Grand entretien "Ce sera ma dernière Giselle" : Dorothée Gilbert, étoile de l'Opéra de Paris, dit adieu à son rôle légendaire sur la scène du Palais Garnier

Entrée à l'école de danse de l'Opéra à 11 ans, engagée dans le corps de ballet à 17, elle est l'une des plus grandes interprètes de ce rôle. À un an de la retraite, elle nous confie ce qu'elle ressent et ses projets d'avenir.

Article rédigé par Valérie Gaget
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 15min
Dorothée Gilbert dans "Giselle", ballet romantique de Jean Coralli et Jules Perrot, le 23 juin 2022. (AGATHE POUPENEY / DIVERGENCE)
Dorothée Gilbert dans "Giselle", ballet romantique de Jean Coralli et Jules Perrot, le 23 juin 2022. (AGATHE POUPENEY / DIVERGENCE)

Giselle, perle du ballet romantique, fait son grand retour sur la scène du Palais Garnier, à Paris, jusqu'au 31 octobre. Les passionnés de danse classique guettent les distributions et parmi eux, beaucoup attendent impatiemment de revoir l'étoile Dorothée Gilbert dans ce rôle iconique qui a marqué sa carrière. Nous avons pu l'admirer lors d'une séance de travail sous les toits de l'Opéra avec son partenaire, Hugo Marchand, et l'étoile Claude de Vulpian, leur répétitrice. Dans sa loge, littéralement tapissée de chaussons pointes, elle nous a longuement parlé de cette "Giselle 2025". Les quatre représentations prévues les 11, 16, 21 et 24 octobre auront pour elle une saveur particulière puisque cette danseuse d'origine toulousaine prendra sa retraite l'an prochain, après plus de trente ans passés à l'école puis dans le corps de ballet de l'Opéra. Détendue et souriante, elle se dit apaisée et confiante.

Franceinfo Culture : Quel a été votre tout premier rôle dans le ballet Giselle ?
Dorothée Gilbert : Je devais être quadrille [premier des 5 grades pour les danseurs à l'Opéra]. J'ai dansé la chasse, puis les Vendangeuses et les Willis... En fait, j'ai dansé tous les rôles dans Giselle sauf Myrtha, la reine des Willis, parce qu'à l'époque, il était réservé à des filles grandes et moi, j'étais considérée comme petite ! La première fois que j'ai dansé le rôle de Giselle, je crois que c'était en 2007, l'année où j'ai été nommée étoile, lors d'une tournée à Monaco. Mon partenaire était Mathias Heymann. C'est l'un des ballets que j'ai le plus dansé.

Pour ceux qui ne connaissent pas ce ballet, parlez-moi de Giselle ? Qui est-elle ?
C'est une jeune paysanne qui mène une vie simple avec sa maman. Elle adore danser mais sa mère l'en empêche parce qu'elle a des problèmes de cœur, mais bon, dès qu'elle a le dos tourné, elle danse quand même. Elle rencontre un jeune homme qui a l'air d'un paysan et qui la séduit. Elle tombe amoureuse de lui mais elle découvre qu'il a menti et qu'il s'agit d'un noble, déjà fiancé à une princesse du Royaume. C'est ce qui la fait basculer dans la folie. Elle n'a jamais été confrontée au mensonge et le croyait sincère. Le rôle du prince Albrecht est encore plus compliqué. Ça dépend de l'interprétation des danseurs. Certains le jouent sincère, d'autres vraiment machiavélique, n'ayant rien à faire d'elle. Pendant la scène de la folie, Giselle se met à danser, à s'agiter, elle a le cœur qui commence à lâcher et, à la fin, elle meurt. L'acte 2, c'est le monde des Willis, des femmes fantômes dans les cimetières. La nuit tombée, elles sortent de terre et font mourir les hommes qui ont abusé d'elle en les faisant danser jusqu'à la mort. Quand le prince vient sur sa tombe, Giselle fait tout son possible pour essayer de le protéger et l'accompagne jusqu'au lever du jour. C'est une belle âme.

Pourquoi Giselle est-il un Graal pour les danseuses classiques et que représente-t-il pour vous ?
C'est la quintessence du ballet classique, un chef-d'œuvre et c'est pour cette raison qu'on le danse encore aujourd'hui [le rôle a été créé par l'Italienne Carlotta Grisi en 1841] et qu'il fonctionne toujours aussi bien. Toutes les grandes danseuses se sont frottées à ce rôle, ce qui est très impressionnant quand on commence. Il y a beaucoup d'interprétations notamment pour la fameuse scène où Giselle bascule dans la folie et pour l'acte 2 qui est très différent, dans l'état d'esprit, de l'acte 1. Au premier acte, je suis une paysanne, très terrienne, enracinée, alors que l'acte 2 a, au contraire, un côté complètement éthéré, fantomatique. Il y a une technique de descente de pointes, une manière de faire des mouvements très fluides pour qu'il n'y ait jamais d'arrêt. Cette différence est très, très intéressante à travailler et à faire évoluer avec l'expérience. L'acte 2 est emblématique de Giselle. On voit plein de gravures de l'époque de sa création, avec les positions romantiques qu'il faut travailler et ancrer dans son corps.

En dansant le rôle-titre pour la première fois, avez-vous pensé que vous entriez à votre tour dans la longue histoire de ce ballet ?
Ce serait un peu prétentieux de dire ça parce que toutes les danseuses ne marquent pas forcément le rôle de la même manière. On pense à Carla Fracci qui en fut une grande interprète et à pas mal d'autres danseuses comme Monique Loudières, mais on n'espère pas s'inscrire dans l'histoire de la danse, non !

Je pensais que ce passé pouvait mettre une pression supplémentaire sur vos épaules...
Oui, forcément. Surtout maintenant avec tous les moyens technologiques, les réseaux et les chaînes comme YouTube, on arrive à voir plein de vidéos. Même si les spectateurs n'ont pas vu Carla Fracci sur scène parce qu'ils sont trop jeunes, ils vont avoir des références parce que l'on peut tout trouver sur internet aujourd'hui. Quand j'ai commencé, il n'y avait pas tout ça.

Par rapport à d'autres grands rôles du patrimoine classique, Giselle est-il difficile ?
Il n'y a rien de techniquement très, très difficile. C'est-à-dire que je ne vais pas avoir 32 fouettés ou, comme dans la variation du cygne noir du Lac des cygnes, des doubles tours horribles. Il n'y a pas de grosses difficultés techniques, à part peut-être les sautés sur pointes... mais il est difficile dans la longueur. Je suis presque tout le temps en scène. Ça sautille beaucoup donc c'est très essoufflant. Il faut pouvoir tenir sur la durée même s'il n'y a que deux actes quand certains en ont trois ou quatre. On a moins de temps de pause que dans certains ballets. Il faut retrouver l'endurance parce que ça se perd très vite ! On répète des bouts, puis des bouts de plus en plus longs...

Quel est le point d'orgue de Giselle ?
C'est le seul ballet dans lequel la fille devient folle. Il y a vraiment un avant et un après cette scène. C'est impressionnant quand on l'aborde parce que l'on se demande quelle est la juste mesure : est-ce que c'est trop ? Ou pas assez ? On n'ose pas ou au contraire, on veut trop en faire. Moi, je me rends compte que plus le temps passe, plus j'épure, plus je vais dans la simplicité. Quand on est jeune, on a tendance à se cacher derrière plein de mouvements, de mimiques et à ne pas oser être juste simple. Et quand on l'a dansé tellement de fois, on se sent un peu comme à la maison. Le corps se souvient de tous les mouvements. Je n'ai pas besoin de réviser la chorégraphie. Après, en fonction du partenaire et du coach que l'on va avoir, il faut rester ouvert à d'autres manières d'interpréter Giselle, de la danser par exemple de manière un peu plus actuelle.

Dorothée Gilbert, danseuse étoile de l'Opéra de Paris, dans le rôle de Giselle, ballet de Jean Coralli et Jules Perrot, le 23 juin 2022. (AGATHE POUPENEY / DIVERGENCE)
Dorothée Gilbert, danseuse étoile de l'Opéra de Paris, dans le rôle de Giselle, ballet de Jean Coralli et Jules Perrot, le 23 juin 2022. (AGATHE POUPENEY / DIVERGENCE)

Cette scène de la folie, vous l'abordez plus comme une comédienne que comme une danseuse ?
Oui, à ce moment-là, on n'est plus danseur. Il y a énormément de pantomime, de gestes qui vont dire des choses, on se remémore tous les passages qu'on a vécus avec le Prince, les moments où l'on effeuillait la marguerite, où l'on dansait ensemble... on esquisse des mouvements pour les évoquer. Tout est dans l'interprétation. Ça va être une manière de se mouvoir différente, avec des inclinaisons de tête bizarres qui font des sortes de montagnes émotionnelles. On sourit et puis après, on est triste, on passe sans arrêt et très rapidement dans des émotions complètement différentes. C'est ainsi que l'on comprend qu'elle est en train de "péter un câble" comme on dit [elle éclate de rire].

Est-ce que cette scène vous a fait peur au début ?
Ah oui, ça m'a fait vraiment peur. Quand on est jeune, on sait danser, mais on sait moins interpréter et plus on vieillit, moins on sait bien danser, et plus on sait interpréter [elle rit encore]. C'est d'ailleurs ce qui explique que certains danseurs continuent à danser si tard. Il y a tout ce côté artistique qui rentre en ligne de compte et qui fait que, même si la performance est moins impactante que quand on avait 20 ou 25 ans, il y a toute la maturité qui fait que les rôles sont intéressants et beaux à voir, malgré l'âge.

Est-ce vous qui avez choisi votre partenaire ?
En vieillissant, on a l'avantage de pouvoir dire, plus ou moins, avec qui on souhaiterait danser. Moi, c'est pas très compliqué, c'est ou Guillaume Diop ou Hugo Marchand. J'aime bien la fidélité dans les partenariats, parce que même si on n'a pas forcément déjà dansé ces ballets-là ensemble, il y a quand même une connexion qui se crée. On connaît les corps l'un de l'autre, la manière de réagir. Plus on connaît un partenaire, plus c'est facile et plus on peut aller loin dans le lâcher-prise, dans les pas de deux, dans plein de choses.

"Tous les ballets que je danse, je me dis que c'est la dernière fois. Il y a quand même un petit deuil à chaque fois."

Dorothée Gilbert

à franceinfo Culture

Est-ce que vous vous dites "C'est ma dernière Giselle" ?
Cette fois-ci oui ! La fois dernière, je m'étais fait une déchirure au mollet et je n'avais pas pu danser. Je me disais déjà que ce serait la dernière fois donc j'étais déjà triste. Et puis finalement et heureusement, je danse Giselle cette année. Depuis l'an dernier, tous les ballets que je danse, je me dis que c'est la dernière fois. Il y a quand même un petit deuil à chaque fois.

Vous êtes considérée comme l'une des meilleures interprètes de ce rôle. Cela vous touche de lui dire adieu ?
Oui, je pense que je serai triste de quitter ce rôle mais je suis quand même très apaisée sur la fin de ma carrière. J'ai eu 42 ans en septembre [âge de la retraite pour les danseurs de l'Opéra] et ne partirai qu'à la fin de la saison prochaine, en septembre-octobre 2026. J'ai un peu de rab, un bonus pour moi, alors j'essaie de prendre du plaisir et de ne pas me mettre trop de pression. De juste profiter quoi !

Dans votre livre Étoile(s), paru en 2019, vous écriviez ceci : "La retraite, voilà un sujet qui m'angoisse"...
Plus maintenant, ça va mieux depuis. C'est angoissant dans le sens où évidemment, je danse depuis l'âge de 6 ans et que ce n'est pas parce qu'on est passionné par ce métier qu'on a envie de devenir professeur, maître de ballet ou répétiteur. Ce sont des métiers complètement différents. Je suis consciente que les années passées à l'Opéra nous donnent une légitimité en tant que répétiteur mais ça ne veut pas dire qu'on prendra du plaisir à le faire. C'est dur de cesser de faire ce que l'on aime le plus. Va-t-on retrouver une passion qui nous animera autant ou vivra-t-on sans passion réelle jusqu'à la fin de nos jours ? Ce sont des questions auxquelles pour le moment, je n'ai pas vraiment de réponses. Mais j'ai déjà des spectacles prévus jusqu'en 2027 donc, même si je termine à l'Opéra, cela ne voudra pas forcément dire que je vais arrêter de danser, du moins dans un premier temps.

Et ensuite, que ferez-vous ?
Récemment, j'ai tourné dans un film qui sortira en septembre 2026 : Le Fantôme de l'Opéra réalisé par Alexandre Castagnetti avec Nicolas Bolduc, le chef opérateur du Comte de Monte-Cristo. C'est un gros budget, un grand film français avec Julien de Saint-Jean, Deva Cassel et Romain Duris. Il a été tourné en partie à l'Opéra avec de vrais danseurs. C'était intéressant et il y a aussi de l'acting. Je n'ai pas encore terminé, j'ai encore deux jours de tournage. C'est une expérience qui m'a beaucoup plu. Après, je suis très lucide sur le monde du cinéma, surtout à l'âge que j'ai [elle rit]. Mais bon, ça pourrait être une reconversion qui me plairait bien, voilà. J'ai une certitude : je ne veux pas me retrouver avec un poste fixe quelque part, je veux être libre et pouvoir choisir les projets qui me plaisent. Ce qui ne veut pas dire que si on m'appelle, par exemple pour remonter Giselle au Japon, avec des danseurs, je n'irai pas avec plaisir mais je ne veux pas être maîtresse de ballet à plein temps. Je vais me laisser la possibilité d'accepter différents projets, sans me coller une étiquette. En plus, mon mari [le photographe James Bort] est freelance. Depuis vingt-cinq ans, presque vingt-six, je travaille à l'Opéra où je n'ai pas forcément de week-ends, pas de vacances. J'ai envie de pouvoir récupérer ça, plus ou moins, dans un premier temps.

Dernière question : savez-vous déjà ce qui vous manquera le plus ?
Le public et la scène, c'est sûr.

Giselle de Jean Coralli et Jules Perrot, 24 représentations au Palais Garnier, à Paris, du 28 septembre au 31 octobre, durée de 2h10 avec un entracte.
Dorothée Gilbert et Hugo Marchand sont programmés les 11, 16, 21 et 24 octobre (sous réserve de modifications)

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