"James" : Percival Everett relit Mark Twain en inversant les premiers rôles dans un roman éclairant sur l'histoire de l'esclavage

Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
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Temps de lecture : 6min
Portrait de l'écrivain américain Percival Everett, 6 novembre 2021. (MICHAEL AVEDON)
Portrait de l'écrivain américain Percival Everett, 6 novembre 2021. (MICHAEL AVEDON)

Le romancier américain a reçu en 2024 le National Book Award et le Prix Pulitzer de la fiction en 2025 pour cet extraordinaire roman qui paraît en France dans la rentrée littéraire de l'automne.

S'il y a un roman à ne pas rater dans la rentrée littéraire 2025, c'est celui-là. Avec James, qui paraît le 22 août aux éditions de L'Olivier, le romancier américain Percival Everett s'empare des Aventures de Huckleberry Finn (1884) un monument de la littérature américaine, pour renverser les perspectives sur l'histoire de l'esclavage. 

À la fin du XIXe siècle, James, jeune esclave dans une plantation, accepte de jouer les rôles que deux garçons, Tom (Sawyer) et Huck (Huckleberry Finn) lui assignent dans leurs jeux. Pour s'adresser aux deux garnements, ou à sa "propriétaire", Miss Watson, et de manière générale à tous les Blancs, James adopte ce langage qui mange les consonnes et fait fi de la grammaire, alors qu'il sait non seulement parfaitement s'exprimer dans la langue de Shakespeare, mais aussi lire, écrire, calculer une hypoténuse ou manier l'ironie.

Tactique de camouflage

Tout cela évidemment doit rester secret. "On gagne toujours à donner aux Blancs ce qu'ils veulent", a constaté James, qui garde cette partie de lui-même pour les siens, sa femme, sa fille et les membres de sa communauté, à qui il enseigne ce qu'il sait. Grâce à cette tactique de camouflage, James supporte tant bien que mal son statut d'esclave et réussit la plupart du temps à échapper à la violence des Blancs à l'égard des esclaves, leur infligeant des sévices qui s'achèvent très souvent par la mort.

Quand il apprend qu'il est sur le point d'être vendu à un nouveau propriétaire à la Nouvelle-Orléans, et qu'il devra par conséquent laisser derrière lui sa femme et sa fille, il décide de s'enfuir et part se cacher sur une île voisine, en attendant de trouver une solution. Il est bientôt rejoint par Huck, qui s'est lui aussi échappé après avoir appris le retour en ville de son père, un homme violent. James et Huck entament alors un long périple le long du Fleuve Mississipi. Une véritable odyssée, au cours de laquelle ils vont vivre mille et une péripéties et se rapprocher l'un de l'autre. James y gagnera sa liberté, Huck la vérité sur son histoire.

Réinvention littéraire et relecture de l'histoire

Après Châtiments, un roman noir dont la traduction est parue chez Actes Sud en 2024, Percival Everett lâche le polar pour la réinvention littéraire. En faisant de Jim, esclave et personnage secondaire des Aventures de Huckleberry Finn, le héros de l'histoire, il privilégie le point de vue de l'esclave, comme l'avait fait Kamel Daoud avec le personnage de "L'Arabe", dans Meursault, contre-enquête. Percival Everett propose de cette façon une relecture complètement renversée du roman de Mark Twain, paru à la fin du XIXe siècle. En décalant le point de vue, il donne à voir une tout autre histoire, qui met en lumière non seulement la cruauté des esclavagistes blancs, mais aussi leur bêtise.

Son roman est aussi une réflexion passionnante sur le langage comme espace de liberté, et de résistance. Un outil que James utilise autant pour se défendre que comme arme pour conquérir sa liberté. Qu'est-ce que le libre arbitre ? Qui est dupe de qui ? Dans un mode "arroseur arrosé", ces questions traversent tout le roman de Percival Everett. L'écrivain ne se contente pas d'inverser les rôles, ou de remplacer un manichéisme par un autre, mais prend prétexte de cet exercice de réinvention littéraire pour introduire toute une palette de nuances, qui interrogent et éclairent en profondeur les mécanismes du racisme, l'histoire de l'esclavage et la perception de la conscience des peuples opprimés.

Peinture de l'Amérique

Ce dispositif littéraire, qui pourrait se transformer en exercice de style stérile et ennuyeux, est ici déployé dans une forme limpide, d'une plume à la fois lyrique et pleine d'humour. On est happé par les aventures du duo, que Percival Everett prend manifestement plaisir à mettre en scène, ému par les personnalités exceptionnelles de James, et de Huck.

Le romancier offre aussi une peinture de l'Amérique et de ses magnifiques paysages, de ce décor dans lequel se déroule l'action et où se déploient les pensées et réflexions de James. On est frappé par l'épaisseur du propos, qui ouvre des perspectives inédites sur la question du racisme, toujours d'actualité, toujours bonne à décortiquer pour mieux l'éradiquer. 

Cette œuvre facétieuse et engagée pourrait bien, comme le roman qui l'a inspiré, devenir un grand classique de la littérature américaine.

Couverture du roman "James", de Percival Everett, publié le 22 août 2025. (EDITIONS DE L'OLIVIER)
Couverture du roman "James", de Percival Everett, publié le 22 août 2025. (EDITIONS DE L'OLIVIER)

"James", de Percival Everett, traduit de l'américain par Anne-Laure Tissut, Editions de L'Olivier, 288 pages, 23,50 Euros.

Extrait :

"- Toi, tu vas avoir de sérieux ennuis ; tu n'imagines pas à quel point.
- Qu'est-ce qui vous fait dire que je n'imagine pas le genre d'ennuis qui m'attendent ? Après m'avoir torturé, éviscéré, émasculé, laissé me consumer lentement jusqu'à ce que mort s'ensuive, vous allez me faire subir autre chose encore ? Dites-moi, juge Thatcher, qu'y a-t-il que je ne puisse imaginer ?
Il se tortilla dans son fauteuil.
- Auriez-vous imaginé un homme noir, un esclave, un nègre vous parlant ainsi ? Lequel de nous deux manque d'imagination ?
- Tu vas me tuer ?
- L'idée m'a traversé l'esprit. Je n'ai pas encore pris ma décision. Oh, pardon, je traduis : Moi je n'ai pas décidé enco'e, là, massa.
Jamais je n'avais vu d'homme blanc saisi d'une telle peur. La remarquable vérité, toutefois, c'est que ce n'était pas le pistolet mais mon langage, le fait que je ne corresponde pas à ses attentes, que je sache lire, qui l'avaient à ce point perturbé et plongé dans la terreur." (page 273)

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