Grand entretien Hafsia Herzi : "C'était pour moi un devoir de porter 'La Petite Dernière' au cinéma"

Le troisième long-métrage de la réalisatrice est le résultat d'une singulière aventure humaine avec une autrice, Fatima Daas, et un personnage, "La Petite Dernière". Entretien avec Hafsia Herzi.

Article rédigé par Falila Gbadamassi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 14min
L'actrice Hafsia Herzi, à Cannes, en mai 2023. (LCA / FRANCEINFO CULTURE)
L'actrice Hafsia Herzi, à Cannes, en mai 2023. (LCA / FRANCEINFO CULTURE)

2025, année magnifique pour Hafsia Herzi. On retiendra qu'elle avait commencé par le César de la meilleure actrice en février pour sa performance dans Borgo de Stéphane Demoustier. Elle s'est poursuivie avec la sélection à Cannes, en mai, de La Petite Dernière, son troisième long-métrage en tant que réalisatrice. En lice pour la Palme d'or, le film a décroché le prix d'interprétation féminine pour Nadia Melliti qui a ému la Croisette en donnant corps au cinéma à l'héroïne de l'autofiction éponyme de Fatima Daas, une jeune femme homosexuelle fermement résolue à pratiquer sa foi musulmane, envers et contre tout. La Petite Dernière sort en salle mercredi 22 octobre.

Franceinfo Culture : Quand et comment le livre de Fatima Daas, La Petite Dernière, est arrivé à vous ?
Hafsia Herzi
: C'est mon agent qui m'a appelée et m'a dit qu'il y avait une productrice, Julie Billy, qui aimerait me faire lire un premier roman, celui de Fatima Daas, La Petite Dernière. Je n'en avais pas du tout entendu parler. C'était en 2021. Je venais de terminer mon deuxième long, Bonne mère, j'étais en post-production. Julie Billy avait beaucoup aimé mon premier long-métrage, Tu mérites un amour. Elle a pensé à moi, a acheté les droits de ce livre et elle m'en a proposé la réalisation. Je n'avais jamais fait ça. Je n'avais même jamais pensé faire une adaptation un jour. J'ai lu et j'ai adoré l'histoire et le personnage, surtout, m'a bouleversée. Je ne l'avais jamais vu sur grand écran et j'ai pensé qu'il fallait l'écrire pour le cinéma parce qu'il existe. J'ai eu tout de suite des flashs, des souvenirs d'amies d'enfance, de copines qui étaient dans la même situation que Fatima.

Et puis la rencontre avec elle, l'autrice, a été un vrai coup de cœur. Nous nous sommes tout de suite trouvé des points communs. Même si c'est un personnage qui est loin de moi, le rapport à la famille, à la maman, aux études m'était familier. J'avais donc pris cette responsabilité. Et maintenant, comment faire ? Le roman a une forme assez spéciale : c'est un long monologue. C'est particulier mais je me suis lancé ce défi. Très vite, je n'ai pas voulu parler de l'enfance, j'ai voulu suivre le personnage – une adolescente de 17 ans – sur un an. Et je savais dans quoi je m'aventurais en traitant de l'homosexualité et de la religion. Mais je savais aussi que nous allions y arriver.

Comment avez-vous travaillé sur le scénario pour une adaptation qui est, au final, très libre ?
J'avais tellement peur du mot "adaptation" que la liberté était ma condition. J'avais lu que ça pouvait mal se passer entre auteur et réalisateur. L'écriture, c'est dur pour moi : on s'isole, on est seul, on est face à soi-même, c'est lourd et il faut tenir. Il y en a pour qui c'est plus simple. C'est vraiment dur pour moi mais j'adore ça. Je me suis tout de suite dit : je ne veux personne, je ne veux pas qu'on me parle (sourire). J'ai été très vite rassurée sur ce point. Fatima a vraiment respecté mon travail. De mon côté, je devais respecter le sien et ne pas la trahir. Je lui ai donc fait relire des versions de scénarios, même si elle m'a fait confiance et qu'elle ne m'a rien demandé. Cependant, j'avais envie de lui montrer l'avancement du travail. Elle a lu et beaucoup aimé. On a discuté et elle a su répondre à certaines de mes questions.

Vous avez mis combien de temps pour écrire le scénario ?
Trois mois pour la première version. Ce qui est court. Mais c'était trois mois d'isolement total. Du moins, on ne répond plus au téléphone. J'ai dit à mes amis de ne plus m'appeler sauf urgence. C'est quatre à cinq heures d'écriture chaque jour. J'ai commencé en 2022 et j'ai continué en 2023 parce que l'on fait beaucoup de versions. J'ai travaillé sur deux ans : trois mois par-ci, une pause par là, parce qu'en même temps, j'ai fait actrice (rires). Quand j'ai commencé le tournage de Borgo, je venais de terminer ma première version du scénario de La Petite Dernière. J'aime également laisser reposer. C'est important pour moi parce que je n'ai pas de formation de scénariste. J'ai ma méthode et, du coup, cela prend plus de temps parce que je n'ai pas les codes techniques.

Quelle a été la réaction de Fatima Daas quand elle a vu le film ?
Je lui ai montré le film en janvier 2025. Le montage images était terminé. Il restait la musique, l'étalonnage et le mixage. Mais je lui ai dit de venir le voir même s'il n'était pas fini, "comme ça, s'il y a des choses à changer, si tu n'aimes pas certaines choses, dis-le moi", alors que rien ne m'y obligeait contractuellement. Mais sa validation était importante. Elle l'a vu et elle était très émue. Et elle m'a dit : "Tu as réussi à raconter des choses vraies qui ne sont même pas dans le livre." Je ne sais toujours pas ce que c'est (rires) mais ça m'a touchée. J'étais contente et fière. Ce n'était pas facile pour elle aussi : on fait confiance pour adapter son livre et en faire un film, ce n'est pas rien parce que très intime.

Fatima Daas a déclaré qu'elle voulait parler d'un personnage qui n'existait pas. Toutes les deux, vous avez été habitées par la même motivation, celle de faire naître ce personnage dans la littérature puis au cinéma...
Fatima explique que plus jeune, elle n'arrivait pas à s'identifier, que ce soit dans la littérature ou ailleurs. Elle ne trouvait pas de personnage qui lui ressemblait. Elle disait que c'était un devoir d'écrire ce livre. Elle en a eu le courage. Tout part d'elle. Et moi, c'était un devoir de le porter, de l'écrire pour le cinéma et vraiment je me suis sentie cette responsabilité, cette envie d'essayer de le raconter avec sincérité surtout afin que les gens concernés puissent s'identifier.

Tu mérites un amour, Bonne mère et maintenant La Petite Dernière, on retrouve dans vos trois films des femmes fortes qui se battent contre quelque chose de précis et il y a une sorte d'évolution, d'une fiction à l'autre, de leur niveau d'indépendance. Avez-vous pensé à la filiation qu'il pouvait y avoir entre tous ces personnages ?
Entre Tu mérites un amour et Bonne mère, oui, j'y avais pensé mais pas pour le troisième parce qu'il n'était pas prévu. Par contre quand j'ai accepté le projet, j'ai pensé qu'il y avait un sacré lien. D'ailleurs, ce sont des personnages qui se ressemblent un petit peu, taiseux, mélancoliques. Pour l'instant, je suis inspirée par les personnages féminins. Je le suis aussi par des personnages masculins mais, en tant que femme, j'ai du mal à me mettre dans la tête d'un homme. Je ne sais pas ce que je pourrais raconter. Peut-être qu'un jour ça changera, mais pour l'instant, je ne me vois pas raconter le destin d'un homme.

Vous parlez de personnages taiseux, ils vous ressemblent un peu. Ce qu'on retient de vous, c'est la sobriété de votre jeu. Pourquoi est-elle si déterminante pour vous ?
Je suis un peu comme ça dans la vie. C'est vrai qu'il y a toujours un peu de nous puisqu'on dirige les acteurs. J'essaie de me mettre à la place des personnages même si je n'ai pas 17 ans [La Petite Dernière] ou 50 ans dans Bonne mère. J'essaie de me mettre dans la tête du personnage et on les dirige un peu dans cet esprit.

Pour ma part, avec le temps, on peut dire que je me dirige seule. De toute façon, il y a peu de directeurs d'acteur. Il y a un réalisateur derrière mais il faut être indépendant(e) en tant qu'acteur, actrice. Je pars du principe que l'on voit tout à l'écran. En tout cas, si on prend soin de savoir filmer l'émotion que l'on souhaite faire ressentir et je n'aime pas quand c'est trop. Je préfère que ce soit ressenti, léger. Mais ça dépend des projets, il y a des réalisatrices et des réalisateurs qui n'aiment pas la sobriété. Cela dépend vraiment des cinéastes.

Scénariste, réalisatrice et actrice, ce sont des métiers qui se complètent ?
Pour moi, ils se complètent. J'ai toujours voulu faire les trois depuis le début. Et d'ailleurs, quand j'ai tourné La Graine et le Mulet, j'ai un souvenir de moi arrivant avec mes scénarios imprimés, qui ne ressemblaient pas à des scénarios à l'époque, que j'ai donnés à Abdelatif [Kechiche] pour avoir son avis. Il a été l'un des premiers à m'encourager, à me dire de faire mes films. "Moi, j'ai réalisé mon premier film à 40 ans. C'est génial que tu aies envie d'écrire, que tu aimes ça", m'a-t-il dit. J'ai toujours aimé écrire, filmer, photographier des gens, des visages. J'ai toujours été très curieuse. Même si écrire, c'est très difficile. Être actrice, ça l'est aussi mais ce n'est pas pareil. C'est un challenge et moi, j'aime bien les défis. J'aime écrire, imaginer, c'est vraiment un plaisir. Il y a également le plaisir de filmer et de voir ce qu'on a imaginé naître.

Comment organisez-vous votre emploi du temps pour allier votre carrière de comédienne à tout le reste ?
C'est waouh. Je suis obligée de faire des choix en tant qu'actrice. J'en faisais déjà mais là encore plus parce qu'il faut que je me libère du temps pour écrire. J'essaie surtout de participer à des projets qui me plaisent. Et puis sur place, j'oublie que je suis réalisatrice. Le plus dur, c'est de se libérer du temps pour l'écriture. Quand on termine un tournage en tant que comédienne, on a souvent envie de se reposer mais on ne peut pas parce qu'il faut écrire.

Vous n'imaginez donc pas réaliser quelque chose que vous n'avez pas écrit ?
Pourquoi pas ? Je ne suis pas fermée. J'ai fait un téléfilm pour Arte en 2021 [La Cour]. Je l'ai quand même adapté à ma manière mais j'avais peu de temps. C'était un scénario déjà écrit. Si je tombe sur un bon scénario, c'est super parce qu'il n'y a pas tout le travail d'écriture (sourire). Il y a des scénaristes géniaux mais il faut que j'aie le coup de cœur.

2025 aura été une grosse année pour vous, entre le César et Cannes. Comment l'avez-vous vécue émotionnellement, à commencer par le César de la meilleure actrice pour Borgo
Une année incroyable ! Si on m'avait dit qu'il y aurait eu tout ça… Trop heureuse et trop fière. J'ai adoré le travail avec Stéphane [Demoustier] pour Borgo, j'ai adoré le personnage. C'était un tournage incroyable. Et quelle reconnaissance. Le César, c'est un peu une preuve d'amour de la profession, ça encourage, c'est une fierté pour la famille, pour la maman, pour tout le monde. D'ailleurs, j'ai dit n'importe quoi parce que je ne pensais pas me lever…

Au contraire, il était émouvant votre discours…
J'ai oublié tout le monde mais j'étais trop contente. C'était une belle soirée. Cannes, c'était un rêve de petite fille qui se réalisait. Je l'ai d'ailleurs dit à Thierry Frémaux : "Tu ne te rends pas compte. Je me revois enfant, devant ma télé, à rêver d'avoir cette place." Je voulais cette place. Prochaine étape, la Palme (rires).

Il y a certains rôles que l'on sait marquants. Dans Borgo, vous étiez géniale comme dans Le Ravissement. Avez-vous senti quelque chose de particulier sur ce rôle dans Borgo ?
Oui. La rencontre avec Stéphane avait été déjà géniale. Nous nous apprécions vraiment sur le plan artistique. C'est agréable de travailler avec des gens qui savent diriger les acteurs et j'ai adoré travailler avec lui. J'adore la personne qu'il est. C'est quelqu'un de très respectueux, de très intelligent. On s'est vraiment bien entendu. C'est un plaisir de travailler avec lui et c'est un grand scénariste. J'ai senti que c'était différent en tout cas, comme pour Le Ravissement d'ailleurs. À chaque fois, ce sont de fortes émotions.

Vous avez reçu le César de la révélation féminine puis celui de la meilleure actrice. Avec son prix d'interprétation féminine à Cannes, vous avez symboliquement fait de Nadia Melliti une révélation aussi. Avez-vous eu l'impression d'être dans une sorte de boucle ?
C'était très bizarre. C'est fou, le hasard. D'ailleurs, j'avais oublié que j'avais eu le César de la révélation féminine. En fait, avec Nadia, nous sommes les deux actrices françaises de l'année. Et c'est magnifique, et même symboliquement pour le personnage, pour tout.

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