: Interview "En Afghanistan, je me suis retrouvé à la place des officiers qui ont sauvé des familles de Harkis", résume Mohamed Bida, l'auteur de "13 jours, 13 nuits dans l'enfer de Kaboul"
L'autobiographie du commandant retraité, publiée chez Denoël, a été adaptée au cinéma par Martin Bourboulon. L'ouvrage est l'un des lauréats 2025 du prix du général François Meyer décerné mercredi par la Commission nationale indépendante des Harkis (CNIH).
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Commandant divisionnaire et attaché de sécurité intérieure adjoint à l'ambassade de France en Afghanistan, Mohamed Bida a organisé l'évacuation de l'ambassade de France à Kaboul après l'arrivée surprise des talibans le 15 août 2021 dans la capitale afghane. Alors qu'il doit prendre sa retraite à la fin du mois, il se retrouve face à "une ultime mission" qui requiert toute l'expertise accumulée depuis son arrivée en 2016 en Afghanistan. L'ambassade de France est alors la dernière ambassade étrangère à être encore ouverte. Elle sera le point de convergence et le refuge de plusieurs centaines de personnes qui redoutaient, à raison, le retour des talibans au pouvoir.
Depuis, les conditions de vie des Afghans n'ont cessé de se détériorer, notamment celles des femmes privées de leurs droits les plus fondamentaux. Après de délicates négociations avec les talibans, l'officier français a réussi à organiser, dans un premier temps, un "long convoi" composé de 11 bus d'une trentaine de places chacun, de 7 véhicules et d'un bus blindé de 14 places. Cette périlleuse évacuation est l'objet de son premier livre, 13 jours, 13 nuits dans l'enfer de Kaboul (Denoël), qui a fait de lui l'un des lauréats 2025 du prix du général François Meyer décerné par la Commission nationale indépendante de reconnaissance et de réparation des préjudices subis par les Harkis et les autres personnes rapatriées d'Algérie (CNIH).
La distinction, qui a été remise mercredi 15 octobre, récompense des œuvres culturelles et mémorielles en lien avec l'histoire des Harkis. Mohamed Bida était un nourrisson quand ses parents quittent l'Algérie en 1962. Dans son livre se superposent le récit de son parcours de fils de Harki, celui d'une histoire familiale complexe et celui d'une expérience inédite dans un pays dont la géopolitique est souvent méconnue. Le livre 13 jours, 13 nuits dans l'enfer de Kaboul raconte comment des tractations politiques bouleversent à jamais le parcours d'individus qui ne demandent qu'à vivre en sécurité.
Franceinfo Culture : À quel moment décidez-vous de rédiger 13 jours, 13 nuits dans l'enfer de Kaboul ?
Mohamed Bida : J'avais rédigé un document administratif de 40 pages en septembre 2021. Ulysse Gosset [journaliste à BFM TV] me sollicite à l'instar de plusieurs médias à la suite de cette photo qui a fait le tour des réseaux sociaux, où l'on me voit tirer une femme de l'eau [dans un canal, rebaptisé "canal de la mort", à l'aéroport de Kaboul]. Mais je ne donne aucune interview parce que je ne veux pas m'exposer médiatiquement. Cependant, Ulysse Gosset fait le siège du téléphone de mon fils avec qui il est entré en contact. Je finis donc par l'appeler et il m'explique le concept de son format "Ligne rouge" sur BFM. Il fait intervenir plusieurs acteurs impliqués dans un événement. J'accepte et il vient effectivement à la mi-octobre chez moi avec son équipe. Il fait cette interview et, à un moment donné, il me propose une séquence durant laquelle je suis censé écrire mes mémoires. J'avais ce document que je mets sur la table et que je compulse. Il me demande ce que c'est. Je le lui montre et lui explique. Ulysse Gosset est reparti avec et m'a rappelé pour me dire qu'il pouvait me présenter un scénariste pour une série télévisée. Je lui dis non et il me suggère alors d'en faire un livre.
Je l'ai pris au mot. J'ai réécrit le document en lui donnant une forme plus littéraire et j'ai éprouvé le besoin de raccrocher ces événements à mon histoire personnelle. Je me retrouve au bord d'un canal à Kaboul alors que quarante ans plus tôt, j'étais au bord d'un autre canal où s'est décidé mon destin. Il était en train de basculer et il est tombé du bon côté. Ce livre est surtout un témoignage. Je raconte l'histoire que j'ai vécue. C'est mon histoire personnelle que je raccroche à l'histoire afghane, à travers ce que mes parents ont vécu en 1962. Dans la situation dans laquelle je me trouve, je vois des gens en face de moi qui sont à la place de mes parents et moi à la place des officiers qui ont sauvé justement ces familles de Harkis.
Vous expliquez que si des militaires français n'avaient fait qu'obéir aux ordres, votre père n'aurait pas été sauvé. En quoi son histoire vous a-t-elle porté dans cette séquence particulière de votre vie ?
Quand on a envisagé l'évacuation de notre personnel afghan de l'ambassade, décidée bien en amont, l'ambassadeur m'a demandé d'intervenir à une réunion parce que les gens étaient angoissés et que mon passé pouvait les aider à comprendre. Je leur ai raconté mon histoire. "Je suis commandant de division de police, je travaille pour l'ambassade de France. Mes parents, il y a soixante ans, étaient en Algérie. Mon père avait choisi de rentrer dans l'armée française. Il était militaire de carrière et il a dû quitter son pays parce que sa vie était menacée. C'est ce qui vous arrive aujourd'hui parce que vous avez travaillé avec la France comme d'autres ont travaillé pour d'autres ambassades. Vous risquez d'être des cibles pour les talibans. Nous sommes en train de vous proposer de quitter votre pays et de vous installer en France. Vous ne le ferez pas pour vous mais pour vos enfants." Mes parents ne se sont jamais remis de ce départ de l'Algérie. Ils ont tout perdu mais ce qu'ils ont fait, ils l'ont fait pour leurs enfants. J'étais alors un nourrisson de 6 mois. "Si vous faites cette démarche, ce sera pour voir vos enfants devenir, peut-être un jour, ce que je suis devenu et être des citoyens français à part entière avec des opportunités qu'offre ce pays, avec cette intégration spécifique à la France."
J'ai senti que ces gens étaient dans la posture de mes parents. Quand les événements se sont précipités, je me suis retrouvé dans la position des officiers français de l'armée française qui ont désobéi aux ordres et qui ont emmené, avec eux, des combattants harkis. Quand je suis dans l'ambassade, enfermé, et qu'il y a toute cette foule qui demande la protection de la France devant les portes, on a le choix de dire non parce que notre mission est terminée. Nous avions évacué les gens qu'il fallait évacuer. Nous n'avons pas vocation à évacuer des ressortissants de leur propre pays. Mais d'un point de vue humanitaire, on ne peut pas se résoudre à laisser ces gens risquer leur vie devant le portail de l'ambassade de France. Quand j'ouvre ce portail, je le fais en deux temps, c'est-à-dire que je demande à mes collègues de rester en retrait parce que l'on ne sait pas qui l'on fait rentrer en réalité. Je reste seul pour n'exposer que ma personne. Dès lors, j'ai conscience que le destin de ces gens est intimement lié au nôtre. On doit emmener tout le monde avec nous.
Votre livre est devenu un film. Comment le cinéma est arrivé à vous ?
Quelques jours après mon retour en France, en septembre 2021, le réalisateur Rachid Bouchareb m'avait contacté. Nous nous sommes rencontrés à deux ou trois reprises et avons longuement échangé. À l'époque, il pensait déjà à Roschdy Zem. Je l'ai appelé en décembre, alors que j'étais arrivé aux trois quarts du livre pour lui dire que j'étais en train de le finir. Il m'a dit de continuer à écrire et qu'il avait déjà son scénario en tête. Huit mois plus tard, avant même la publication officielle de l'ouvrage qui est sorti en septembre 2022, le récit est diffusé auprès de producteurs de cinéma. Denoël dépend de Gallimard qui dispose d'une grosse structure audiovisuelle, en relation avec des studios. Le récit est proposé à plusieurs maisons et trois producteurs se manifestent dont Dimitri Rassam et le patron de Pathé Fims, Ardavan Safaee. Guillaume Canet, Martin Bourboulon et Mathieu Kassovitz sont alors cités pour réaliser le film. Je les connais et j'éprouve beaucoup d'admiration pour eux. Dimitri Rassam et Ardavan Safaee m'ont parlé de valeurs, d'humanité, d'abnégation. J'ai rencontré d'autres producteurs mais leur discours ne m'a pas touché pas parce qu'ils évoquaient un film d'action où l'on met en valeur les forces d'intervention. Ce n'est pas du tout ce que le livre propose.
Dimitri Rassam, Ardavan Safaee et Martin Bourboulon me disent vouloir réaliser un film par le prisme de cette dimension humaniste qui transpire dans le livre. Rachid Bouchareb me recontacte parce qu'il a, lui aussi, reçu le livre. Il me dit : "J'ai lu ton livre, je l'ai fait lire à mon scénariste. Il m'a dit que ça va être un grand film." Je lui apprends alors que d'autres producteurs sont sur le coup. Lui est réalisateur, pas producteur, mais il compte bien en trouver un. Je lui parle de Pathé qu'il connaît bien. Mais Rachid Bouchareb est un réalisateur engagé. Ses films sont parfois polémiques. Ce n'est pas ce que veut être ce livre. Il n'est pas du tout polémique, au contraire. C'est un livre qui parle de résilience, d'humanité essentiellement, de valeurs et de la force de l'engagement. Les producteurs ont préféré faire appel à un réalisateur comme Martin Bourboulon avec lequel ils avaient déjà travaillé sur Les Trois Mousquetaires et Tour Eiffel. Le cinéaste a une technique particulière et on le voit bien dans le film. La caméra est au milieu des acteurs. Martin a réussi à restituer l'ambiance de ce que j'avais vécu à Kaboul, à savoir une pression et une tension permanentes. On est happé par le film et quand le générique apparaît, tout le monde est abasourdi parce qu'on a vu et découvert une histoire jusqu'ici inconnue.
Vous n'étiez pas tout à fait convaincu par la féminisation de Wali qui vous a servi d'interprète auprès des talibans, compte tenu du statut des femmes en Afghanistan. Le personnage est devenu une jeune femme interprétée par Lyna Khoudri. Mais au final, vous avez été convaincu...
Ce rôle féminin donne peut-être plus d'amplitude au film parce qu'on voit bien que ça pose problème. Martin l'intègre et le démontre. C'est le rôle du cinéma de porter à l'écran des récits et d'en faire quelque chose qui va interpeller le public qui n'a pas forcément envie de les lire. Je les ai laissés partir dans cette direction et je me rends compte que c'est un succès parce qu'ils ont réussi à faire passer des émotions. C'est ce que j'attends, que le public comprenne la situation et se rende compte de ce que peuvent vivre des gens qui vont être déracinés, qu'il se rende compte de la violence extrême qui prévalait à ce moment-là à Kaboul. Elle est restituée à l'écran et ne peut pas laisser insensible. Pour moi, le pari était gagné quand j'ai vu le film pour la première fois. Nous étions une dizaine dans la salle au mois de février 2025 dont Roschdy Zem. J'étais très ému parce que j'ai été embarqué par un film, dont je connaissais pourtant le dénouement, et énormément de choses sont remontées. Je suis sorti pendant le générique et j'ai vu Roschdy Zem arriver les larmes aux yeux. Il avait vu un film qui l'a scotché et il l'a dit : "C'est le rôle de ma vie."
Roschdy Zem vous avait-il contacté avant ?
Nous nous sommes retrouvés au cours d'un déjeuner, un mois et demi avant le début du tournage, en mai 2024. Il avait demandé à me rencontrer. Avec Dimitri Rassam et Martin Bourboulon, nous avons échangé pendant neuf heures. Six mois plus tard, après le tournage, je lis un article dans Paris Match sur le film. Roschdy Zem y disait : "J'ai voulu rencontrer Mohamed Bida. Et quand je l'ai rencontré, j'ai dû revoir de fond en comble le personnage que je m'étais imaginé." Il avait commencé à endosser, semble-t-il, le costume d'un superhéros et quand il m'a rencontré, il s'est rendu compte que ce n'était pas du tout ça. C'était plutôt Monsieur Tout-le-Monde qui agit en son âme et conscience et prend des décisions qui le dépassent largement. Mais il le fait parce qu'il pense que c'est la seule chose à faire, qu'il a ce devoir d'humanité vis-à-vis des gens qui sont en face de lui.
L'intrigue du film est très fidèle à votre récit. Qu'a apporté l'adaptation cinématographique à votre livre ?
L'image, le son, la posture des acteurs donnent beaucoup plus de relief au récit parce que les spectateurs se projettent à travers les personnages. La fiction met en relief le travail d'écriture qui a été le mien. Ensuite, on touche beaucoup plus de personnes avec le cinéma qu'avec la littérature. Les gens lisent de moins en moins. Un film au cinéma, c'est plusieurs centaines de milliers d'entrées. Par ailleurs, il y a eu la série Kaboul [sur France 2] qui a regroupé 4 millions et demi de personnes devant leur petit écran. La télévision rentre dans tous les foyers. Beaucoup ont pu enfin découvrir les événements qui n'ont pas été couverts parce qu'il n'y avait pas de médias sur place, d'ONG, personne pour témoigner. Il n'y avait que des agents diplomatiques et des fonctionnaires qui sont soumis au droit de réserve. J'espérais une prise de conscience.
Aujourd'hui, j'ai le sentiment que plus on fait montre de malveillance, plus on est reconnu. On le voit bien à travers Donald Trump et certains responsables politiques en France. La parole s'est totalement libérée : on peut dire tout et n'importe quoi, être le plus malveillant possible et cela ne choque plus personne. Avec le film et les échanges que j'ai eus, j'ai vu qu'il y a des gens qui sont sensibles à la bienveillance. C'est la majorité silencieuse : les gens qui ne disent plus rien. Aujourd'hui, l'on entend des propos qui dénigrent la société française, qui remettent en cause les valeurs de la République. On entend dire que la liberté n'est pas un droit fondamental dans ce pays, que l'on peut remettre en cause certaines valeurs. Je trouve que c'est grave et que l'opinion publique, les médias et nos intellectuels français ne s'emparent pas suffisamment de ce sujet. J'ai le souvenir de grands intellectuels, d'hommes d'État qui, quand ils prenaient la parole, étaient écoutés. On n'a plus cette bienveillance qui prévalait avant, à l'époque où l'on avait de véritables intellectuels qui dénonçaient ce qui n'allait pas. C'est pour cela que j'ai écrit ce livre. Encore une fois, il n'y avait pas de journalistes, d'organisations humanitaires pour relater les actions menées, pour s'indigner des conditions dans lesquelles se trouvaient les Afghans et qui choquent quand on les découvre.
La France a fait montre d'une certaine exemplarité à Kaboul et vous le soulignez dans le livre...
J'ai tenu à écrire cette histoire parce que je voulais aussi rendre hommage à l'action de la France. La France a été fidèle à ses valeurs. Mais j'ai le sentiment qu'on n'en a pas trop parlé parce qu'il ne faut pas non plus rajouter à la tension qu'il y a en France. Car il y a ceux qui ont dit, à l'époque, que l'on n'avait pas assez fait et ceux qui pensaient que l'on en avait trop fait. Je dirais que l'on a fait ce qu'on a pu. Cette phrase est celle d'un collègue quand on nous a donné l'ordre de quitter l'Afghanistan après cet attentat meurtrier [survenu le 26 août à l'aéroport de Kaboul près d'Abbey Gate]. Cette phrase résume à elle seule notre état d'esprit à ce moment-là car nous, nous étions, avec le retour des talibans, en train d'assister au naufrage de l'Afghanistan.
Que représente pour vous le prix du général François Meyer décerné par la CNIH ?
Ce prix me touche d'autant plus que mon récit a été écrit non seulement pour témoigner d'une expérience, mais aussi pour transmettre des valeurs que j'ai toujours chevillées au corps : les sens de l'honneur, du devoir et de l'engagement. J'ai aussi voulu témoigner que le courage n'est pas l'absence de peur, mais la force de la surmonter pour incarner les valeurs de la France et en être digne. C'est un grand honneur car ce prix ne célèbre pas seulement un ouvrage : il salue une histoire et une mémoire, celle des Harkis, mais aussi celle d'un homme, François Meyer, qui symbolise l'humanité et le courage de ceux qui ont contribué à sauver des milliers d'hommes, de femmes et d'enfants d'une mort certaine.
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