"Ilaria ou la conquête de la désobéissance" de Gabriella Zalapì, récit à fleur de peau d’une enfance volée
Pour son troisième roman, l’écrivaine et plasticienne italienne Gabriella Zalapì raconte la cavale insensée d’un père et sa fille dans l’Italie des années de plomb.
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De la pointe de son écriture dépouillée, Gabriella Zalapì s’était déjà emparée de son histoire familiale dans ses précédents romans, mêlant iconographie et prose poétique à travers les destinées romancées de certains de ses aïeux. Avec Ilaria ou la conquête de la désobéissance, paru le 23 août aux éditions Zoé, elle se rapproche un peu plus d’elle-même, dévoilant un fragment de son enfance qui l’a marquée à vie actant la fin de l’innocence, dans un texte d’une très grande intensité émotionnelle. Ce livre a été sélectionné pour le prix Médicis.
Au début des années 80, Ilaria, 8 ans, vit à Genève avec sa mère et sa sœur Ana, après la séparation douloureuse de ses parents. Son père Fulvio, resté à Turin vient les voir régulièrement lors de réunions familiales tendues. Il ne se résout pas au départ de son épouse. Un jour, à la sortie de l’école, alors qu’Ilaria est censée attendre Ana, son père surgit et l’emmène déjeuner. C’est le début d’une cavale qui va durer deux ans durant lesquels le duo va sillonner l’Italie dans tous les sens, au hasard d’une errance pleine de rebondissements…
Ecriture pointilliste
Dans ce récit fonctionnant en courts chapitres, au style pointilliste, tout est raconté à travers les yeux d’une enfant qui ne comprend pas tout de suite ce qui lui arrive. On est d’abord saisi par sa manière de reconstituer une réalité qui se dérobe, dans un huis-clos forcé où aucune explication n’est donnée. L’enfant apprend à décrypter à l’instinct les attitudes, les intonations de son père comme une carte routière dépliée sur ses genoux. "Je ne demande plus, On va où ? (..) Nous vivons de profil, Papa et moi. Je connais bien la ligne de son nez, la forme ovale de ses oreilles, les poils qui dépassent de ses sourcils, juste au-dessus de la monture de ses lunettes. Je suis même capable de reconnaitre ses humeurs à travers ses soupirs, ses grognements, ses gestes."
Turin, Gênes, San Benedetto, Rome, Naples : à chaque étape de leur fuite, Fulvio s’arrête pour téléphoner à la mère d’Ilaria sur les parkings des Autogrill, lui envoie des dizaines de télégrammes. Pression continue d’un mari désespéré d’avoir été quitté. "Maman est une chambre vide dans son corps. Sur l’autoroute il disait qu’il ne sait pas vivre sans elle. Qu’il ne vit que pour elle." Ilaria apprend à composer, livrée à elle-même, aux côtés de ce père qu’elle craint et qu’elle aime aussi.
Ecole de la transgression
C’est toute la complexité de cette relation avec cet homme ombrageux, dandy alcoolique, dont le geste fou n’abolit pourtant pas les liens très forts qu’il tisse avec sa fille pendant cette cavalcade sans but. Quand il lui apprend à conduire sur les routes toscanes, ou évoque sa passion pour Chet Baker. Eclats lumineux de transmission filiale. "Il dit qu’il faut l’écouter la nuit, qu’on entend mieux les notes. (..) Tu entends sa solitude, Ilaria ? Cette voix me fait penser à du talc, à du velours et lorsque je regarde devant moi, cette matière engloutit tout sauf les arbres majestueux, noirs qui s’élèvent sur les côtés de la route. Tout y passe, y compris mes souvenirs."
Mais tous les moments ne se valent pas et la petite fille fait également l’apprentissage de la transgression au contact de ce père dont le quotidien s’organise autour de mensonges et de petits larcins pour financer le voyage. Là encore rien n’échappe à l’enfant, même si le temps passant, l’arrachement à sa vie d’avant la disloque lentement.
Gabriella Zalapì matérialise le manque de la mère de façon absolument bouleversante. Les émotions affleurent puis sont vite renvoyées au royaume de l’ellipse, aux non-dits, notamment quand Ilaria tente d’appeler sa maman en cachette, après des mois de séparation. "La voix de la standardiste de l’hôtel me dit de rester en ligne. Mon cœur bat très vite. La voix de Maman est presque là. "Désolée, le numéro ne répond pas." La page reste blanche. Manifestation quasi-picturale pour exprimer le vide qu’aucune phrase ne peut décrire.
Survivre au chaos émotionnel
Comment réussir à survivre au beau milieu d’un tel chaos émotionnel, dans une vie qui n’a plus rien de normal ? "Désobéir. Ce mot tombe en moi comme un caillou. Il me traverse tout entière. Quelque chose s’effondre, me vivifie." Ilaria fugue, proteste, finit par prendre l’ascendant sur son père qui s’enfonce dans le désespoir. Un jour, lors d’une étape improvisée en Sicile chez sa grand-mère paternelle, Ilaria se met à créer avec tout ce qui lui tombe sous la main. La solitude s’effrite enfin. "Avec une vieille boîte à couture, je couds des petits livres avec des feuilles que Grand-Mère m’a données. Ma tête fourmille, je m’amuse, je gribouille (..). Quand mon dessin est réussi, j’ajoute un titre à partir des livres qui sont devant moi. Je combine les mots. Personne ne remarquera jamais mes bricolages, mais j’aime passer devant la bibliothèque et penser qu’un secret me lie à elle."
La fillette trouve là un espace rien qu’à elle, une destination. En italien, Ilaria signifie "celle qui est joyeuse", et c’est bien de cela dont il est question au bout de la route. Un espoir pour une enfant qui découvre en elle un nouveau centre de gravité.
"Ilaria où la conquête de la désobéissance" de Gabriella Zalapì, éditions Zoé, 175 pages, 17 euros.
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Extrait : "Depuis quelques semaines, Papa s’excite pour un rien. Il dit qu’il ne supporte pas l’hiver, qu’il ne supporte pas le manque de lumière. Des fois, sa colère est telle que je vois voler des boules de pétanques au-dessus de ma tête. Je frissonne, je me bouche les oreilles. L’autre jour, il m’a appelée comme Maman, Antonia. Maintenant, avant d’ouvrir la bouche, je prends mon temps. Je commence ma phrase, l’observe et si je vois le moindre signe d’irritation, je me tais."(p.65)
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