"Stups" : une caméra posée au tribunal de Marseille décortique un système, le trafic de drogue, qui dévore les plus faibles

Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 6min
Image extraite du documentaire "Stups" d'Alice Odiot et Jean-Robert Viallet, sortie le 1er octobre 2025. (JHR FILMS)
Image extraite du documentaire "Stups" d'Alice Odiot et Jean-Robert Viallet, sortie le 1er octobre 2025. (JHR FILMS)

Les documentaristes Alice Odiot et Jean-Robert Viallet signent un film éclairant sur les conséquences du trafic de drogue à Marseille et les dégâts qu'il provoque parmi les populations les plus précaires, et les plus fragiles.

Après avoir filmé la prison des Baumettes, Alice Odiot et Jean-Robert Viallet reviennent à Marseille, et glissent cette fois leur caméra dans une salle d'audience et dans ses coulisses du tribunal de Marseille. Stups, qui raconte aussi hors-champ cette "petite entreprise" qu'est le trafic de stupéfiants dans la cité phocéenne, sort dans les salles mercredi 1er octobre.

Dans l'antichambre de la salle d'audience, une jeune femme tourne en rond, se frotte le visage, tortille ses mains. On lit dans ses yeux l'inquiétude, la même qui s'affiche sur le visage d'un autre prévenu. Ils attendent l'audience qui décidera, en comparution immédiate, de leur sort.

Ils ont en commun d'avoir participé, de près ou de loin, à un trafic de stupéfiants. Et aussi en partage une forte propension au déni, l'art de minimiser leurs actes devant le tribunal, qui traduit la peur d'aller, de rester ou de retourner en prison, une dose de cynisme ou de roublardise, ou peut-être un mélange de tout ça.

Ma petite entreprise

Après leur premier long-métrage, Des hommes (2020), le binôme de réalisateurs remonte le temps judiciaire et filme les audiences en comparution immédiate de ceux qui rejoindront (ou pas) un établissement pénitentiaire pour purger leur peine.

À travers les interrogatoires, l'attente dans les geôles, les réquisitoires et les plaidoiries, c'est tout un monde qui nous est donné à voir, à l'image, mais surtout hors-champ. Un monde de misère, où la tentation de l'argent facile commence dès l'enfance, dans les quartiers sans horizon de Marseille.

Ce que l'on comprend à travers ces moments saisis au tribunal, c'est aussi le quotidien de "ces ouvriers du shit", petites mains d'un trafic organisé comme une petite entreprise, avec son organisation, ses emplois du temps, ses profils de postes : "nourrice", "guetteur", "transporteur", "vendeur"...

La caméra, discrète, offre des images soignées, très proches des protagonistes, malgré des conditions de tournage compliquées. Le binôme de réalisateurs a travaillé à la préparation de ce documentaire pendant un an. Alice Odiot a passé de longs mois dans le tribunal de Marseille, pour nouer des contacts avec les magistrats, et négocier leur accord pour figurer dans le film. Les réalisateurs avaient également obtenu l'autorisation administrative de filmer dans la salle d'audience avant qu'un décret, publié en mai 2022, ne l'autorise sous certaines conditions.

Il a fallu aussi convaincre les prévenus, et ce, dans les quelques minutes qui précèdent l'audience. Alice Odiot restait dans les geôles pour convaincre les prévenus d'accepter d'être filmés, pendant que Jean-Robert Viallet se tenait prêt dans la salle d'audience. "Les geôles sont le ventre du tribunal, un lieu qui contient toutes les peurs et les regrets. Filmer cet endroit à Marseille n'avait jamais été fait", explique Alice Audiot.

"Des esclaves au sens littéral du terme"

Ce film, à travers le huis clos du tribunal, décortique un système qui conduit les plus précaires et les plus fragiles au mieux derrière les barreaux, au pire à finir avec une balle dans la tête. "Je suis le petit raté de la famille", confie un des prévenus, un autre lâche en audience qu'il ne supporte pas la prison parce que sa mère "lui manque trop".

Les prévenus sont des hommes, des femmes, mais aussi des mineurs, que l'on retrouve au tribunal pour enfants. "Est-ce que tu as fait le petit calcul que je t'avais demandé de faire ?", demande la juge pour enfants (extraordinaire de calme et d'humanité) au prévenu, qu'elle a l'air de bien connaître. Ce qu'elle lui demande, c'est de calculer ce que son travail dans les stups lui a concrètement rapporté, en euros, sans parler des séjours répétés en prison. "Ceux que nous avons filmés sont des esclaves au sens littéral du terme, ils travaillent gratuitement", souligne Alice Odiot.

Image extraite du documentaire "Stups" d'Alice Odiot et Jean-Robert Viallet, sortie le 1er octobre 2025. (JHR FILMS)
Image extraite du documentaire "Stups" d'Alice Odiot et Jean-Robert Viallet, sortie le 1er octobre 2025. (JHR FILMS)

Les réalisateurs s'emparent de la dimension dramaturgique du tribunal, où chacun joue son rôle comme sur la scène d'un théâtre, offrant ses moments de tragédie, mais aussi de comédie, dans un jeu où personne n'est dupe. Les magistrats, qui de lassitude semblent parfois croire à moitié à leur texte, font face à des prévenus qui, eux, jouent leur peau, leur avenir. On se laisse attendrir par les accents de sincérité de certains (d'autres, agacent ou glacent le sang), même si on sait pertinemment qu'ils mentent, parce qu'on comprend vite qu'ils sont les petites mains d'un trafic dont les véritables responsables et bénéficiaires, eux, ne passeront jamais la porte ni du tribunal, ni de la prison.

Le film se referme sur les cris d'une femme que la décision du tribunal va renvoyer en prison. "Justice pourrie !", crie-t-elle, confondant "société" et "justice", sans doute parce que la justice est la seule instance de la société avec laquelle elle est encore en contact, comme la plupart des prévenus qui se sont succédé dans la salle d'audience. "C'est complexe de juger une population éloignée depuis si longtemps de tout ce qui fait société : l'école, le travail, les vacances… Tout ça est quand même très triste", regrette Alice Odiot.

Affiche du documentaire "Stups" d' Alice Odiot et Jean-Robert Viallet, sortie le 1er octobre 2025. (JHR FILMS)
Affiche du documentaire "Stups" d' Alice Odiot et Jean-Robert Viallet, sortie le 1er octobre 2025. (JHR FILMS)

La fiche

Genre : Documentaire
Réalisation : Alice Odiot, Jean-Robert Viallet
Pays : France
Durée : 1h26
Sortie :
1er octobre 2025
Distributeur : JHR Films
Synopsis : Une grande porte en métal qui coulisse pour laisser entrer les fourgons de la police. Des hommes en sortent, avec leurs histoires. Des murs, des geôles, des escaliers en pierre, des salles d'audience, des coulisses, des larmes, des cris, des regards. Le tribunal de Marseille est débordé par les affaires de stupéfiants. Ceux qui sont jugés là sont les gérants d'une économie du chaos. Ce sont aussi les petits travailleurs du shit, des enfants qui ont grandi seuls. En contrebas, le port, au loin, les quartiers périphériques, la ville bouillante, remplie de ses blessures. De ses beautés aussi.

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