"Mon vrai nom est Élisabeth" d'Adèle Yon : un premier roman saisissant de maîtrise à la mémoire de l'insoumise de la famille

L'écrivaine enquête sur la trajectoire de son arrière-grand-mère, internée de force et lobotomisée dans les années 1950. Un récit poignant et libérateur sur un terrible secret de famille.

Article rédigé par Edwige Audibert
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 8min
Portrait d'Adèle Yon, autrice de "Mon vrai nom est Élisabeth". (CHARLOTTE KREBS / EDITIONS DU SOUS-SOL)
Portrait d'Adèle Yon, autrice de "Mon vrai nom est Élisabeth". (CHARLOTTE KREBS / EDITIONS DU SOUS-SOL)

Chaque famille porte en elle son misérable petit lot de secrets, et celle d'Adèle Yon n'échappe pas à la règle. À ceci près que la jeune trentenaire, normalienne et aujourd'hui cheffe de cuisine, ne se contente pas de révéler dans ce premier roman brillantissime, ce qui est arrivé à son arrière-grand-mère Betsy, s'appliquant à sortir l'aïeule du no man's land de silence dans lequel la légende familiale l'a plongée pendant des décennies. Elle construit aussi à travers cette enquête féministe une formidable démonstration de résilience à destination de toutes celles à qui l'on tente de couper les ailes. Mon vrai nom est Élisabeth est paru le jeudi 6 février, aux Éditions du sous-sol.

Le récit s'ouvre sur un suicide le 4 janvier 2023. Celui du grand-oncle d'Adèle, inventeur du Minitel rose, devenu millionnaire, qui choisit de se défenestrer du 7e étage de son appartement. "Il fallait qu'un corps d'un bond soit jeté en chute libre pour remplacer un autre corps, emporté par des hommes en blanc un autre matin de janvier soixante-dix ans plus tôt. (...) Jean-Louis est mort, et les membres de ma famille se sont mis à parler."

Jean-Louis ne s'est jamais remis de l'internement de sa mère dans les années 1950, Betsy, l'arrière-grand-mère d'Adèle. Diagnostiquée schizophrène, cette femme fut internée de force pendant dix-sept ans en hôpital psychiatrique, mutilée par une désastreuse lobotomie qui la laissera sa vie durant comme étrangère à elle-même. Pendant des décennies, "Betsy est un nom qui ne se prononce pas". Le tabou est solide, personne n'évoque jamais son histoire au sein de cette grande famille bourgeoise catholique. Il faudra donc la mort tragique de Jean-Louis et la crainte d'Adèle de devenir folle à son tour à un moment de sa vie où ses amours la déstabilisent pour enclencher le désir d'en savoir plus… Qu'est-il arrivé à Betsy ? Était-elle vraiment schizophrène ? Pourquoi un si grand silence entoure-t-il son existence tragique ?

Confronter les faits au récit familial

Pendant quatre ans, la jeune romancière, alors thésarde, va se lancer dans un scrupuleux travail d'historienne. Elle interroge sa famille, compile les entretiens, exhume la correspondance de Betsy et d'André, son arrière-grand-père, recherche les derniers témoins de l'asile psychiatrique, les dossiers médicaux. Dévoilant à partir de cette masse d'archives et de documents le parcours biographique et psychologique de Betsy, elle confronte systématiquement le récit officiel familial aux faits. Au fur et à mesure de cette vaste recherche, les certitudes commencent à vaciller.

Émerge alors le portrait d'une Betsy hypersensible, intellectuellement brillante, rebelle, inadaptée à son milieu bourgeois et rigide. En aucun cas celui d'une folle dangereuse. "Betsy avait un caractère très... très fort, très attirant. Il y avait toujours du monde autour d'elle, qui l'écoutait, qui l'admirait. (...) On disait qu'elle était brillantissime. (...) Jeune fille, elle était très exubérante, très… elle était trop." À ce titre, sa correspondance avec celui qui deviendra son mari, en est la preuve la plus flagrante. Face à cet homme autoritaire, obsédé par "une vocation de sainteté", et qui ne la rêve que soumise et docile, on découvre sous la plume de Betsy un esprit fin, qui n'a de cesse d'écrire à son fiancé son besoin "de beaucoup de liberté", aspirant à se réaliser dans l'enseignement et la vie au grand air.

Rien qu'à travers ces échanges retranscrits dans le livre, on perçoit déjà l'étendue de la catastrophe à venir. La mésentente du couple dans un premier temps, la dépression consécutive aux naissances non désirées. Six enfants en dix ans. Les disputes de plus en plus violentes, jusqu'à l'internement. L'hypothèse de la schizophrénie si longtemps avancée par l'entourage familial s'effrite au fil des pages. D'autres questions surgissent alors. "André aurait-il pu faire interner Betsy pour se débarrasser d'une épouse inutile qui était devenue une gêne ?" Certains éléments retrouvés dans des archives psychiatriques semblent aller dans ce sens. Betsy était absolument lucide au moment où son opération a été décidée. Caractérielle peut-être, mais lucide. L'autrice recherche alors dans l'histoire de la psychiatrie du début du XXe siècle les cas de femmes internées et lobotomisées afin d'étayer cette hypothèse glaçante, mais plausible dans le cas de Betsy : "La lobotomie ne se contente pas d'intervenir sur les malades en désespoir de cause, après l'échec de toute autre thérapeutique : dans les faits, elle intervient très régulièrement pour prendre à la racine des comportements qui portent préjudice au cadre familial ou social."

Chœur des femmes suppliciées

Afin de comprendre ce qu'a vécu son arrière-grand-mère pendant ses dix-sept années d'enfermement, Adèle Yon épluche quantité de dossiers de patientes lobotomisées où leurs ressentis étaient très précisément consignés après les interventions. Ce chœur des femmes suppliciées fait renaître en elle un sentiment de colère très puissant. Une colère qui lui rappelle certains excès de sa propre adolescence. Une émotion qui ne serait plus considérée aujourd'hui comme une tare. "La colère est ce que nous avons en partage, nous, les descendants de Betsy, ce qu'elle avait, elle, avant, ce qu'on lui a pris et qui vomit en nous."

C'est peut-être à cet endroit du livre que l'enquête rationnelle, factuelle, documentée bascule dans quelque chose d'universel. Un lien mystérieux s'est créé entre ces deux femmes par-delà le temps. "Pour de tels accès de fureur, d'autres avant moi ont pu être jugées, c'est-à-dire condamnées sans procès." Comme si au terme du périple d'Adèle Yon, une forme de réhabilitation de son arrière-grand-mère s'était opérée, célébrant son esprit de révolte, son indocilité comme un héritage émancipateur et lumineux.

"Mon vrai nom est Élisabeth" d'Adèle Yon, Éditions du sous-sol, 393 pages, 22 euros.

Couverture du livre "Mon vrai nom est Élisabeth" d'Adèle Yon. (EDITIONS DU SOUS-SOL)
Couverture du livre "Mon vrai nom est Élisabeth" d'Adèle Yon. (EDITIONS DU SOUS-SOL)

Extrait : "Comment basculer du silence au son d'un prénom plombé de secrets ? Autrement dit : quelle est la meilleure manière de lâcher une bombe ? Par la suite, les choses deviendront plus aisées. Les membres de ma famille viendront me trouver, l'air curieux, l'air soupçonneux : Alors, il paraît que tu fais des recherches sur Betsy ? Ils ne diront jamais : Sur maman, sur ma grand-mère, sur ma sœur. Ils diront toujours : Sur Betsy. Mais pour l'instant, Betsy est un nom qui ne se prononce pas. Je sais qu'à l'instant où j'aurai tiré ce nom du silence, avec ce geste sec du scaphandrier tirant sur le câble qui le relie à la surface lorsqu'il en vient à manquer d'oxygène, quelque chose sera différent. Une modification imperceptible de la qualité de l'air." (page 25)

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