Nestlé Waters sont désormais extrêmement serrées et, comme vous le savez, les réponses attendues de votre part sont indispensables pour les engager. La première de ces échéances, sur le plan social, ne peut ainsi pas intervenir plus tard que le 17 février (du fait des vacances scolaires). Dès lors, pensez-vous qu'il soit envisageable que notre rendez-vous puisse se tenir dans la courant de la semaine prochaine ?"

Une réunion où tout bascule

D'après nos informations, une réunion est alors organisée entre Matignon, le ministère de la Santé, et celui de l'industrie. Ce jour-là, le cabinet d'Agnès Firmin-Le Bodo perd son arbitrage, et accepte finalement de se ranger à la position de l'industrie, en faveur de Nestlé, malgré les alertes sanitaires. Le 23 février 2023, une semaine plus tard, Jérôme Salomon adresse, à 18h33, un mail de relance à son ministère de tutelle, sous forme d'ultimatum, faisant part de son intention de mettre en œuvre, "sauf avis contraire [du ministère]", son plan d'action "d'ici le 15 mars prochain". La directrice de cabinet d'Agnès Firmin-Le Bodo, cette fois, lui répond dans la foulée. Elle le remercie et lui indique que des échanges sont en cours, et qu'il devrait avoir un retour très rapidement. En réalité, une heure auparavant, une concertation interministérielle dématérialisée (CID) a tranché en faveur de Nestlé, lui accordant la possibilité d'utiliser "la pratique de la microfiltration inférieure à 0,8 [micron]", tout en préconisant "une surveillance renforcée (bactériologique et virologique) de la qualité de l'eau". Nestlé a obtenu gain de cause. Le mois suivant, en mars, la dirigeante de Nestlé Waters, Muriel Lienau, est promue présidente de Nestlé France.

Contacté par la cellule investigation de Radio France et Le Monde, l'Élysée ne conteste pas nos informations : "L'Élysée n'a pas vocation à intervenir sur les méthodes de microfiltration de l'eau, mais l'attention de ses équipes a été attirée sur ce sujet par l'entreprise Nestlé, et l'Elysée a renvoyé les intéressés vers les services de l'Etat compétents". D'anciens collaborateurs d'Elisabeth Borne assurent que "le sujet n'a jamais été remonté à la Première ministre". Son directeur de cabinet de l'époque, Aurélien Rousseau, admet qu'une note, que Radio France et Le Monde ont consultée, lui a bien été adressée, mais il assure ne pas s'en souvenir : "C'est le seul document qui évoque le sujet qui m'a été transmis. Aucun sujet de santé publique ne m'a été remonté. Il y a eu une erreur d'appréciation manifeste sur la profondeur du sujet".

Dans l'entourage de Bruno Le Maire, destinataire du rapport de l'Igas, on assure que "le ministre a appris cette affaire dans la presse". Son directeur de cabinet, Bertrand Dumont, interrogé sur sa rencontre avec les dirigeants de Nestlé, affirme, lui aussi, ne pas s'en souvenir, avant de préciser : "Peut-être que lors d'une rencontre avec les dirigeants de Nestlé, la question a été abordée, parmi d'autres, mais je ne m'en souviens pas". L'ancien ministre délégué chargé de l'Industrie et de l'Energie, Roland Lescure, assure pour sa part qu'il "ne savai[t] pas que la Direction générale de la santé réclamait la suspension de l'exploitation des ressources. Nous avons fait une recommandation au regard des informations dont nous disposions. C'est Matignon qui était ensuite décisionnaire". L'ancien ministre de la Santé François Braun se souvient bien qu'"un risque sanitaire avait été identifié, mais le risque humain, lui n'était pas avéré". Agnès Firmin-Le Bodo, aujourd'hui députée du groupe Horizons et Indépendants, n'a pas souhaité répondre à nos questions, "compte tenu de la commission d'enquête en cours au Sénat".

Victor Blonde, le conseiller de l'Elysée et de Matignon, qui a récemment rejoint une banque d'affaires spécialisée dans les fusions acquisitions (Perella Weinberg), affirme aujourd'hui que "toutes les décisions ont été prises de manière concertée et en cohérence avec le ministre de la Santé". Jérôme Salomon, désormais en poste à l'OMS à Genève, ne nous a pas répondu. Enfin, Nestlé Waters assure "n’avoir jamais menacé l’Etat de quoi que ce soit", et maintient que ses microfiltres à 0,2 micron "garantissent la sécurité alimentaire, sans être une désinfection".


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