L'édifiant documentaire "Soundtrack to a Coup d'Etat" revient sur la confiscation de l'indépendance du Congo, sur fond de jazz

Le réalisateur Johan Grimonprez documente, avec une rigoureuse minutie sur le fond et beaucoup d'audace sur la forme, les machinations politiques qui menèrent à l'assassinat du leader congolais Patrice Lumumba en 1961. L'occasion de mettre en lumière les liens d'alors entre jazz américain et remise en cause de l'autodétermination africaine.

Article rédigé par Laure Narlian
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 7min
Une image de "Soundtrack to a Coup d'Etat" de Johan Grimonprez, avec, au centre, Andrée Blouin, cheffe du protocole de Patrice Lumumba, dont on entend les mémoires dans le film. (LES VALSEURS)
Une image de "Soundtrack to a Coup d'Etat" de Johan Grimonprez, avec, au centre, Andrée Blouin, cheffe du protocole de Patrice Lumumba, dont on entend les mémoires dans le film. (LES VALSEURS)

"La musique est une arme", une arme d'émancipation, affirmait l'immense musicien et homme politique nigérian Fela Kuti. Mais elle peut aussi être une arme de diversion massive. Durant la guerre froide, les États-Unis firent du jazz leur arme secrète diplomatique, leur soft power à l'étranger, pour "conquérir le cerveau des hommes", selon le souhait du président Eisenhower. Le département d'État envoya notamment Louis Armstrong au Congo, afin de détourner l'attention du coup d'État en cours soutenu par la CIA.

C'est ce que raconte le foisonnant documentaire Soundtrack to a Coup d'Etat du Belge Johan Grimonprez, en salles mercredi 1er octobre (après une diffusion sur Arte au printemps dans une version écourtée de 20 minutes).

"Assassins !", "Enfoirés racistes !", "Ordures du Klu Klux Klan !" : rien ne va plus le 15 février 1961 au Conseil de sécurité de l'ONU. À la tête d'une soixantaine de manifestants très remontés, la chanteuse américaine Abbey Lincoln et le batteur de jazz Max Roach font irruption pour dénoncer l'assassinat survenu un mois plus tôt en Afrique du jeune leader congolais Patrice Lumumba, Premier ministre élu de la jeune République démocratique du Congo et héros de l'indépendance.

C'est sur cet épisode méconnu, mais aussi sur tout ce qui a précédé ce crime orchestré par les puissances coloniales, que revient ce passionnant documentaire récompensé à Sundance 2024 et au Fipadoc 2025, où l'on croise aussi bien Khrouchtchev, des cadors de la CIA et des jazzmen, que les battantes Nina Simone, Miriam Makeba et surtout Andrée Blouin, conseillère et cheffe du protocole de Patrice Lumumba.

Mines d'uranium dans le viseur

Constitué de centaines de documents d'archives, audio, vidéo, photos et de rares témoignages d'époque, c'est un film extrêmement dense, où la musique jazz tient une place de choix. Il y est question des dessous de l'élimination de Patrice Lumumba, homme politique congolais émancipateur qui aspirait à "libérer l'Afrique" du colonialisme et à construire des États-Unis d'Afrique, et avait arraché de haute lutte à la Belgique l'indépendance de son pays, proclamée le 30 juin 1960.

Sont examinés le rôle de l'ONU, de la CIA, de la Belgique et du Royaume-Uni dans cet assassinat, et les manigances pour neutraliser les aspirations à l'indépendance des pays africains, dans un contexte de guerre froide, alors que le dirigeant soviétique Nikita Khrouchtchev appelait de son côté à la décolonisation. "Si l'Afrique a la forme d'un revolver, alors le Congo en est la gâchette", disait Frantz Fanon.

Y sont rappelés les enjeux pour les États-Unis et le royaume belge que constituaient les mines congolaises, riches en uranium, indispensables pour fabriquer la bombe atomique. Et comment l'arrivée d'une quinzaine de nouveaux pays africains indépendants à l'ONU menaçait l'hégémonie des États-Unis, qui y faisaient la loi jusque-là.

Indépendance en trompe-l'œil

La confiscation des ressources par les puissances coloniales est rondement menée. Trois jours avant l'indépendance du Congo, le Parlement belge privatise la société Union minière, le moteur de l'économie congolaise. Est ensuite proclamée dans la foulée l'indépendance de cette même riche région minière regorgeant (jusqu'à aujourd'hui) d'uranium, cobalt et titane : le Katanga.

Et puis, il y a le jazz. La musique, celle de Max Roach, Nina Simone, Dizzy Gillespie, John Coltrane et quelques autres, prend une part très importante dans le montage habile, fluide et rythmé, du documentaire. Il montre à la fois l'engagement des musiciens de jazz et l'instrumentalisation de cette musique comme soft power par les États-Unis.

Louis Armstrong est ainsi envoyé par le Département d'État en tant qu'"ambassadeur de l'amour" au Congo pour faire diversion face au coup d'État en cours. Plus tard, ayant compris qu'il avait été manipulé, Armstrong menaça de renoncer à sa citoyenneté américaine et de s'installer au Ghana.

Nid d'espions

Au fil de ce récit implacable, on va de révélation en révélation. Le MoMA (Musée d'art moderne de New York) était alors un nid d'espions, son président William Burden était un agent de la CIA et actionnaire de l'industrie minière du Katanga, avant d'être nommé ambassadeur des États-Unis à Bruxelles. Le même qui déclarait : "Lumumba était une vraie plaie. Il est tout à fait évident que la solution pour s'en débarrasser était l'assassinat politique."

D'autres déclarations d'époque font bondir, comme celle du Premier ministre belge Gaston Eykens, qui évoque "une mission de civilisation pour le bien d'un peuple sous-développé dont le salut et l'élévation dépendent tellement des Blancs et des Belges".

Certains doubles langages écœurent, à commencer par celui du président américain Eisenhower qui défend à la tribune de l'ONU le droit des Congolais à "construire leur pays dans la paix et la liberté" sans "ingérence d'autres nations dans leurs affaires internes"... et ordonne manifestement trois jours plus tard l'empoisonnement de Patrice Lumumba. Celui-ci mourra à 35 ans, le 17 janvier 1961, six mois après la proclamation d'indépendance du Congo.

Paroles et musique

Au début, la narration de Soundtrack to a Coup d'Etat semble partir dans tous les sens. Il faut tenir. Car ce film est à progression lente, comme le poison lent du cynisme et de la prédation qu'il raconte, et peu à peu, tout fait sens. D'une précision diabolique, avec des témoignages accablants et des documents de première main étayés de nombreuses citations affichées à l'écran qui renseignent sans blabla, ce documentaire édifiant est aussi un ovni sur la forme.

Impressionniste, poétique, parfois même drôle avec une grande finesse, il s'avère totalement bouleversant lorsque convergent admirablement images et musique. Comme cette séquence poignante où l'on voit Patrice Lumumba accueilli à sa descente d'avion par ses amis qui l'étreignent et l'embrassent alors que résonne Wild Is the Wind de Nina Simone.

L'affiche du documentaire "Soundtrack to a Coup d'Etat" de Johan Grimonprez. (LES VALSEURS)
L'affiche du documentaire "Soundtrack to a Coup d'Etat" de Johan Grimonprez. (LES VALSEURS)

La fiche

Genre : Documentaire
Réalisation : Johan Grimonprez
Avec : Patrice Lumumba, Andrée Blouin, Dizzy Gillespie, Louis Armstrong, Nikita Khroutchev...
Pays : Belgique, France, Pays-Bas
Durée : 2h30
Sortie :
1er octobre 2025
Distributeur : Les Valseurs
Synopsis : Jazz, politique et décolonisation s'entremêlent dans ce grand huit historique qui révèle un incroyable épisode de la guerre froide.

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