Interview "Ce que j'aime dans la haute couture, c'est la transmission d'un héritage, c'est un véhicule d'une histoire ancestrale" : la beauté du geste de Yiqing Yin se dévoile à la Cité de la dentelle et de la mode de Calais

Article rédigé par Corinne Jeammet
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 15min
La créatrice chinoise Yiqing Yin dans son exposition "D’air et de songes" à la cité de la Dentelle et de la Mode de Calais, le 12 juin 2025 (SAMEER AL-DOUMY / AFP)
La créatrice chinoise Yiqing Yin dans son exposition "D’air et de songes" à la cité de la Dentelle et de la Mode de Calais, le 12 juin 2025 (SAMEER AL-DOUMY / AFP)

Première créatrice d’origine chinoise à recevoir l’appellation haute couture, cette artiste pluridisciplinaire est l'objet d'une exposition "Yiqing Yin. D’air et de songes" à la Cité de la dentelle et de la mode de Calais.

Née à Pékin en 1985, Yiqing Yin quitte, enfant, la Chine pour la France puis l’Australie. Diplômée de l’École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs, elle est distinguée du Grand Prix de la Création de la Ville de Paris en 2009. En 2011, elle remporte le Prix des Premières Collections de l’ANDAM et défile pour la première fois pendant la semaine de la haute couture à Paris. Dès sa création, la maison figure au calendrier des présentations de la Fédération Française de la Couture en tant que membre invité. En 2015, la Fédération lui décerne l’appellation haute couture et le statut de membre permanent.

En 2013, la créatrice dirige les collections prêt-à-porter de la maison Léonard puis collabore, au fil du temps, avec les maisons Cartier, Guerlain, Hermès, Swarovski et Lancôme tout en explorant d’autres univers artistiques : à l’invitation de la Biennale de Venise, elle crée l’œuvre In-Between et pour sa collection Blooming Ashes allie la matière à la lumière avec sa robe Stellar, en collaboration avec le sculpteur Bastien Carré. Elle signe, aussi, les tenues de scène des danseurs étoiles Dorothée Gilbert et Mathieu Ganio pour le ballet Tristan et Iseult.

Rencontre dans son atelier parisien avec cette créatrice-artiste dont les œuvres mêlent danse, film, parfum et mode avant le lancement de son exposition Yiqing Yin. D’air et de songes à la Cité de la dentelle et de la mode de Calais, jusqu'au 4 janvier 2026.

Portrait de la créatrice Yiqing Yin en robe Betta Moon de la collection Exils. 2009. (NICOLAS GUERIN.)
Portrait de la créatrice Yiqing Yin en robe Betta Moon de la collection Exils. 2009. (NICOLAS GUERIN.)

Franceinfo culture : véritable laboratoire créatif, votre maison participe à l’écriture de projets variés - création de costumes, direction artistique, produits en édition limitée et expositions - qui constituent autant de terrains d’expression de votre savoir-faire ?

Yiqing Yin : le terme de laboratoire d'expérimentation est très juste. Je fais de l'échantillonnage de techniques et d'expressions, visuelles, sensorielles, du textile au parfum [elle collabore, par exemple, avec le monde horloger de Vacheron Constantin]. J'essaye de tracer des histoires, des narrations, des intentions poétiques entre chaque univers. Toutes ces rencontres dans ces différents domaines m'inspirent dans mon rapport à la création que je remets en question et qui évolue.

C'est compliqué pour moi d'entrer dans une catégorie, ce n'est pas mon état d'esprit : j'aime pouvoir piocher, déranger et ouvrir des portes de lecture et de réflexion. J'ai besoin de faire quelque chose que je ne sais pas encore faire pour être dans une sorte d'espoir, pour découvrir quelque chose que je ne sais pas encore de moi. J'adore cela !

J'ai un parcours et une pratique très protéiforme qui entre dans ce besoin de nomadisme qui vient de mon parcours personnel - enfant, j'ai abandonné des endroits, des gens et des repères, et cela m'a poussé à écrire une identité dans cet espace qui est entre deux endroits. Cela a développé très tôt mon rapport à l'identité dans cette espèce de mobilité que j'ai gardé entre les différentes plateformes d'expression. Le vêtement est juste un canal identitaire qui peut être transmis, bouleversé ! La transversalité est très importante.

Dès sa création, votre maison est au calendrier des présentations de la Fédération Française de la Couture en tant que membre invité. En 2015, on vous décerne l’appellation haute couture et le statut de membre permanent mais vous ne défilez plus.

J'ai arrêté de défiler après l’obtention du label en 2016. J'ai repris la maison Poiret pour la relancer et cela a été un grand chantier. Puis, j'ai eu un enfant, c'est bouleversant et cela redistribue un peu toutes les priorités et les certitudes. Ce n'était pas un rythme conjugable avec une vie de mère et d'artiste... et cette question de la liberté artistique.

Je n'ai jamais été aussi heureuse que sur mes premières collections, et aussi aujourd'hui, où j'ai le luxe de prendre le temps de faire une robe, de cogiter, comme une plasticienne avec une sculpture. Le fait de pouvoir laisser le temps filer est important pour créer et aboutir à quelque chose de beau, juste et d'honnête. C’est une priorité de sauvegarder et de protéger cet espace-là.

Exposition "Yiqing Yin. D’air et de songes" à la Cité de la dentelle et de la mode de Calais en juin 2025 (SAMEER AL-DOUMY / AFP)
Exposition "Yiqing Yin. D’air et de songes" à la Cité de la dentelle et de la mode de Calais en juin 2025 (SAMEER AL-DOUMY / AFP)

Vous avez donc opté pour un autre mode de fonctionnement

Avec mon atelier, j'étais figé dans un seul langage, dans un seul vocabulaire artistique qui incite à faire la même chose et à ne jamais sortir de son terrain de confort, de prédilection. C'est important de se challenger et de se faire challenger par une technicité que l'on ne connaît pas et d'aller à la rencontre de l'inconnu. Il faut rester léger et nomade. Quand on a une équipe à gérer, on n'a plus le temps de le faire et c'était une grande frustration.

Cela imputait sur ma liberté créative alors j'ai resserré ma structure en adoptant, à nouveau, une approche plus artisanale de mon métier : j'avais envie de refaire des vêtements avec mes mains. Aujourd'hui, c'est comme un studio de création et d'expérimentations, de maquettage, les premières impulsions je les fais ici : je reçois des artisans, des artistes, des collaborateurs, parfois des assistants aussi, selon la nécessité de chaque projet, et je collabore avec des ateliers externes aux différentes expertises (broderies, plumes...). On est tous devenus très mobiles en fait dans la manière de créer, de se rencontrer.

C'est une démarche artistique un peu plus authentique cela apporte autre chose cette liberté et c'est une résistance par rapport au rythme de la mode d'aujourd'hui, à ce système qui nous broie. Pendant plusieurs années, j'ai fait jusqu'à huit collections par an et j'étais très malheureuse car cela ne me correspondait pas.

Mais aujourd'hui le système de la mode évolue ?

Oui, mais quel gâchis de développer tant de collections ! Il faut remettre en question le système : heureusement, il y a une jeune génération, très concernée par ces questions-là, beaucoup plus que la mienne qui n'avait pas été sensibilisée à l'école. Ils ont des propositions créatives fortes sans que cela soit du greenwashing [ou écoblanchiment est un procédé de marketing ou de relations publiques utilisé pour se donner une image trompeuse de responsabilité écologique] avec une motivation très sincère.

Se ré-axer sur la haute couture et sur les projets uniques, c'est une manière de créer des choses qui sont là pour rester et qui sont portées par un discours qualitatif plutôt que quantitatif. J'aime créer le vêtement, c'est la première architecture du corps faite pour être conçue et expérimentée en trois dimensions. Ce que j'aime dans la haute couture, c'est la transmission d'un héritage, c'est un véhicule d'une histoire ancestrale. C'est émouvant, ce témoin de notre histoire humaine commune. On est là pour apporter de nouveaux langages à ces savoir-faire afin de continuer à apporter cette émotion, cette poésie et pour le faire, il faut du temps !

Vous imaginez un vêtement qui protège et renforce, à la fois seconde peau et coquille souple. Vos structures jamais figées offrent des volumes en mouvement à la recherche d'équilibre et de point de rupture entre les zones flottantes et sculptées.

C'est pour cela que je privilégie les tissus souples, qui drapent, qui apportent de la rondeur et qui sont fuyants : j'aime que le tissu s'enfuie de mes mains pour trouver son propre cheminement sur le corps. C'est une rencontre : chaque tissu a sa manière de tomber, de casser, de plier, de réagir à la gravité lors d'un premier jeté sur le buste Stockman. Il va trouver son propre parcours et dicter le design de la pièce. Et ce non-équilibre se trouve souvent accidentellement.

J'adore les mousselines de soie, l'organza liquide en polyester japonais, j'aime la transparence et la légèreté, comme l'expression de la fumée en fait. Ces tissus sont l'expression du hasard, de ne pas contrôler, un peu comme le fait de coudre des nuages !

Exposition "Yiqing Yin. D’air et de songes" à la Cité de la dentelle et de la mode de Calais en juin 2025 (SAMEER AL-DOUMY / AFP)
Exposition "Yiqing Yin. D’air et de songes" à la Cité de la dentelle et de la mode de Calais en juin 2025 (SAMEER AL-DOUMY / AFP)

Vous éprouvez un attrait pour les modes de création intuitif, l’errance sensorielle et la recherche d’accidents volontaires ?

Je pense que cela a toujours été mais au début pas de manière assumée. C'est venu d'un manque de connaissances techniques en couture ayant fait les Arts Déco, une école pluridisciplinaire qui ne forme pas techniquement. Au départ, j'ai été amené naturellement à improviser mes propres techniques dans le drapé, le bouillonné, le piqué, le plissé, la manipulation et la transformation des matières pour que cela enveloppe le corps de manière particulière avec une expression assez organique, beaucoup plus que dans ce qu'on trouve dans la coupe à plat où tout est prémédité et anticipé.

Si j'ai eu un complexe de ne pas avoir étudié la technique, je me suis rattrapée, j'ai pris des cours et appris en travaillant avec des gens ayant fait l'AICP [école de mode spécialisée dans les métiers techniques de la mode] ou la Chambre syndicale. Mais cette approche d'improvisation et de jeu aléatoire, un peu surréalisme, me va très bien : c'est un espace-temps de création dans lequel je me sens libre où tout est possible quand on n'a pas de barrières techniques ! Cette ouverture-là, j'ai essayé de la challenger dans les savoir-faire traditionnels quand je collabore avec des artisans, des tisseurs, des brodeurs et des modélistes structurés. Je vais perturber leur connaissance en leur demandant de faire quelque chose dans lequel ils ne sont pas à l’aise : souvent les gens sont réactifs, ils aiment bien jouer le jeu et sortir de leur chemin de connaissance.

Mais l'essence sensorielle est belle, c'est une sorte d'approche empirique aux vêtements : il y a un corps, un tissu, on le drape et l'enveloppe tout en ne sachant pas vraiment où cela va aboutir.

La Cité de la dentelle et de la mode, de Calais vous consacre une exposition. C'est la première fois que vous exposez ?

Oui, à part lors du Festival International de la mode d’Hyères, en 2010, où mes créations ont été mises en scène dans les vitrines du Ministère de la Culture, au Théâtre National de Chaillot, puis à la Galerie Joyce.

C'est ma première rétrospective, c'est énorme : même en défilé, on n'investit pas un espace aussi grand. C'est un rapport à l'écriture qui doit être plus assumé que sur un défilé ou un projet car tout ce qui est posé doit faire sens dans mon parcours créatif et pendant 6 mois. C'est regarder dans le passé et c'est comme une psychanalyse : c'est très difficile de parler de mon travail et de moi-même, de me justifier car j'ai toujours l'image de l'imposteur qui revient. Avec l'aide de la commissaire Sylvie Marot [par ailleurs, directrice du pôle art culture héritage Esmod], on a dessiné un fil conducteur au travers de mes errances accidentées et cela a été super intéressant de retisser ce lien.

Exposition "Yiqing Yin. D’air et de songes" à la Cité de la dentelle et de la mode de Calais en juin 2025 (SAMEER AL-DOUMY / AFP)
Exposition "Yiqing Yin. D’air et de songes" à la Cité de la dentelle et de la mode de Calais en juin 2025 (SAMEER AL-DOUMY / AFP)

Le titre de l’exposition D’air et de songes fait référence au livre L’air et les songes. Essai sur l’imagination du mouvement du philosophe Gaston Bachelard publié en 1943. En quoi ces recherches entrent en résonance avec votre travail ?

J'ai choisi ce titre car il y a ce mouvement, cette respiration, cette fascination pour l'aléatoire, cette possibilité de figer quelque chose d'infigeable et d'indomptable comme l'air. Le rêve est évocateur de cet espace de création ou d'errance où l'on se laisse abandonner à des sensations, à une sorte de perdition. C'est devenu presque une discipline de provoquer, d'être à la recherche de cet état de rêve éveillé. Quand j'étais en école d'art, j'étais très inspiré par les surréalistes, pas tant par les objets finis, mais par le principe de l'aléatoire et l'accidentel. J'ai toujours adoré regarder les nuages, la fumée et mes robes sont toujours en ondulation, en déploiement, en sinusoïde !

Vous êtes aussi fascinée par les photographies de mouvements d’air d’Etienne-Jules Marey et retenez de ses clichés de fumée la puissance esthétique dans laquelle vous voyez les ondulations d’une robe ?

Quelle poésie, c'est extraordinaire, Etienne-Jules Marey [inventeur et pionnier dans plusieurs domaines liés à l’étude du mouvement et à la photographie] a réussi à capturer l'essence de l'invisible et à sculpter la fumée. Moi j'y vois des robes, des histoires et des personnalités. C'est une de mes impressions esthétiques fortes : je me suis dit je veux faire des tissus qui illustrent cela, je veux coudre des fumées et des nuages, J'ai aussi une fascination pour le parfum qui est quelque chose d'invisible et de suspendu !

Comment est organisée l'exposition ?

L'exposition propose des vitrines et chacune porte un thème esthétique et émotionnel, c'est une errance sensorielle très intime à mon rapport à la création. Il y a, environ, 70 modèles exposés mais pas de manière chronologique. Il y a bien sur des robes haute couture, des pièces assez travaillées qui portent beaucoup d'expertises différentes, des photographies, des films, des dessins et des sillages olfactifs rythment ce parcours immersif, invitant à une exploration intime de l'imaginaire de chacun.

Exposition Yiqing Yin. D’air et de songes du 14 juin au 4 janvier 2026. Cité de la dentelle et de la mode de Calais. 135, quai du Commerce. 62100 Calais.

Affiche de l'exposition "Yiqing Yin. D’air et de songes" à la Cité de la dentelle et de la mode de Calais, Juin 2025. (CITE DE LA DENTELLE ET DE LA MODE DE CALAIS.)
Affiche de l'exposition "Yiqing Yin. D’air et de songes" à la Cité de la dentelle et de la mode de Calais, Juin 2025. (CITE DE LA DENTELLE ET DE LA MODE DE CALAIS.)

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