Interview "C'est le personnage de Meursault qui m'a accroché" : François Ozon dévoile "L'Étranger" au festival De l'écrit à l'écran à Montélimar

Programmé en avant-première, le dernier film de François Ozon a été projeté à ceux qui comptent parmi les premiers spectateurs français de "L'Étranger". Rencontre avec le cinéaste.

Article rédigé par Falila Gbadamassi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 11min
Le cinéaste François Ozon au festival De l'écrit à l'écran à Montélimar le 20 septembre 2025 après la projection de son film. (LISE LEVY/ FESTIVAL DE L'ECRIT A L'ECRAN)
Le cinéaste François Ozon au festival De l'écrit à l'écran à Montélimar le 20 septembre 2025 après la projection de son film. (LISE LEVY/ FESTIVAL DE L'ECRIT A L'ECRAN)

"Bravo. C'est l’un des livres que j'ai le plus aimés. Je n'ai pas été une très grande lectrice adolescente. Je pense que Camus serait fier de vous ce soir", a déclaré samedi 20 septembre une spectatrice après la projection de L'Étranger dans le cadre du festival De l'écrit à l'écran. Un beau compliment pour le dernier film de François Ozon, accompagné par les comédiens Rebecca Mader et Benjamin Voisin. Tous les trois étaient venus répondre aux questions de cette salle quasi pleine du Mistral 2 du Palais des congrès de Montélimar qui peut accueillir plus de 1 500 places assises.

"Qui avait lu L'Étranger  avant de venir voir le film ce soir ?", leur a d'ailleurs, lancé François Ozon pendant le débat. "Il y a la moitié", a-t-il pu constater à l'aune des mains levées. 

L'Étranger s'ouvre sur une page d'archives consacrée à l'Algérie, avant que l'on ne rencontre Meursault pour la première fois à la prison civile d'Alger. Le héros de l'adaptation du livre de Camus - "le troisième" ouvrage le plus lu par les Français - est incarné par un Benjamin Voisin élégant et impénétrable. Tourné au printemps, le film sera sur les écrans le 29 octobre. Après les questions du public, François Ozon a accepté de répondre à celles de Franceinfo Culture.

Franceinfo Culture : La première fois que vous avez lu "L'Étranger", c'était quand ?
François Ozon :
J'avais 16 ans et je n’en ai pas un grand souvenir. Je l'avais lu parce qu'il fallait le lire à l'école. La lecture, qui m'a vraiment permis de ressentir la puissance du livre date d'il y a deux ans. Je l'ai relu parce que j’étais curieux. C'est un livre que tout le monde a dans sa bibliothèque donc vous retombez très facilement dessus (sourire).

Votre adaptation reste très fidèle à l'œuvre de Camus même si vous apportez des précisions majeures. On retrouve les scènes et les dialogues importants. Comme s'est déroulé le processus d'écriture ? Quelle est la marge de manœuvre que vous vous êtes donné sur ce film ?
J'ai essayé effectivement d'être fidèle à Camus. Après, j'ai pris pas mal de libertés sur certains personnages, notamment les personnages féminins. Mais globalement, j'ai voulu garder cette structure même s'il y a des flash-back au début. Je suis fidèle et en même temps, j'ai un regard de 2025 sur une histoire qui a été écrite en 1939, une histoire qui a plus de 80 ans.

L'Histoire a fait que la France et l'Algérie ont beaucoup évolué dans leurs relations, que l'Algérie française n'existe plus. Il fallait forcément inclure tout ça dans mon adaptation. Pour moi, le livre est assez mystérieux. Quand je l'ai relu, j'étais assez surpris qu'on le fasse autant lire aux lycéens parce qu'il est assez opaque avec plein de questions. C'est d'ailleurs pour cela que c'est un chef-d’œuvre et qu'il est intéressant.

Je me suis dit que j'allais mieux le comprendre en l'incarnant et en l'adaptant au cinéma. Le premier travail dans mon adaptation a été historique. J'ai fait des recherches autour de cette période à laquelle Camus a écrit le livre. J'ai rencontré des historiens, j'ai parlé aussi avec des spécialistes de l'auteur. Il semblait très important dans mon adaptation de contextualiser cette histoire. C'est pour cela qu'il y a les archives au début qui permettent de mieux comprendre quelle était la vision des Français sur les colonies, notamment sur l'Algérie.

Pourquoi une contextualisation était-elle si indispensable ?
Cela me semblait une évidence parce que les spectateurs d'aujourd'hui – je pensais aux plus jeunes – ne connaissent pas la colonisation, ils ont oublié parce qu'on en parle finalement très peu. C'était impossible de ne pas penser à tout ce qui s'est passé depuis 1942 entre la France et l'Algérie. On a un regard complètement différent sur cette période. Il fallait intégrer tout ce qu'il s'est passé : les analyses, les interprétations qui ont été faites de ce livre et l'ouvrage de Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête a été important puisqu'il donnait la voix au peuple algérien. En relisant le livre, j'avais l'impression que Camus était conscient de la situation explosive qu'il y avait en Algérie et que ce livre en est peut-être le symptôme même s'il s'en est défendu après.

Vous faites, à plusieurs niveaux, vraiment œuvre de pédagogie. Quel a été le déclic de votre geste d'écriture en tant que scénariste ?
C'est le personnage de Meursault qui m'a accroché, plus que la philosophie de l'absurde de Camus. C'est l’antihéros total et qui est exactement le contraire de ce qu'on nous apprend à faire dans les écoles de scénario.

C'est un personnage opaque, mystérieux... On ne sait pas, il n'y a pas de psychologie, il n'y a pas de passé, il n'y a pas de présent, il n'y a pas de raison. Par conséquent, je voulais savoir si l'on pouvait cinématographiquement s'attacher à ce personnage sans le comprendre et sans qu'il soit sympathique.

François Ozon

franceinfo Culture

Meursault est un personnage pour qui tout se passe à l'intérieur de lui-même. C'est certainement le plus gros défi de lui donner vie à l'écran...
Oui... Je me suis lancé sans savoir si ça allait marcher ou pas. C'est en rencontrant le public, quand les gens me disent s'ils ont marché ou pas. C'était très expérimental finalement parce que c'est le contraire que l'on fait d'habitude. 

Si vous deviez décrire l'expérience d'adapter un grand classique comme "L'Étranger", qu'en diriez-vous ?
C'est beaucoup de pression : quand on adapte des œuvres pas connues ou une pièce mineure comme quand j'ai fait Huit femmes, c'est plus facile, on peut prendre plus de liberté. Là, je savais que j'étais attendu au tournant parce qu'il y a eu des millions de lecteurs et autant de metteurs en scène potentiels qui ont imaginé cette histoire, qui ont des idées très précises de ce que doit être le livre, de ce à quoi doit ressembler Meursault... Forcément, je prends un gros risque mais c'est un défi excitant.

Comme vous l'avez expliqué au public après la projection, c'est un risque artistique qui n'a pas été facile à financer. Pourquoi avez-vous persisté ?
J'avais envie de percer le mystère Meursault et cela m'a passionné de plonger dans l'histoire de la France, de la colonisation. Je trouve qu'il y a un non-dit total sur la France et l'Algérie, sur ce qui s'est passé. Il y a des films qui parlent de la guerre d'Algérie mais très peu de films qui parlent d'avant. C'était quoi l'Algérie française ? C'était primordial pour moi de décrire ces deux communautés qui vivaient côte à côte. Se plonger là-dedans, c'est une manière peut-être d'essayer de comprendre pourquoi il y a eu, après, cette guerre et ces relations si compliquées entre la France et l'Algérie.

Vous convoquez le texte de Camus à des moments clés du roman et de votre récit filmique. Pourquoi ceux-là ?
C'était évident pour moi, ce sont les moments que je préfère. Ce sont les plus beaux et les plus lyriques. L'écriture de Camus est assez froide, assez brutale et descriptive la plupart du temps sauf à ces moments lyriques. Je trouvais la langue sublime quand il parle "de briser l'harmonie du jour" ou de "la tendre indifférence du monde". Pour moi, c'était évident qu'il fallait l'entendre. Je trouvais intéressant que, tout d'un coup, la littérature et le cinéma se mélangent et apportent un regard différent sur ce qu'on a vu.

Comment arbitre-t-on sur certains mots quand on adapte un texte ? Par exemple, on parle de bière dans le livre et vous de cercueil, par exemple...
Comme l'asile [l'asile de vieillards à Marengo où meurt la mère de Meursault]. L'asile est une expression de l'époque qui renvoie aujourd'hui à "asile psychiatrique", on se dit ce sont les fous. Mais j'ai quand même gardé le terme parce que ça rend son geste un peu cruel : il met sa mère à l'asile et l'on s'imagine qu'elle est avec des fous. Mais peut-être que c'est ce qui faisait à l'époque pour les personnes retraitées. Je ne sais pas parce que je ne me suis pas renseigné sur le sujet d'un point de vue historique.

Qu'est-ce qui a été le plus difficile dans le processus d'écriture du scénario ?
J'écris seul mais j'ai travaillé avec Philippe Piazzo qui me renvoie la balle, qui lit et qui est un peu un "sparring partner" (partenaire d'entraînement). Moi, j'oublie ce qui est difficile une fois que c'est fini. Le scénario, c'est une étape, ce n'est pas le film. Le film, c'est quand les choses s'incarnent, c'est avec les acteurs. C'est donc le tournage, le montage, c'est une part de l'écriture.

Votre récit est en noir et blanc : la représentation de ce soleil, qui est incontournable dans ce livre, y est sublime. Comment avez-vous abordé ce volet lumière avec votre chef opérateur ?
Pour moi, l'Algérie française est une période en noir et blanc. Ça me semblait presque plus réaliste de tourner en noir et blanc d'autant plus qu'il y a ces archives par lesquelles je commence. Il y avait donc une espèce de continuité. J'avais aussi envie, même s'il y a beaucoup de couleurs qui sont décrites dans le livre de Camus, d'aller vers quelque chose de très épuré. Comme c'est un livre philosophique, le noir et blanc fonctionnaient bien. C'est une époque qui n'existe plus, qui a disparu et que je décris un peu comme une bulle du passé. Je trouvais que le soleil était plus fort en noir et blanc parce que l'on peut pousser les hautes lumières beaucoup plus fort. C'était une évidence avec le chef opérateur de travailler en noir et blanc.

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